Les entretiens imaginaires. Série 3 : La métamorphose de l’État

L’émergence de l’État a été absolument déterminante pour le parcours ultérieur de l’humanité. Dès son apparition et pendant des millénaires, l’État a été essentiellement un outil de domination et d’exploitation des populations au bénéfice de minorités gouvernantes. Toutefois, depuis le XVIIIe siècle, certains s’efforcent d’en changer complètement la nature pour en faire un outil d’émancipation et de développement. Cette troisième série d’entretiens imaginaires explore cette métamorphose et le défi colossal qu’elle représente. Les entretiens sont toujours conduits par mon alter ego fictif, Philippe. Mon objectif est à nouveau d’offrir des textes à la fois brefs, interreliés et empruntant la forme dynamique d’une conversation.

Entretien numéro 20
Une configuration internationale favorable à la
transition vers le développement durable

« Les États ne sauraient s’inscrire pleinement dans le développement durable sans une coopération internationale favorisant une gestion commune des biens publics mondiaux et un codéveloppement. Mais cela est-il concevable alors que la rivalité entre les grandes puissances s’exacerbe et que les inégalités entre les peuples s’accentuent? » Vingtième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 19
Les conditions sociopolitiques d’un nouveau contrat social

« Le passage à un développement durable suppose l’établissement d’un nouveau contrat social. Mais l’appel à un New Deal vert a-t-il des chances d’être entendu dans notre contexte où les populistes et les extrémistes des luttes identitaires sèment la méfiance et la division? » Dix-neuvième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 18
L’État, pilote d’un développement durable

« Le type de reprise à envisager après la pandémie de Covid-19 interpelle. Compte tenu de la crise climatique qui frappe à nos portes, certains plaident pour un virage vers un modèle de développement fondé sur le développement durable. Quelles seraient les caractéristiques d’un tel modèle? Et quel rôle l’État devrait-il assumer pour sa mise en œuvre? » Dix-huitième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 17
Crise de l’État et offensive néolibérale

« Les années 1970-1980 ont été marquées par une crise économique structurelle profonde. Les néolibéraux en ont attribué la cause à l’interventionnisme étatique. Quelle a été leur influence effective? Les États ont-ils véritablement battu en retraite face aux marchés? Qu’en est-il du soi-disant retour que ces mêmes États seraient à opérer? » Dix-septième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 16
L’État social régulateur

« Dans l’après-deuxième-guerre-mondiale un nouveau modèle de développement économique et social s’impose dans les pays occidentaux. Il va permettre une forte croissance et une répartition plus équitable de la richesse produite. Quel rôle l’État a-t-il joué dans sa mise en place et par quels dispositifs en a-t-il assuré le bon fonctionnement? » Seizième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 15
L’État totalitaire

« Soulevant un enthousiasme considérable, les révolutions russe et chinoise ont profondément marqué le XXe siècle. S’appuyant sur l’interprétation marxiste de l’histoire, elles ont cherché à opérer une rupture complète et définitive avec le passé et à instaurer une liberté et une égalité parfaites. Comment expliquer qu’elles aient plutôt accouché d’un totalitarisme foncièrement inédit, qui supprime les libertés individuelles et étend le pouvoir de l’État aux dimensions de la société? » Quinzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 14
L’État-nation

« L’Indépendance américaine et la Révolution française ont inauguré l’ère des États-nations. La revendication nationale pourra exceptionnellement compter sur une identité culturelle et politique préexistante, mais l’unité politique devra le plus souvent être construite, et l’individualité culturelle maintes fois considérablement renforcée. Quelle a été la nature de ce mouvement des nationalités? Quels ont été ses moments forts et ses conditions de succès? » Quatorzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 13
La démocratie représentative

« L’État démocratique moderne prétend faire prévaloir la souveraineté populaire. Mais les droits de vote et d’éligibilité ont été au départ réservés aux élites. Comment leur élargissement s’est-il opéré et pourquoi la participation citoyenne aux institutions a-t-elle été essentiellement circonscrite au choix de représentants plutôt que de pouvoir se manifester directement? » Treizième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 12
La souveraineté populaire

« Références majeures, les révolutions américaine et française se sont toutes deux réclamé de la souveraineté populaire pour assurer leur légitimité politique. Mais alors que les Pères fondateurs américains ont réussi à créer des mécanismes constitutionnels permettant d’appliquer ce principe, les révolutionnaires français y ont échoué. Comment expliquer ce contraste entre les deux parcours? » Douzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 11
Une nouvelle conception du pouvoir : le libéralisme politique

« Aux XVIe et XVIIe siècles, on assiste à une importante centralisation du pouvoir dans la plus grande partie de l’Europe occidentale. La Hollande et l’Angleterre vont cependant échapper aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire. Comment expliquer ces deux parcours exceptionnels? Quelle conception du pouvoir et de la relation entre gouvernants et gouvernés les Néerlandais et les Anglais vont-ils élaborer? » Onzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 10
L’institution d’un nouveau type de souveraineté en Europe occidentale prémoderne

« À compter des XIIIe et XIVe siècles, les monarchies prennent leur essor en Europe occidentale. Elles reconcentrent l’autorité publique, gagnent leur autonomie à l’égard des structures sociales, monopolisent l’action dans les domaines de la guerre et de la justice, et mettent en place une fiscalité d’État. Quelle sera l’ampleur de leur pouvoir et comment vont-elles le légitimer? » Dixième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 9
L’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne

« Après avoir été économiquement quasi isolée entre le Ve et le XIIe siècle, l’Europe se réinsère graduellement dans les réseaux d’échange continentaux grâce à l’action des villes maritimes italiennes comme Venise et Gênes. Plus tard, au XVIe siècle, c’est l’ensemble de l’Europe occidentale qui est touché par l’essor économique majeur suscité par les Grandes découvertes. Comment se sont opérées ces ouvertures et quels ont été leurs effets sur l’ordre social, politique et intellectuel qui s’instaure à partir de la Renaissance? » Neuvième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 8
Le polycentrisme de l’Europe occidentale prémoderne

« Le parcours politique suivi par l’Europe occidentale prémoderne a été notablement distinct de celui qui a été effectué par les autres grandes régions de l’Eurasie. Il a été particulièrement marqué par l’absence d’unification : de nombreux pouvoirs concurrents ont coexisté depuis l’Antiquité jusqu’à l’Europe des monarchies, en passant par la féodalité. Comment expliquer cette singularité qui va offrir ultérieurement des conditions facilitantes aux développements caractéristiques de l’État démocratique moderne? » Huitième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 7
Le modèle républicain romain

« Du Ve au Ier siècle avant notre ère, les Romains ont gouverné leur cité-État comme une affaire publique et collective, une Res publica. Ce républicanisme va marquer l’histoire politique occidentale, influençant tout autant les médiévaux que les modernes. Comment cette Rome républicaine a-t-elle évolué et quels ont été ses principaux apports en matière de pensée politique? » Septième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 6
L’exception grecque

« La Grèce de l’époque classique s’est fortement distinguée des puissances asiatiques qu’elle avoisinait sur les plans politique et idéologique. Dirigées par les citoyens et fonctionnant à leur service, les institutions civiques y ont été garantes d’un espace libre permettant l’éclosion de la pensée positive et critique. Comment expliquer cette singularité? » Sixième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 5
L’État, c’est la civilisation

« La plus grande partie de ce qui compose aujourd’hui le patrimoine matériel, intellectuel, artistique, spirituel et social de l’humanité a été constituée dans les sociétés à État. Quel rôle l’État a-t-il précisément joué dans la réalisation des diverses avancées? » Cinquième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 4
L’État, c’est la guerre

« La guerre est présente depuis les toute premières sociétés. Mais elle varie dans ses principes et ses formes selon le type de société. Les raids éclairs menés par de petites bandes de guerriers ont bien peu à voir avec les razzias visant à s’emparer d’un butin et à capturer des esclaves. Qu’en est-il des guerres de conquête qui sévissent depuis l’apparition de l’État? » Quatrième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 3
L’instauration de l’État

« Les premiers États ont été instaurés dans le cadre de la Révolution urbaine. Qu’en est-il de cette révolution? Quels sont les facteurs de nature environnementale et sociopolitique qui ont permis au prince d’éliminer les contre-pouvoirs, de contrôler les élites et d’assujettir le peuple? » Troisième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 2
Les résistances à l’émergence de l’État

« En raison de ses conséquences fâcheuses sinon funestes, les populations ont résisté pendant fort longtemps à la formation de centres urbains où pourront être érigés des États. Quelles sont ces conséquences? De quelle manière ont-elles affecté le processus de néolithisation? Et comment ont-elles été généralement surmontées? » Deuxième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Entretien numéro 1
La Révolution néolithique : une condition à l’émergence de l’État

« Les premiers États n’émergent que tardivement dans l’histoire de l’humanité. Ils n’apparaissent qu’à partir du IVe millénaire, soit après la profonde transformation opérée par la Révolution néolithique. Qu’en est-il de cette révolution qui a posé les bases sur lesquelles ont été ultérieurement fondés les États? » Premier d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant la métamorphose de l’État et le défi colossal qu’elle représente.
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Série 2. Entretien numéro 7.

Surmonter les crises et amorcer les transitions

Philippe : Louis, d’après vous, la transition vers un ordre postmoderne suppose de passer au-delà de l’État-nation tout autant que de l’économie capitaliste. Le dépassement de l’État-nation vous apparaît du reste comme un prérequis à la mise en œuvre de quelques-uns des principaux moyens pouvant favoriser le dépassement du capitalisme. Non pas que l’État-nation doive disparaître. Dans un avenir concevable, il devrait selon vous demeurer essentiel en raison de sa taille et de ses assises historiques et culturelles. Mais certains de ses caractères fondamentaux devraient être profondément modifiés. D’une part, l’idéal chimérique et néfaste d’une population culturellement homogène devrait être abandonné. L’État-nation doit être à même de satisfaire les demandes de reconnaissance qui émanent de sociétés qui seront de plus en plus métissées et différenciées. D’autre part, le principe de souveraineté doit être amendé. Les problèmes majeurs de nature économique, environnementale et sécuritaire auxquels l’humanité est confrontée ne sauraient être résolus sans la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et l’instauration d’une pratique de collaboration active entre ces ensembles. Quelles pourraient être les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale? 

Louis : Considérons d’abord le type d’institutions qui pourrait convenir à des ensembles régionaux. À cette échelle, nous disposons de l’expérience de l’Union européenne, dont nous pouvons tirer profit. L’Union européenne s’est construite essentiellement comme un grand marché, garantissant la libre circulation des biens, des capitaux et des travailleurs. Au départ, on a loué ses fondateurs qui avaient eu la sagesse de procéder graduellement, en commençant par la mise en place d’un marché commun. Cependant, sans politiques fiscales, budgétaires et sociales communes, elle a connu ultérieurement une évolution passablement chaotique, et souffre d’une faible légitimité. La plupart des décisions importantes exigent l’unanimité des pays membres et le Parlement européen est cantonné dans un rôle secondaire. Bien sûr, des accords inter-gouvernementaux sont conclus lorsque les préférences de tous et chacun des gouvernements s’accordent. Mais il n’y a pas de véritable délibération publique et contradictoire permettant que s’affrontent et évoluent les diverses opinions qui coexistent à l’intérieur des différents pays, et qu’émerge ainsi une vision partagée d’un possible intérêt communautaire. Il serait donc souhaitable que les ensembles régionaux soient dotés d’assemblées représentatives transnationales à qui serait délégué le soin de débattre et d’adopter des politiques communes de nature économique, sociale, environnementale et sécuritaire. Conformément au principe de subsidiarité, les institutions régionales n’interviendraient que dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres. Et comme nous en avons discuté auparavant, la mise en œuvre des politiques communes pourraient être notamment confiée à des réseaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales œuvrant sur le territoire concerné.

: Que devrait-il en être sur le plan mondial?

: On ne peut qu’espérer que les États, à commencer par les plus puissants, apprennent graduellement à s’inscrire dans une communauté de responsabilité à l’échelle mondiale et à se comporter comme des dépositaires de la survie de la planète, de son développement et des valeurs construites comme universelles. Le système multilatéral actuel est déficient et défaillant. Il existe une constellation d’organisations intergouvernementales : plus de 500 officiellement reconnues et plusieurs milliers qui bénéficient d’un statut semi-officiel ou consultatif. Chargées de missions qui se recoupent fréquemment, ces organisations coexistent de façon plutôt désordonnée. Enfin, et surtout, elles sont régies par des règles de prise de décision rigides qui, fondées sur le consensus, accordent à chaque État un droit de veto. Il est donc essentiel de sortir du cadre existant afin de disposer d’organisations internationales plus représentatives et capables de gérer les biens publics mondiaux, qu’ils concernent la protection de l’environnement, la santé des populations, la stabilité du système financier international, la résolution pacifique des conflits ou le développement de la recherche et la production de nouveaux savoirs. Par ailleurs, plutôt que de rester à attendre que tous les pays, notamment les plus puissants, soient d’accord pour avancer, on pourrait conclure des traités de codéveloppement entre les ensembles régionaux prêts à coopérer pour réorganiser la mondialisation sur d’autres bases.

: La poursuite d’objectifs ambitieux par une communauté d’États, qu’elle soit à dimension régionale ou mondiale, suppose sans doute que les populations de ces États reconnaissent la légitimité de la communauté en question et acceptent de lui transférer les ressources nécessaires à son action. Est-ce imaginable?

: La question se pose en effet. La solidarité, la confiance, l’entraide, la réciprocité et la coopération ne naissent pas spontanément. Ces dispositions, qui sont à la base d’un tissu social solide et qui constituent ce que l’on peut qualifier de capital social, se construisent dans le temps, à travers des pratiques historiques concrètes qui en démontrent les possibilités et les avantages. Mais pour que de telles pratiques puissent graduellement s’instaurer, une condition apparaît essentielle, celle d’une appartenance commune. Non pas une identité commune, mais le fait qu’une vaste majorité reconnaisse que, bon gré mal gré, elle appartient à une même communauté. Une fois constitué, le capital social se reproduit par le biais du vécu et du processus de socialisation. Il en a été ainsi dans le cas de plusieurs nations qui ont acquis une certaine longévité, et où les gens acceptent aujourd’hui un prélèvement de 50 % ou plus de leurs revenus afin d’assurer à tous leurs concitoyens un minimum de ressources financières et un accès à des services publics de qualité. 

: Et il vous semble possible que des sentiments d’appartenance régionale ou même mondiale croissent, favorisant le développement d’un capital social à leur dimension?

: Oui, malgré les forts vents contraires, je crois que cela est possible. Il est évident qu’un tel espoir apparaît aujourd’hui beaucoup plus chimérique qu’il y a vingt ans, alors que l’on pouvait envisager l’avènement d’une société mondiale ouverte. L’heure n’est plus à l’ouverture, mais au repli et au durcissement identitaire et autoritaire. De nombreuses sociétés sont moins inclusives, et l’ordre international est fragilisé. On a l’impression d’assister à une décomposition des appartenances et des solidarités existantes et non à l’affirmation de nouvelles. Pourtant, pour vraisemblable qu’il soit, ce diagnostic peut être trompeur. On ne saurait le considérer comme un pronostic ou une prévision fiable de l’évolution à venir. Les circonstances évoluent parfois rapidement, et des retournements de situation sont toujours possibles. Il semble en être ainsi avec l’actuelle pandémie du coronavirus qui pourrait précipiter certains changements. En Europe, l’Union européenne s’est montrée capable d’assurer une relance économique commune et de renforcer la solidarité communautaire par une mutualisation des dettes nationales. Les extrêmes droites et les gouvernements ultra-conservateurs autoritaires auront sans doute plus de difficultés à s’y faire entendre. D’autres facteurs pourraient à terme favoriser les forces progressistes. Face à la crise sanitaire, de nombreux pays ont réussi à protéger au mieux leur population et à soutenir leur économie. En comparaison, la pitoyable gestion opérée aux États-Unis comme au Brésil aura révélé toute la turpitude des Trump et Bolsonaro de ce monde. En Chine, en raison de ses dissimulations, le parti communiste a aussi vu son image se dégrader. En outre, le régime, dont la légitimité repose sur ses réussites économiques, pourrait souffrir d’une crise qui s’approfondirait. 

: De telles éventualités ne sont tout de même pas suffisantes pour amorcer une transition vers un ordre postmoderne. Au fil de nos six derniers entretiens, nous avons examiné cinq voies qui pourraient nous conduire au-delà du capitalisme et de l’État-nation. Nous avons successivement traité de l’établissement d’impôts progressifs sur la propriété, de la généralisation de la cogestion des grandes entreprises privées, d’un recours aux entreprises publiques et aux entreprises sociales, de la constitution d’ensemble régionaux et de la rénovation du système international. Comment peut-on imaginer que nos sociétés s’engagent effectivement dans de telles voies? 

: L’histoire nous enseigne que les changements majeurs de trajectoire sont le plus souvent le fruit de luttes sociales et politiques entamées à l’occasion de crises sévères, et porteuses d’idées nouvelles. Pour de multiples raisons, dont la peur de l’inconnu et la crainte de perdre leurs biens, les humains sont généralement réfractaires au changement. Cependant, en raison de leurs effets dévastateurs, les crises d’envergure sont en mesure de les pousser à sortir d’un statu quo qui n’est plus tolérable. Une crise économique systémique, qui, contrairement à ce qui s’est produit en 2008, irait jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, serait de ce type. Et, bien sûr, la crise environnementale qui se profile en sera sans aucun doute.

P : Quelles réactions peut-on imaginer?    

L : Il n’y a pas d’automatisme. Une crise économique d’ampleur colossale pourrait tout autant susciter un important repli protectionniste que la mise en œuvre de dispositifs de coordination des politiques macroéconomiques sous l’égide d’institutions internationales, anciennes ou nouvelles. Les méfaits de la crise écologique mondiale risquent de mettre en péril la cohésion et la solidarité sociale, semant un désordre pouvant aller jusqu’au chaos dans les pays les plus vulnérables. Mais ces mêmes méfaits peuvent tout aussi bien constituer un puissant stimulant poussant sinon à abandonner tout au moins à reconfigurer le système économique capitaliste, afin qu’il cesse de faire fi des contraintes écologiques. Les crises majeures aujourd’hui prévisibles peuvent ou bien nourrir l’hostilité entre les pays, ou bien les inciter à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement.

P : Et qu’est-ce qui peut faire en sorte que ce soit le scénario d’ouverture, de coopération et de dépassement qui l’emporte plutôt que le scénario de repli, d’hostilité et de régression?

L : Le dénouement d’une crise dépend des forces en présence, de leurs objectifs, de leur stratégie, de leur capacité à orienter et à mobiliser les espoirs et à solliciter les énergies collectives. Pour que le scénario optimiste se réalise, il faut que les forces de changement convergent vers un programme commun et qu’elles parviennent à former de larges alliances. Dans le contexte actuel, on ne saurait imaginer que cette tâche soit assumée par un parti révolutionnaire, comme il en a parfois été antérieurement. Les acteurs collectifs, dont des partis politiques ouverts aux changements envisagés, seront nécessairement multiples : des mouvements sociaux, mouvements féministes, mouvements écologiques, mouvements culturels et mouvements régionalistes; des syndicats; des groupes populaires et communautaires; des associations de toutes sortes qui mobilisent les individus, qui produisent de la confiance et de la coopération, et qui permettent l’émergence de nouvelles valeurs. L’enjeu est d’amener ces groupes à dépasser les luttes sectorielles pour se forger une perception commune et globale des problèmes et arrêter de concert des stratégies permettant de les résoudre. 

P : Le premier combat à engager est donc de nature idéologique, il doit se mener sur le terrain des idées. 

L : Tout à fait. Pour que les voies de changement envisagées soient un jour empruntées, il faut conscientiser la population, gagner l’opinion publique, exercer une pression sur les partis politiques et les élus afin que soient adoptées des mesures contribuant à l’évolution graduelle des institutions et de la culture politiques. Heureusement, de nombreuses organisations nationales et internationales œuvrent déjà en ce sens. Pour terminer notre conversation, je me permets de donner en exemple une organisation scientifique internationale à laquelle j’ai collaboré pendant quelques années, le Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC). Comprenant une vingtaine de sections nationales, le CIRIEC a tissé un réseau de plusieurs centaines d’entreprises, de chercheurs et de praticiens intéressés à l’économie solidaire. Ces différents acteurs sont tous engagés dans l’investissement et la production socialement responsables. Cherchant à opérer un véritable renouvellement idéologique, plusieurs d’entre eux militent pour une transformation radicale du système économique existant en prenant appui sur l’action des entreprises collectives. La vitalité de tels groupes peut sans doute contribuer à l’affirmation d’une volonté de changement.  

Série 2. Entretien numéro 6.

Dépasser l’État-nation

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a permis de compléter un examen succinct des voies qui peuvent vraisemblablement conduire à une réorganisation de la répartition de la richesse et des rapports de propriété, une réorganisation qui favoriserait le dépassement de la propriété privée et, par là même, du capitalisme. Concernant la répartition de la richesse, il s’agirait selon vous de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous comptez sur la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Vous insistez particulièrement sur les contributions potentielles des entreprises publiques et des entreprises sociales à la prise en compte du long terme et à la création des conditions d’un développement économique durable, ainsi qu’à la régulation économique qui pourrait être effectuée tant sur le plan national, régional que mondial. Toutefois, la question se pose de savoir s’il est possible d’emprunter ces diverses voies de manière effective. Je vous relance cette question, sur laquelle nous nous sommes laissés la dernière fois. 

Louis : Certaines des voies explorées peuvent être adoptées sans trop de difficultés par des États désireux de le faire. Il en est ainsi de la cogestion des entreprises privées qui peut très bien fonctionner dans un pays unique, comme l’Allemagne ou la Suède le démontrent depuis nombre d’années. Et comme on l’a vu avec l’exemple québécois, il en est de même de la mise à contribution d’entreprises publiques et d’entreprises sociales dans la régulation d’une économie nationale et la mise en œuvre de politiques de développement économique. À l’inverse, il est évident que la régulation d’une économie régionale ou mondiale ne saurait être le fait d’un seul État. Or, comme nous l’avons vu, un État isolé peut difficilement protéger son économie dans un contexte de mondialisation. Quant à l’impôt progressif sur la propriété, son instauration dans des pays de petite et moyenne taille pourrait provoquer des effets pervers, de riches citoyens étant susceptibles de renoncer à leur nationalité pour relocaliser leur patrimoine ailleurs dans le monde. De plus, un tel impôt ne saurait être pleinement recouvré sans que soient partagées les informations touchant les détenteurs ultimes des actifs financiers émis dans les différents pays. Tout compte fait, un profond remaniement de la répartition de la richesse et des rapports de propriété suppose d’une part, la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et d’autre part, une collaboration entre ces ensembles. Quelles que soient les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale, il est clair qu’elles auront pour corollaire la réduction des marges de manœuvre de chacun des pays.

: Les coopérations envisagées impliquent donc une perte de souveraineté nationale.

: C’est tout à fait juste. Et votre remarque nous mène à la question du dépassement de l’État-nation, qui, je le rappelle, constitue la deuxième condition indispensable à une transition vers un ordre postmoderne. L’État n’est pas une invention récente. Les premiers États apparaissent à partir du IIIe millénaire avant notre ère. Les royaumes et les empires ont tous été fondés sur l’existence d’un pouvoir séparé de la société, un pouvoir qui repose sur l’organisation d’une force et qui est tenu pour légitime. Et ce pouvoir a toujours disposé d’organisations spécialisées lui permettant d’assumer des fonctions de diverses natures, militaire, de police, administrative, judiciaire, fiscale, d’intendance et idéologique. Néanmoins, l’État qui prend son essor en Europe au cours du XIIIe siècle présentera progressivement des caractéristiques qui le distingueront nettement des formes étatiques antérieures. Ce sera un État souverain. L’État moderne jouira d’une autorité souveraine dans sa propre sphère d’action, où il ne connaîtra aucune autorité, politique ou religieuse, qui lui soit supérieure et qui viendrait le légitimer. Cet État possèdera un caractère abstrait ou impersonnel, se distinguant clairement de la personne des gouvernants. Par ailleurs, le pouvoir étatique sera limité, soumis au droit qui l’organise et le réglemente, interdisant ainsi les mesures arbitraires et assurant aux citoyens des droits défensifs qu’ils peuvent faire valoir vis-à-vis de l’appareil d’État. L’État moderne sera enfin démocratique, garantissant la participation citoyenne dans le choix des gouvernants, mais également dans le débat public.

: Et qu’en est-il de l’État-nation?

: La nation est une forme de communauté d’un type nouveau. Elle a partie liée avec la modernité. Elle s’élève au-dessus de la famille, de la parenté, du clan et de l’ethnie, réinscrivant les identités et les solidarités anciennes dans un nouveau cadre. La nation est le fruit d’une longue construction politique. Bien sûr, sa création vient s’étayer sur des bases préexistantes, mais ces bases sont à elles seules insuffisantes pour former des nations, et a fortiori des États nationaux. Du XIIIe au XVIIIe siècle, en Europe, les sentiments d’appartenance nationale se sont développés, se nourrissant, entre autres, des rivalités entre les différents centres dynastiques. Mais c’est à partir du début du XIXe siècle, que s’érige et s’institutionnalise pleinement la nation comme communauté politique. Le processus de formation d’États nationaux a connu certains moments forts. Ainsi, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’effondrement des grands empires multinationaux d’Europe centrale et orientale va le favoriser. Il en sera de même à l’occasion de la décolonisation des années 1950 et 1960, puis lors de l’éclatement de l’Empire soviétique, alors que de nombreuses nationalités vont se constituer en espaces souverains et accéder à la communauté des nations. Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de territoires qui ne soient occupés par l’un ou l’autre des 197 États-nations reconnus. 

: On peut donc dire qu’à présent, c’est avant tout au sein d’un État-nation que la très grande majorité des humains se forgent une identité commune, façonnent leur culture et construisent leurs solidarités. 

: Certainement. Que le lien national ait précédé l’État ou qu’il ait été pour l’essentiel le fruit de son action, il a fourni et il fournit toujours le cadre permettant aux citoyens d’assurer leur identité culturelle et de réaliser les choix de société qu’ils souhaitent se donner. Loin d’être un obstacle à la démocratie, l’État-nation a été une condition de la vie démocratique. Car la pratique démocratique ne peut s’enraciner sans le préalable de la conscience qu’une population doit avoir de son existence en tant que communauté de destin. Toute discussion démocratique sur l’organisation du vivre-ensemble et sur la gestion des affaires communes suppose une identité partagée. Toutefois, cette identité collective ne doit pas forcément s’appuyer sur une provenance commune, ethnique, linguistique ou culturelle, de tous les citoyens. Elle peut tenir à une culture politique commune. La citoyenneté démocratique requiert une appartenance et une culture politique communes, et non une provenance commune. 

: D’autre part, toutes les nations ne disposent pas d’un État souverain. 

L : En effet. Un monde de nations homogènes ne saurait exister. Comme le siècle dernier nous l’a démontré, tenter de redessiner la carte politique du monde selon les limites nationales ne saurait conduire qu’à l’expulsion ou l’extermination massive des minorités. Étant donné la répartition réelle des peuples, presque tous les États sont multinationaux. Aussi, le plus souvent, les États-nations n’ont-ils pu se donner une homogénéité culturelle qu’au prix de l’oppression et de l’exclusion de minorités nationales. Et la menace d’un nationalisme étroit, xénophobe et agressif subsiste toujours. Mais les choses peuvent évoluer. Marquées par la diversité croissante des modes de vie, des groupes ethniques, des confessions religieuses et des visions du monde, certaines sociétés s’éloignent graduellement du modèle de l’État-nation à population culturellement homogène. À l’égal des autres citoyens, les membres des minorités nationales exigent de plus en plus une pleine reconnaissance. On ne saurait répondre à une telle exigence en faisant simplement abstraction des différences dans le but d’assurer un traitement totalement égal entre les personnes. Il faut, d’une part, joindre à l’égalité de traitement l’égalité des chances, ce qui suppose souvent la nécessité d’appliquer des mesures d’action positive, qui vont au-delà de l’interdiction de la discrimination. D’autre part, les revendications identitaires touchent le respect de l’intégrité individuelle, mais également la protection des traditions culturelles et des modes de vie qui sont à la source de l’identité. 

: Le pluralisme culturel et les revendications identitaires ne conduisent-ils pas inéluctablement à la fragmentation de l’État-nation? 

: Je ne crois pas. Certes, toute communauté politique doit maintenir une culture publique commune. Mais cette culture n’est pas immuable. Les demandes de reconnaissance de la part des groupes minoritaires peuvent participer à la redéfinition de ce qui lie la communauté et fait sa particularité. Certains éléments de la culture publique commune peuvent s’avérer non négociables et exiger le respect de tous, l’égalité des sexes par exemple. Cependant, d’autres éléments, qui constituent des entraves à l’égal respect ou à l’estime de soi, doivent être transformés pour que tous puissent bénéficier des droits et libertés. En ce qui concerne les minorités nationales, il existe plusieurs voies institutionnelles pour parvenir à une inclusion respectueuse des différences: arrangements fédéraux ou à caractère asymétrique, décentralisation des compétences, octroi de l’autonomie culturelle, etc. Évidemment, il y a aussi la possibilité de sécession. Mais la sécession ne peut prévaloir que pour des minorités qui atteignent une certaine taille et qui jouissent d’une concentration spatiale. Et, manifestement, une sécession génère dans la plupart des cas de nouvelles minorités.

: L’État-nation doit donc se redéfinir pour s’adapter à des sociétés de plus en plus métissées et différenciées. Est-ce là le seul sens que vous attachez à son dépassement?

: Non. Car l’État-nation est confronté à des enjeux majeurs tout autant sur le front externe que sur le front interne. Jusqu’à tout récemment, les relations internationales n’étaient qu’une confrontation de souverainetés réglée par des rapports de force ou, au mieux, par un respect mutuel qui s’exprimait dans la non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays. Chaque État revendiquait sa souveraineté, soit son pouvoir de créer son ordre propre sans avoir à rendre compte à quiconque au-dehors. Bien sûr, la souveraineté n’a jamais été absolue. Les États devaient par exemple consentir quelques pertes de souveraineté pour respecter leurs obligations internationales et les traités qu’ils avaient signés : quelque 35 000 traités depuis 1945. Mais à l’heure actuelle, la souveraineté est mise en cause par l’irruption de problèmes inédits. Des problèmes assurément liés à l’accélération d’une certaine mondialisation, mais qui touchent également toute une série de questions, dont la protection de l’environnement n’est pas la moindre. La résolution de ces problèmes, ainsi que le dépassement du capitalisme qu’elle suppose, impliquent l’instauration de nouvelles formes de coopération de nature régionale et mondiale. 

: Pour autant, il ne s’agit pas de faire disparaître l’État-nation. 

: Absolument pas. Cela ne m’apparaît ni possible, ni souhaitable. Aussi loin que notre regard peut porter, il me semble que l’État-nation va demeurer essentiel en vertu de sa taille tout autant que de ses assises historiques et culturelles. Mais il faut aller au-delà en constituant des ensembles régionaux et en assurant la collaboration entre ces ensembles. 

Série 2. Entretien numéro 5.

L’apport des entreprises publiques et des entreprises sociales au dépassement du capitalisme

Philippe : Louis, nous en sommes toujours à la question du dépassement du capitalisme. Un dépassement qui suppose, à votre avis, d’aller au-delà de la propriété privée, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Nous avons exploré trois avenues complémentaires pouvant favoriser la réorganisation des rapports de propriété, soit la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Les entreprises publiques et les entreprises sociales pourraient, selon vous, devenir le pivot de la transition vers une économie au service d’un ordre postmoderne. En raison de leurs caractéristiques, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt collectif ou général, ces entreprises peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tant sur le plan national, régional que mondial. Comme vous l’avez vous-même suggéré à la fin de notre dernier entretien, je vous propose que nous examinions plus à fond ces contributions potentielles. 

Louis : Bien. Commençons par la prise en compte du long terme, et la création des conditions d’un développement économique durable. Pour illustrer ce type de contribution, on peut reprendre l’exemple du secteur financier québécois. Le Québec dispose d’un écosystème financier singulier, composé d’un ensemble d’acteurs qui collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. Ces acteurs sont divers et multiples : sociétés d’investissement en capital privé, banques, coopératives financières, institutions s’adonnant à la finance solidaire et responsable, fonds d’investissement à caractère public. Ils sont regroupés au sein d’un même réseau, qui constitue une chaîne d’investissement qui dote le Québec d’un marché de capital de risque et de capital de développement très important, le deuxième au monde par rapport à son PIB. Et au centre de ce réseau, se trouvent les fonds d’investissement à caractère public. Investissement Québec, un fonds détenu par l’État québécois qui offre aux entreprises des prêts, des garanties de prêts, et de l’investissement en capital-actions. La Caisse de dépôt et placement du Québec, un investisseur institutionnel de long terme qui gère des régimes de retraites et d’assurances publics et parapublics. Le Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN, deux fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population en vue de la retraite. Profitant de mesures fiscales appliquées par les gouvernements fédéral canadien et québécois, ces fonds syndicaux visent le maintien et la création d’emplois au moyen d’investissements.

P : Ces fonds à caractère public jouent donc un rôle moteur. 

L : Absolument. Disposant d’importantes ressources et d’une expertise reconnue, ils œuvrent de concert à la mobilisation des différents acteurs, au montage des projets et à l’atténuation des risques. À l’encontre des pratiques financières dominantes, ils assurent aux entreprises un capital patient et les accompagnent dans leur développement. Non seulement ils stimulent ainsi l’économie québécoise, mais ils participent à l’inscrire graduellement dans une perspective de développement durable. Car, se réclamant de la finance socialement responsable, ils visent à conjuguer la pertinence sociale, la responsabilité environnementale et l’efficacité économique. 

: Des entreprises publiques ou sociales intervenant dans d’autres domaines que la finance sont-elles susceptibles de fournir un apport de même type?

: Bien sûr. Pensons, par exemple, à Hydro-Québec, qui est responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec. Depuis les années 1960, cette entreprise publique a joué un rôle fondamental dans l’essor de l’économie québécoise, en fournissant une énergie abondante et bon marché, et en réalisant une proportion importante des investissements qui se font sur le territoire. Produisant une énergie renouvelable à près de 100 %, avant tout grâce à l’hydroélectricité, elle a en outre permis au Québec d’opérer relativement tôt une transition énergétique partielle. Tout autant que les fonds d’investissement à caractère public dont on a parlé, Hydro-Québec constitue un puissant instrument stratégique permettant à l’État québécois de réguler son économie et de mettre en œuvre ses politiques de développement économique et régional.

: L’exemple québécois révèle donc la contribution potentielle des entreprises publiques et des entreprises sociales à la régulation d’une économie nationale. Mais qu’en est-il d’une contribution à la régulation d’une économie régionale?

: Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération la conjoncture actuelle. Depuis les années 1980, la mondialisation s’est accélérée de façon débridée, malmenant un grand nombre d’économies nationales de pays développés. Ces pays ont connu des délocalisations d’activités, un déclin industriel et une déflation salariale. Pour contrer ces phénomènes, il faudrait lier les échanges commerciaux au respect de conditions de nature sociale, fiscale et environnementale. Un tel néoprotectionnisme ne viserait ni à bloquer la diffusion des connaissances scientifiques et techniques ni à entraver la liberté des investissements directs, non plus qu’à empêcher la libre circulation des matières premières industrielles et des biens d’équipement. Tous ces facteurs s’avèrent en effet essentiels tout autant au décollage des économies émergentes qu’au fonctionnement régulier des économies développées. Les objectifs seraient plutôt de dissuader les délocalisations en frappant de droits appropriés les productions importées en provenance des sites à bas coût du travail et de combattre la pratique de non-réciprocité. Il s’agirait d’inciter les entreprises à s’installer au sein des marchés territoriaux qu’elles entendent conquérir et de les placer dans des conditions de concurrence équivalentes à celles des entreprises appartenant à la zone protégée. 

: Mais les pays de petite et moyenne taille pourraient-ils s’assurer une telle protection commerciale?

: Individuellement, non. Ils ne disposent pas d’un marché suffisant, et ne peuvent éviter facilement les rétorsions commerciales. La solution consisterait à établir des marchés communs régionaux. Cette solution stimulerait durablement les relations commerciales entre voisins, resserrant les courants d’échanges sur une base territoriale. Elle encouragerait les entreprises des autres régions de la planète à venir s’implanter au sein de la zone commerciale protégée pour y réaliser leurs productions. Elle réduirait enfin les distances d’acheminement et, par voie de conséquence, les coûts économiques et écologiques induits par les circuits d’approvisionnement. Cependant, comme l’expérience de l’Union européenne le démontre, le bon fonctionnement de marchés communs exige une étroite coordination des politiques publiques nationales. Nous pourrons rediscuter du défi politique que cela soulève. Mais si l’on s’arrête pour l’instant aux moyens pouvant servir à poursuivre des politiques publiques efficacement agencées, on peut saisir l’intérêt que présentent les entreprises publiques et les entreprises sociales, dont certaines pourraient assumer conjointement des missions d’intérêt général à vocation régionale. 

: Et qu’en serait-il d’une contribution à la régulation d’une économie mondiale?

: On pourrait recourir aux entreprises publiques et aux entreprises sociales les plus importantes pour parvenir à une coordination croissante des politiques publiques nationales et régionales. On pourrait également faire appel à elles pour assurer le financement et la production de biens publics mondiaux. On peut penser à des biens essentiels comme l’eau, le logement, les soins de santé primaires, les services bancaires. Mais il pourrait aussi s’agir de nouveaux biens, liés à la quatrième révolution industrielle qui s’amorce sur la base du développement de l’intelligence artificielle. S’ajoutant à l’Internet de la communication, un Internet des objets est déjà en chantier, et certains prévoient la mise en place prochaine d’un Internet de l’énergie collectant et redistribuant l’énergie renouvelable produite à partir du solaire, de l’éolien, de la géothermie, de la biomasse et de l’hydroélectricité. Les conséquences ultimes de ces diverses évolutions demeurent toutefois incertaines. Les différents réseaux vont-ils être monopolisés et exploités par des firmes d’envergure mondiale comme les géants du Web, les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et autres. Ou seront-ils mis au service des populations par des sociétés d’utilité publique?

: L’assignation de missions de service public à des regroupements supranationaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales pourrait ainsi contribuer à l’émergence d’un nouvel ordre économique international.

: Certainement. Et parmi ces missions, l’une des prioritaires devrait toucher les pays en développement. Il s’agirait de soutenir la création d’entreprises publiques et de fonds d’investissement à caractère public dans les pays en développement afin de favoriser leur émergence économique. Car, s’il est vrai que l’on en trouve de nombreux dans les pays émergents, cela n’est malheureusement pas le cas dans la majorité des pays en développement. Après les indépendances, au début des années 1960, un bon nombre de ces pays se sont dotés d’entreprises publiques. Mais, mal contrôlées, mal gérées, et très peu performantes, ces entreprises se sont souvent transformées en gouffres financiers. Puis, dans le contexte du fort endettement qu’ont connu ces pays dans les années 1970, et sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, elles ont été pour la plus grande part privatisées ou simplement liquidées. Depuis lors, des efforts de redressement ont été déployés et de nouvelles entreprises publiques ont été créées, mais les réussites sont mitigées. Quant aux fonds d’investissement à caractère public, ils ont été ou bien inexistants en raison d’une trop faible épargne et de l’absence de rente, ou bien consacrés à des dépenses de consommation, l’importation de biens alimentaires par exemple, et de prestige. Depuis 2018, le Venezuela, sombrant sous un régime populiste, donne un nouvel exemple d’un usage totalement inapproprié d’une rente pétrolière considérable et d’une gestion calamiteuse d’établissements publics. 

P : Pour de nombreux pays en développement, la création et la pérennisation de fonds d’investissement à caractère public et d’entreprises publiques posent donc des défis majeurs. 

L : Tout à fait, et cela tant en matière de ressources à mobiliser que de compétences techniques et gestionnaires à développer. Or, au cours des dernières années, les versements d’aide publique au développement en provenance des pays développés ou émergents ont fortement diminué. En outre, si un certain nombre d’entreprises publiques des pays développés ou émergents s’engagent à l’étranger, elles ne se préoccupent généralement pas du tout d’un transfert vers les pays hôtes. Elles proviennent majoritairement de pays, comme la Chine, dont les États soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises publiques pour des raisons économiques et politiques : s’approprier des ressources naturelles ou des productions agricoles, ouvrir de nouveaux marchés à leurs entreprises nationales, accroître le prestige de leur pays et son influence dans l’arène internationale.

: On peut donc souhaiter que les pays développés ou émergents axent leur aide au développement sur la promotion d’entreprises publiques et d’entreprises sociales. 

: En effet. Des fonds d’investissement à caractère public de ces pays pourraient, par exemple, s’engager dans la cocréation de fonds d’investissement dans des régions regroupant des pays en développement présentant des conditions favorables afin d’y rendre disponible du capital de risque et de développement pour les entreprises nationales collectives et privées. Une telle approche se distingue tout autant de la philanthropie qui ne recherche pas de rendement financier que de l’investissement traditionnel qui ne s’intéresse qu’à celui-ci.   

: Bien. Il existe donc diverses avenues permettant potentiellement d’organiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, et d’aller ainsi au-delà de la propriété privée et du capitalisme. Cependant, encore nous faudrait-il pouvoir les emprunter. 

: La question se pose effectivement, et nous devrons l’aborder.    

Série 2. Entretien numéro 4

Propriété publique, propriété sociale

Philippe : Louis, au fil de nos trois derniers entretiens, nous avons entrepris une séquence qui porte sur les conditions indispensables à une transition vers un nouvel ordre humain qui pourrait succéder à la modernité. Selon vous, cette transition nécessite un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Et, à votre avis, le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Il ne s’agirait pas de l’abolir, mais bien d’aller au-delà, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Concernant la répartition de la richesse, il conviendrait, dites-vous, de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous tablez sur trois avenues complémentaires : la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Nous avons abordé la cogestion, cette formule qui permet aux représentants des salariés d’exercer conjointement avec les représentants des actionnaires la gouvernance de l’entreprise privée. Il nous reste à explorer les deux autres avenues. Qu’en est-il de la propriété publique?

Louis : Au cours des deux derniers siècles, la propriété publique est passée par des phases relativement distinctes. Pendant longtemps, dans un contexte où prédominait l’idéologie du laisser-faire, l’intervention de l’État dans l’activité industrielle et commerciale a suscité de fortes résistances. Elle ne s’est finalement imposée que par la nécessité. Les gouvernements ont en effet été amenés à créer des entreprises publiques afin de produire des biens ou des services jugés essentiels pour la collectivité, mais qui n’étaient pas ou insuffisamment offerts par les entreprises privées. Ce fut le cas, pour des raisons hygiéniques, dans les secteurs de l’adduction d’eau et de la gestion des déchets et des eaux usées. Puis dans les industries naissantes de l’électricité, des transports, avec le chemin de fer, et des télécommunications, avec le téléphone. Au lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, le recours à la propriété publique s’est fait plus important. De nombreux États se sont alors dotés d’entreprises publiques à vocation industrielle et commerciale dans des secteurs clefs afin de relancer leur économie et d’en soutenir le développement. Et si ces entreprises ont été touchées par des vagues de privatisation impulsées par le néolibéralisme dans les années 1980-1990, elles ont regagné du crédit depuis le début du XXIe siècle.   

: Qu’est-ce qui explique ce dernier retournement?

: La progression des dragons et des tigres asiatiques puis des grands pays émergents a assurément joué un rôle. Leur évolution a démontré que le développement économique est plus que jamais le résultat des stratégies de développement et des politiques économiques successivement appliquées par les États. Toutefois, dans une économie largement mondialisée, les moyens d’action traditionnels reliés à la souveraineté économique sont devenus relativement moins efficaces, qu’il s’agisse de la gestion de la monnaie et des changes, des tarifs douaniers ou de la stimulation de l’offre ou de la demande. Dans ce contexte, les entreprises publiques se sont affirmées comme de puissants instruments économiques alternatifs, des instruments utilisés comme leviers pour le développement d’un tissu industriel diversifié. Elles mettent en œuvre des politiques publiques en matière d’exploitation de ressources naturelles, de production d’énergie, de développement économique régional, etc. Et elles offrent des produits d’un bon rapport qualité-prix aux entreprises et aux consommateurs, tout en générant des revenus pour l’État. Hydro-Québec, qui assure la production, le transport et la distribution de l’électricité au Québec, en est un bel exemple. 

: Ces entreprises, qui produisent et vendent des biens ou des services, assument donc une fonction commerciale, tout en étant au service de l’intérêt général.

: Effectivement, ce sont des organisations hybrides. Elles doivent concilier les exigences de la mission publique qui leur est confiée, les caractéristiques de fonctionnement du secteur dans lequel elles interviennent et les principes de management qui assurent leur efficacité et leur compétitivité. Elles sont tenues d’obéir à la fois à une logique étatique, qui suppose un pilotage stratégique et un contrôle exercés par l’État, et à une logique de marché, qui nécessite une autonomie de gestion. Comme les entreprises privées, elles ont avantage à instaurer à l’interne un management participatif qui favorise la contribution des employés. Quant à leur gouvernance, elle gagne à associer aux mandataires de l’État-actionnaire des représentants des parties prenantes issues des employés, du monde de l’entreprise, de la société civile et des clients ou usagers.   

: Ces caractéristiques qui distinguent les entreprises publiques en font à votre avis des instruments pouvant potentiellement favoriser un dépassement du capitalisme. 

: En effet. Par leurs particularités, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt général, les entreprises publiques peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tout autant sur le plan national, régional que global. De telles contributions supposent toutefois qu’elles évitent de se laisser enfermer dans une logique strictement financière. Ces contributions impliquent aussi qu’elles apprennent à se lier en réseau et à agir de façon concertée, au-delà de leur domaine industriel particulier. Nous pourrons examiner plus à fond ces perspectives, mais je voudrais auparavant aborder la question de la propriété sociale.

: Bien. Qu’en est-il alors de ce dernier type de propriété?

: La propriété sociale emprunte plusieurs formes : coopérative, mutuelle, organisme à but non lucratif, association exerçant des activités économiques, etc. Elle comprend une multitude d’organisations qui ont été mises sur pied au cours des deux derniers siècles dans le but de répondre à des besoins non satisfaits par le marché et l’État. Ces organisations interviennent dans de multiples domaines : agriculture et agroalimentaire, foresterie, épargne et investissement, environnement, recyclage, commerce équitable, tourisme social et alternatif, éducation, santé, accueil des itinérants, logement social, banque alimentaire et resto populaire, insertion au travail, etc. Regroupées aujourd’hui sous l’appellation « économie sociale et solidaire », elles prônent toutes des valeurs communes : finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que profit, autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des personnes et du travail sur le capital, répartition des revenus. Bien sûr, ces valeurs s’incarnent plus ou moins dans leur pratique. Et il peut toujours y avoir des dérives : des mutuelles et des banques coopératives qui se prennent au jeu de la spéculation financière, des entreprises collectives dont les dirigeants mettent à mal les valeurs démocratiques en confisquant le pouvoir, des associations qui se font instrumentaliser par l’État pour offrir des services de bas de gamme aux plus pauvres. 

: En admettant qu’elles évitent ces dérives, en quoi les organisations de l’économie sociale et solidaire pourraient-elles favoriser un dépassement du capitalisme?   

: Elles représentent assurément un potentiel émancipateur pour les individus, les quartiers et les régions qui s’y engagent. Elles composent également un espace d’expérimentation pour des innovations qui peuvent être ensuite généralisées. Il en est allé ainsi au XIXe siècle alors que les mutuelles et les coopératives ont dégagé et expérimenté plusieurs des bases constitutives des systèmes de sécurité sociale qui ont été par la suite mis en œuvre par les États occidentaux. L’économie sociale et solidaire dispose actuellement d’un poids relativement appréciable. Au Québec, par exemple, elle comprend environ 11 200 entreprises qui, ensemble, génèrent un chiffre d’affaires de quelque 48 milliards de dollars et comptent près de 220 000 employés. Dans les décennies à venir, elle pourrait jouer un rôle conséquent dans l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable. En coordonnant leur action avec celle d’entreprises publiques, des entreprises d’économie sociale peuvent exercer un leadership dans certains secteurs stratégiques, comme celui de la finance, par exemple. 

: Mais, en quoi le secteur de la finance est-il stratégique dans une perspective de dépassement du capitalisme? Et que peuvent y faire des entreprises d’économie sociale?

: Que les rapports de propriété soient ou non capitalistes, aucune économie nationale ne peut connaître son décollage non plus que son plein développement sans un système financier efficace, bien ancré dans le territoire et au service de la création d’entreprises performantes aux plans économique, social et environnemental. Historiquement, les entreprises se sont financées par l’entremise des banques ou sur les marchés boursiers. Mais au cours des dernières décennies, avec la financiarisation de l’économie, l’investissement à court terme et la spéculation sont devenus la norme. Les banques se sont dotées de filiales qui se comportent comme tout autre établissement d’investissement. À la recherche de valorisations rapides et refusant tout engagement à l’égard de l’entreprise, les marchés financiers ont cessé de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Heureusement, d’autres agents financiers continuent à donner une finalité productive à l’épargne, et à s’engager durablement dans le capital des entreprises. 

: De quels agents s’agit-il?

: Des banques coopératives, bien sûr, qui sont implantées et impliquées localement, et dont la mission première est la promotion des intérêts de leurs membres, qui sont également leurs clients. Mais d’autres acteurs interviennent aujourd’hui. Je veux parler des fonds d’investissement à caractère public qui se sont multipliés depuis le début des années 2000, particulièrement dans les pays dotés de matières premières essentielles et abondantes, comme le pétrole, ou dans les pays émergents comme la Chine. Ces fonds sont alimentés de diverses façons : par le produit de rentes, pétrolières, minières, forestières ou agricoles, ou encore par l’épargne publique canalisée dans les réserves pour les retraites, par exemple. Au-delà de la création de valeurs, ces fonds, mis au service de stratégies d’émergence économique, permettent de canaliser les capitaux vers des investissements productifs à long terme et de résister à la volatilité des marchés internationaux. 

: Et quelle est la relation entre les fonds d’investissement à caractère public et l’économie sociale?

: C’est que ces fonds sont de différents types. Outre les fonds souverains ou semi-souverains, qui sont des entreprises publiques, il existe des fonds qui relèvent de l’économie sociale. C’est le cas au Québec, où l’on trouve à côté d’Investissement Québec et de la Caisse de dépôt et placement du Québec des fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population. Ces divers fonds collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. J’y reviendrai lors de notre prochain entretien alors que nous examinerons plus à fond les contributions possibles des entreprises publiques et des entreprises sociales à un dépassement du capitalisme.

Série 2. Entretien numéro 3.

Dépasser la propriété privée

Philippe : Louis, notre nouvelle série d’entretiens a pris un tour nouveau par rapport à la première. Sans donner dans la science-fiction, nous nous sommes tout de même projetés dans le futur. Nous avons tenté de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Puis, nous avons commencé à nous intéresser aux conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Lors de notre dernier entretien, nous avons abordé le premier de ces dépassements. Vous avez retracé un certain nombre d’éléments concernant les origines et la nature du capitalisme. Mais qu’en est-il de son dépassement?

Louis : Pour répondre à cette question, je crois qu’il nous faut d’abord préciser ce que dépasser veut dire. Dépasser, c’est aller au-delà. Ce n’est ni abolir l’existant, ni simplement l’amender ou le corriger. 

: Voyons cela. 

: L’abolition pure et simple du capitalisme n’aurait par elle-même aucune chance de faire surgir du nouveau. De plus, plusieurs de ses composantes remplissent des fonctions absolument essentielles pour toute économie développée. On ne saurait supprimer les entreprises qui assurent la production et la livraison des biens et des services, non plus que les institutions qui fournissent le capital nécessaire à l’investissement. On ne serait pas plus en mesure de se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus. Et si l’on cherche à aller au-delà et non à régresser en deçà du capitalisme, le développement technologique demeure nécessaire non seulement pour l’amélioration du bien-être des populations et l’enrichissement de leur vie, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine naturel.

: Et pourtant, vous affirmez que le dépassement du capitalisme ne peut se borner à l’amender!

: Effectivement. Au cours des deux derniers siècles, d’importantes corrections ont été apportées au fonctionnement du capitalisme afin d’en atténuer les effets les plus négatifs. Car l’idée qu’une économie basée sur la liberté individuelle et la concurrence peut assurer la croissance et le progrès pour tous est fortement contestée depuis longtemps. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les syndicats et les partis progressistes ont poussé les États à poser les bases du droit social par l’adoption de lois relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs. Ils ont revendiqué des droits sociaux visant à asseoir une meilleure répartition des richesses et à corriger les inégalités. Après la Seconde Guerre mondiale, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Mais, d’une part, ces progrès se révèlent relativement précaires lorsque les conditions changent. On a pu le constater au cours des dernières décennies, alors que l’État social a été mis en cause par une offensive néolibérale dans un contexte de crises économiques et financières, et d’accélération de la mondialisation. D’autre part, et surtout, si les correctifs apportés au fonctionnement du capitalisme permettent d’atténuer certains de ses effets négatifs, ils n’en changent pas la nature fondamentale.

: Alors, qu’en est-il d’un dépassement qui ne serait ni abolition, ni simple correction?

: Eh bien, je crois que le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Le droit de propriété constitue le socle du capitalisme. Le libéralisme économique le présente comme un droit naturel et inviolable, qui serait garant du respect des efforts individuels consentis par chacun. Trois objections décisives peuvent être opposées à cette thèse. Premièrement, les droits sont issus de la loi civile et non de la nature. La nature peut produire tout autant de la force et de la rivalité que de l’entraide et de la solidarité, mais c’est la loi qui crée du droit. Les droits n’existent pas indépendamment du politique. Avant de veiller à leur protection, le politique établit les droits, ce qui se fait dans nos sociétés modernes au terme d’un processus délibératif démocratique. Deuxièmement, les droits individuels reconnus n’ont pas un caractère absolu. Le bien commun peut et doit prévaloir. Et, contrairement à ce que prétendent les libertariens américains, le bien commun ne saurait être réduit à la règle permettant d’organiser la compatibilité des choix individuels. La justice ne saurait non plus se résumer à une conduite qui s’abstient, par intérêt bien compris, de porter atteinte aux droits d’autrui. Troisièmement, l’accumulation de biens n’est jamais le simple résultat des efforts individuels. Elle est toujours le fruit d’un processus social, qui dépend notamment des connaissances accumulées par l’humanité, des infrastructures publiques existantes et de la division sociale du travail qui correspond à la répartition des activités de production entre différentes entités spécialisées dans des domaines complémentaires.

: Le dépassement de la propriété privée serait donc légitime. Mais en quoi consisterait-il précisément?

: Dépasser, je le répète, ne signifie ni abolir, ni simplement corriger, mais aller au-delà. Il n’est évidemment pas question de supprimer la propriété privée des biens qui permettent à chacun de conduire sa vie de façon autonome. Il s’agit d’organiser les rapports de propriété et la répartition de la richesse sur de nouvelles bases. Parlons d’abord de la répartition de la richesse. Au cours du XXe siècle, de nombreux pays ont institué des impôts progressifs sur les revenus et les successions, les taux s’accroissant en fonction de la valeur de l’élément imposé. Malheureusement, ces impôts ont été réduits et ont perdu une bonne partie de leur progressivité à l’occasion de l’avancée néolibérale. Il faudrait non seulement moduler à nouveau ces impôts et les réorienter à la hausse, mais les compléter par un impôt sur la propriété. Car, chez les plus riches, le revenu ne représente qu’une fraction insignifiante du patrimoine. Or, si l’on taxe assez souvent le patrimoine immobilier, les actifs financiers ne sont pas pris en compte. De plus, les taxes foncières sont établies de façon proportionnelle à la valeur des biens quelle que soit l’ampleur des détentions individuelles. Il conviendrait d’appliquer des taux progressifs dépendant du montant total des actifs, nets de dettes, détenus par une personne. Cela permettrait de diminuer fortement les prélèvements sur tous ceux qui détiennent des patrimoines modestes ou qui, affectés d’une hypothèque, sont en voie d’accéder à la propriété. Il serait enfin requis de supprimer les taxes indirectes, comme la taxe sur la vente des produits et des services, qui sont extrêmement régressives.

: Qu’en est-il maintenant de la réorganisation des rapports de propriété?

: Nous abordons là le point capital, la voie pouvant rendre effectivement possible le dépassement du capitalisme et l’émergence d’un nouveau modèle de développement économique qui soit au service des humains et respectueux de la nature. Il s’agit de transformer le système fondé sur la propriété privée des entreprises et la toute-puissance des actionnaires. Trois avenues complémentaires se présentent pour démocratiser les processus décisionnels : la propriété publique, la propriété sociale et la cogestion des entreprises privées. Nous pourrons traiter ultérieurement et minutieusement de la nature et de l’importance des propriétés publique et sociale. Cependant, je désire examiner d’abord la question de la cogestion des entreprises privées. Comme l’expérience soviétique l’a amplement démontré, il n’est absolument pas souhaitable de concentrer la propriété au sein d’un État bureaucratisé. On a tout avantage à conserver des entreprises privées, notamment en raison de leur capacité d’innovation en matière de produits, de procédés et de gestion, et de la réactivité que leur confère leur autonomie. Mais encore faut-il revoir leur gouvernance afin qu’au-delà de la recherche de profit, elles contribuent au bien-être général.

: Et c’est pour ce faire que vous proposez leur cogestion.

: Oui, tout au moins pour les grandes entreprises, car elles influencent largement les orientations qui sont données aux économies nationales ainsi qu’à l’économie internationale. Les pays germaniques et nordiques possèdent déjà une riche expérience en la matière. En Allemagne, en Autriche, en Suède, au Danemark et en Norvège, les représentants des salariés ont entre le tiers et la moitié des sièges et des droits de vote au sein des conseils d’administration des entreprises. Malgré la disproportion qui restreint leur influence, les administrateurs choisis par les salariés ont accès aux mêmes informations que les administrateurs choisis par les actionnaires, participent comme eux à la définition des stratégies de long terme de l’entreprise ainsi qu’à la nomination et à la surveillance de l’équipe dirigeante. Ce mode de gouvernance, qui n’empêche pas les processus de négociations collectives, a permis de limiter le pouvoir des actionnaires et la prépondérance des intérêts financiers de court terme. Il a par surcroît favorisé l’essor d’économies nationales plus productives et moins inégalitaires.  

: On pourrait donc chercher à parfaire ce mode de gouvernance et à le généraliser.    

: Oui. Cependant, il faut savoir que cela ne sera pas une mince affaire. Attribuer une part substantielle des droits de vote aux salariés représente une remise en cause assez radicale de la notion même de propriété privée. Suivant l’entendement commun, la propriété privée implique en effet le droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose de manière propre, exclusive et absolue. Les actionnaires et les propriétaires se sont d’ailleurs toujours opposés très vivement à la cogestion, y compris dans les pays germaniques et nordiques. Et si en ces pays elle a pu être imposée par l’État, ce n’est qu’à la suite de luttes sociales et politiques intenses, des luttes qui ont du reste été menées dans des circonstances historiques favorables. 

: Nous aurons sûrement l’occasion de revenir sur cette question des luttes et des circonstances pouvant favoriser l’instauration d’une cogestion. Mais il nous reste auparavant à explorer les deux autres avenues permettant de réorganiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, à savoir la propriété publique et la propriété sociale.  

Série 2. Entretien numéro 2.

La nature du capitalisme

Philippe : Louis, notre dernier entretien a porté sur la question d’un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Après en avoir esquissé les contours, vous avez insisté sur la nécessité de mettre progressivement en place les conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Comme ces dépassements sont de natures différentes, je crois qu’il nous faut les examiner tour à tour, tout en considérant au fur et à mesure les liens qui existent entre eux. Je vous propose de nous questionner en premier lieu sur le dépassement de l’économie capitaliste. Et peut-être même d’abord sur ce qui caractérise cette économie capitaliste.

Louis : C’est une très bonne idée, car certaines caractéristiques sont souvent attribuées à tort au capitalisme. Ainsi de la commercialisation de l’économie, qui a pourtant débuté il y a plusieurs milliers d’années, à la faveur de la révolution urbaine qui a permis le développement d’activités manufacturières et marchandes ainsi que la formation de réseaux d’échange. Au début de l’ère commune, un véritable système-monde afro-eurasien s’est mis en place. À la suite de la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a été pratiquement absente de ce grand commerce, entre le IVe et le XIIe siècle environ. Mais sur ces huit siècles, le reste du continent eurasien a connu au contraire une expansion inédite du commerce lointain. Ce commerce a été structurant pour les sociétés qui l’ont pratiqué. Il en a été ainsi de la Chine, qui a occupé une position centrale dans les échanges pendant plus d’un millénaire. Entre le VIIe et le IXe siècle, la Chine a expérimenté des changements institutionnels significatifs: une extension territoriale des marchés locaux, une commercialisation des biens de première nécessité organisée sur une base nationale, et une émergence des marchés de facteurs de production, c’est-à-dire des marchés du travail, de la terre et du capital. Plus tard, entre 1600 et 1800, certaines régions de la Chine, du Japon et de l’Europe ont vécu une intensification marquée de l’activité économique.

: Plusieurs sociétés eurasiennes ont donc connu des périodes d’activité économique intense et de croissance bien avant l’avènement du capitalisme. Mais alors, comment expliquer cet avènement et le fait qu’il soit advenu en Europe?

: Le principal facteur tient à ce que l’Europe a pu franchir l’obstacle sur lequel butaient les régions les plus économiquement développées, soit le fait que le sol disponible était de plus en plus insuffisant pour assurer à la fois la production de la nourriture, la culture des plantes à fibres utilisées pour fabriquer les tissus, les cordages et le papier, et la plantation des arbres fournissant l’énergie et les matériaux de construction. Le prodige européen a résulté avant tout des rapports de domination et d’exploitation que l’Europe de l’Ouest a su imposer au Nouveau Monde. Ces rapports lui ont assuré un approvisionnement avantageux et continu en produits intensifs en facteur terre : coton, sucre, et par la suite grains, bois, viande et laine. Le prodige a été également permis par des innovations technologiques dans le secteur énergétique, dont celles associées à la machine à vapeur. Conjointement à l’exploitation des Amériques, le passage aux combustibles fossiles a permis un transfert d’activités vers l’industrie en Grande-Bretagne d’abord, puis ailleurs en Europe. Et sur cette base, l’Europe occidentale a pu s’inscrire dans une nouvelle trajectoire de développement économique qui lui a assuré une croissance continue.   

: D’autres facteurs ne sont-ils pas intervenus?

: Oui, il est clair que d’autres phénomènes ont compté. Le capitalisme ne surgit pas tout armé de la révolution industrielle. Il a pris racine quelques siècles auparavant. La dissociation de l’économique et du politique qui s’est opérée très tôt en Europe a rendu possible l’instauration de garanties légales entourant la propriété privée. Cela a pu inciter les marchands à investir dans la sphère de la production en vue d’accumuler du capital. La connivence entre marchands et appareil d’État a d’ailleurs été au cœur de la construction du capitalisme européen, comme on a pu le voir dans les cités-États, telles Venise et Gênes. On doit également rappeler l’existence d’une concurrence interétatique intense dans l’espace européen qui, forçant les États à investir dans les technologies militaires pour s’assurer que leur armement était à la hauteur de celui de leurs ennemis, les a dotés d’une capacité à projeter leur puissance partout dans le monde. Cela a fait en sorte que ce furent les navires et les compagnies commerciales appartenant à des Européens qui s’approprièrent la plus grande partie de la valeur ajoutée générée par l’expansion du commerce mondial au XVIIIe siècle. Le marché extérieur a ainsi joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la révolution industrielle non seulement du fait qu’il a été source de capitaux et de matières premières, mais parce qu’il a fourni les débouchés indispensables aux productions à grande échelle. De plus, grâce à sa domination des Amériques, l’Europe a pu exporter ses populations excédentaires, réduisant du même coup les problèmes dus à une densité de population trop élevée. 

:  Profitant de ces divers facteurs, le nouveau capitalisme a donc pu s’affirmer à partir du XIXe siècle. Quelles sont les principales caractéristiques qui font son originalité? 

: Le capitalisme requiert la propriété privée. Il suppose évidemment le capital, un capital orienté vers l’accumulation et qui s’investit donc productivement. Il implique forcément des entreprises et des salariés qui assurent sur une base continue la production de biens et de services. Il comprend également des marchés concurrentiels qui se régulent à très court terme par les prix, mais à court et à moyen terme par la mobilité des travailleurs et du capital. Ces marchés sanctionnent l’activité des entreprises, qui sont ainsi soumises à la contrainte de rentabilité, ce qui les oblige à la recherche de gains de productivité, à l’innovation et à l’expansion permanente. Cela explique que le capitalisme manifeste une tendance à la généralisation de l’échange marchand et à l’extension du salariat.

: Ces diverses caractéristiques ont tout de même dû varier passablement au cours des deux derniers siècles?

: Tout à fait. Et ces variations ont été particulièrement marquées à des moments où se sont conjuguées une crise économique et des innovations technologiques majeures. La fin du XIXe siècle a connu une telle combinaison. Alors que se déroule une longue dépression économique, qui dure de 1873 à 1896, on assiste à la deuxième révolution industrielle, qui repose sur l’utilisation de nouvelles sources d’énergie, l’électricité et le pétrole, et enclenche le développement des industries sidérurgique, chimique, de transport et de communication. Pour maintenir leurs profits face à la crise et profiter des innovations, les entreprises se concentrent. La création des grandes entreprises s’accompagne de l’approfondissement de la division du travail avec l’essor de l’organisation scientifique du travail instaurée par Taylor et développée, entre autres, par Ford. Grâce à la standardisation, à la mécanisation et à l’accélération des cadences, on produit beaucoup plus et à moindre coût. Cela permet une production de masse et génère d’importants gains de productivité. La création des grandes entreprises s’accompagne aussi de la constitution d’un capitalisme financier, avec les banques et le marché boursier qui drainent l’argent à une échelle sans précédent et valorisent le rendement de l’investissement. Comme vous pouvez le remarquer, le parallèle est frappant avec ce qui est advenu à la fin du XXe siècle : une crise structurelle majeure qui a duré quelque vingt ans, la mondialisation des marchés et de la production, la financiarisation de l’économie, une troisième révolution industrielle qui démarre avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

: Au-delà de ces caractéristiques du capitalisme et de leur variation, que penser des arguments qui lui servent de justifications? 

: On trouve ces arguments dans le libéralisme économique, qui entend fonder l’économie sur la liberté individuelle. Cette doctrine admet la recherche de l’enrichissement individuel, attendu que la conjonction des intérêts particuliers doit supposément aboutir naturellement au bien commun. Elle considère que le fonctionnement d’un marché réglé par la concurrence favorise la croissance de la production et son efficacité. Soutenant le laisser-faire et le libre-échange, elle anticipe un codéveloppement des économies nationales et une pacification par le commerce.

: Ces arguments apparaissent pour le moins contestables. 

: En effet. Il est vrai que le capitalisme offre formellement à chacun la liberté d’entreprendre et celle de poursuivre son intérêt personnel et ses fins propres dans la sphère des rapports marchands. Mais, si tous sont formellement égaux, chacun pouvant en principe entrer en compétition avec tous les autres, certains accaparent le pouvoir économique, alors que la majorité des personnes contrôlent peu ou pas leurs conditions d’existence. Concernant la croissance de la production et son efficacité, bien que le capitalisme valorise l’innovation et assure un développement économique fabuleux, il ignore en revanche la mesure. Les marchés sont prêts à satisfaire ou à susciter n’importe quelle demande, quelles qu’en soient les effets pervers sur les plans humain et environnemental. En outre, peu régulés, ils déclenchent des crises économiques dévastatrices. Quant au laisser-faire et au libre-échange, je vous rappelle que l’action de l’État a toujours été cruciale dans la construction d’un capitalisme national. Les interventions sont multiples, depuis les garanties légales offertes à la propriété privée et la structuration des marchés, jusqu’à la conquête des marchés extérieurs, en passant par la stimulation et de protection des industries nationales. Et, bien sûr, le doux commerce n’a pas empêché les guerres, quoique qu’il ait pu avoir des effets pacificateurs.

: Ce rappel de la nature du capitalisme était sans doute opportun pour nous permettre d’aller plus loin. Mais je vous avoue que j’ai hâte que nous discutions de son dépassement.

Série 2. Entretien numéro 1.

L’esquisse d’un monde postmoderne

Philippe : Louis, au cours de notre première série d’entretiens, nous avons appliqué quelques principes qui sont à la base de votre lecture de l’histoire de l’humanité. L’un de ces principes, le déterminisme partiel, établit que la succession des types de société qui ont existé est le résultat de tendances, découlant elles-mêmes de l’évolution des conditions matérielles et sociales dans lesquelles l’humanité s’est trouvée. Vous précisez toutefois que ces tendances ne s’imposent pas de façon nécessaire, mais interviennent comme des conditions de possibilité. Que l’avenir soit ainsi partiellement indéterminé implique qu’il y a des choix possibles. Et sous la modernité, comme vous l’avez souligné, ces choix pourraient être davantage réfléchis. Cela soulève évidemment la question des valeurs. Car, sans valeurs sur lesquelles se fonder, on ne saurait juger du cours des choses non plus qu’orienter notre agir. Admettons que nous options pour un nouveau type de société qui réponde davantage à notre aspiration à la liberté, tout autant individuelle que collective, et à l’accomplissement de soi. Avant même de s’assurer des possibilités de concrétiser un tel projet et d’en cerner les voies de réalisation, ne faudrait-il pas en préciser quelque peu les contours? Et comment le faire autrement qu’en ayant recours à notre imagination?

Louis : Vous avez sans doute raison. Je veux bien essayer, mais sans donner dans la science-fiction. Non seulement parce que j’en serais incapable, mais aussi parce que ce type d’exercice d’anticipation ne fait souvent que projeter dans un futur imaginaire les caractéristiques plus ou moins retouchées de mondes passés. Tentons plutôt de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. 

: D’accord, allons-y de cette façon. Quelle esquisse du nouvel ordre tracez-vous alors?

: De toute évidence, l’économie capitaliste aura été profondément remaniée et un modèle de développement fondé sur le développement durable se sera imposé. Non seulement les marchés, toujours présents, seront davantage régulés, mais de nouveaux acteurs se seront affirmés : les grands fonds d’investissement publics domineront les marchés financiers, et les entreprises publiques et les entreprises collectives prévaudront dans les principaux secteurs de la production des biens et des services, orientant la recherche et le développement. Le rapport au travail aura été profondément bouleversé. Les formidables gains de productivité permis par les avancées en automatisation et en informatique auront fait en sorte que la répartition du peu de travail nécessaire restant aura remplacé le plein emploi comme objectif primordial. Et grâce aux nouvelles sources d’énergie qui auront été découvertes et à l’abondance de la richesse que leur exploitation permettra de produire, un revenu d’allocation universelle aura été un peu partout instauré, assurant à chacun son autonomie financière.

: Et qu’en sera-t-il sur le plan politique?

: Des institutions régionales et mondiales assumeront sans doute une part des fonctions de gouvernance qui étaient autrefois exercées par les États-nations. Outre les règles contraignantes qu’elles appliqueront en matière de gestion des conflits dans le but de garantir la paix, ces institutions mettront en œuvre des mesures de partage de ressources sous la condition que les États respectent les droits reconnus comme universels par la communauté internationale. Il est également manifeste que par une éducation plus critique et l’action de nombreux regroupements de journalistes et de chercheurs, les populations seront habilitées à mieux déceler les informations fallacieuses (fake news) et à participer de façon plus éclairée aux diverses formes de démocratie participative qui coexisteront à différents niveaux avec les systèmes de démocratie représentative.

: Ce monde n’apparaît-il pas un peu paradisiaque? 

: Non, je ne crois pas. Il ne représenterait certainement pas un progrès absolu. À l’instar des mondes qui l’ont précédé, il serait marqué d’ambivalences et de contradictions. Mieux équilibrées et plus efficaces, les institutions internationales n’en seraient pas moins sous l’influence prépondérante des grands États, et les entreprises basées dans ces derniers domineraient toujours largement les marchés. Les populations, de plus en plus métissées, interviendraient davantage dans les différents espaces publics, mais, vraisemblablement, les discussions seraient parfois aussi stériles qu’acharnées, et la tolérance demeurerait souvent toute relative. Et si, dans leur ensemble, les individus auraient incontestablement de meilleures possibilités de se réaliser, ils sombreraient éventuellement facilement dans la passivité, étant plus que jamais aux prises avec la recherche d’un sens à donner à leur vie et à leur activité. 

: Avant de vous interroger à propos de cette description d’un nouvel ordre humain, il me vient une question préalable. Pour éviter d’avoir à utiliser constamment des périphrases et faciliter ainsi notre discussion, comment pourrions-nous désigner provisoirement ce monde? 

: Eh bien! Je crois que malgré le galvaudage qu’a subi la notion de post-modernité, je la retiendrais. À tout prendre, le qualificatif postmoderne sied bien à un monde succédant au monde moderne, et dont on ne peut qu’ébaucher quelques grandes caractéristiques sans pouvoir imaginer la façon dont il pourrait évoluer. 

: Entendu. J’en reviens à présent à votre esquisse. Malgré ses insuffisances ou ses imperfections potentielles, le monde postmoderne que vous projetez semble tout de même souhaitable. Mais a-t-il quelque chance que ce soit d’advenir?

: Pour l’apprécier, nous pouvons nous référer aux transitions passées. Je vous rappelle en premier lieu que les quelques changements fondamentaux qu’ont connus les sociétés dans l’histoire ont tous été de l’ordre de processus s’étalant dans le temps et non d’événements singuliers. C’est ainsi que ladite Révolution néolithique a consisté dans un processus lent qui s’est écoulé sur plusieurs millénaires, et non dans une série d’événements qui auraient opposé brutalement deux ordres humains. Il en a été de même de la transition entre l’ordre néolithique et l’ordre prémoderne, que l’on a qualifiée de Révolution urbaine, mais qui s’est jouée sur quelques millénaires. Quant au passage à la modernité, on sait qu’il s’est effectué sur quelques centaines d’années pour l’Occident, et qu’il est toujours en cours dans la majorité des sociétés actuelles. Pour faire advenir le monde postmoderne que nous espérons, il nous faut donc savoir inscrire notre action dans le temps. Il nous faut savoir distinguer les possibilités d’action envisageables à tel ou tel moment d’avec le but ultime que nous poursuivons et que nous ne pourrons atteindre que par des réalisations partielles. 

: Cette leçon que vous tirez du passé vous semble-t-elle aujourd’hui communément admise?   

: Malheureusement, non. Il y a bien sûr les gauchistes, dont j’ai déjà parlé dans des entretiens antérieurs, qui se perdent dans la pensée magique. Mais ils ne sont pas les seuls. Rappelez-vous tous ces propos et ces discours véhéments lus ou entendus à l’occasion du récent Grand Confinement. Rattachant de façon plus ou moins appropriée la pandémie du coronavirus à leur cause de prédilection (défense de l’environnement, véganisme, lutte contre le néolibéralisme, le productivisme et la mondialisation, etc.), plusieurs ont voulu voir dans la crise sanitaire mondiale une opportunité d’inventer une nouvelle vie. Bien sûr, la sortie de crise est susceptible de s’accompagner de l’adoption de mesures favorables dans certains domaines : une meilleure prévention en santé publique, de meilleurs services publics pour les personnes âgées, un essor de l’économie de proximité visant, entre autres, l’achat local en alimentation, une demande réduite en transport grâce à une plus grande utilisation du travail à distance (télétravail et visioconférence, télémédecine), etc. Toutefois, même si la crise sanitaire et ses suites amènent plus de gens à repenser le rapport à la nature et le modèle de développement économique existants, ces réalités ne vont pas changer du jour au lendemain. 

: Mais certains phénomènes ne peuvent-ils pas servir de catalyseurs ou d’accélérateurs? Je pense à l’accroissement des dégâts écologiques qui met la planète en danger, à l’accentuation des déséquilibres économiques qui précipite l’économie mondiale de crise en crise, à l’amplification des inégalités qui malmène le tissu social des sociétés. Ces phénomènes ne peuvent-ils pas insuffler une volonté irrésistible de changement? 

: Cela apparaît effectivement possible, mais à terme seulement. Car ces phénomènes n’ont, heureusement, pas atteint jusqu’ici une ampleur considérable au point où leurs effets dévastateurs en seraient devenus intolérables. Cependant, nous ne sommes, malheureusement, pas à l’abri d’une crise systémique qui irait jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, ou d’une forte amplification du dérèglement climatique qui multiplierait les catastrophes naturelles majeures. D’autre part, suivant la nature des institutions et de la culture politiques ainsi que le degré de vitalité de la société civile, les désastres peuvent susciter tout autant des troubles et des révoltes funestes que l’affirmation d’une volonté de changement. Par ailleurs, comme je l’ai maintes fois souligné, si la volonté est le ressort de l’action, seule une volonté fondée sur le possible peut faire advenir ce possible.

: Vous réaffirmez là votre principe d’un déterminisme partiel. 

: Effectivement. C’est le deuxième enseignement que nous pouvons dégager des transitions passées : l’émergence d’un nouvel ordre humain ne saurait simplement tenir à un effort révolutionnaire tirant parti de la crise de l’ordre existant, sans que les conditions matérielles et sociales du nouvel ordre n’existent. Il nous faut donc cerner les conditions indispensables au passage à un monde postmoderne, et œuvrer à leur mise en place. Ces conditions sont de natures multiples et différentes puisqu’elles doivent ensemble rendre possible un dépassement de l’économie capitaliste et de l’État-nation, ainsi que des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre.

: Le questionnement concernant ces diverses conditions pourra certainement faire l’objet de plusieurs de nos prochains entretiens.

Les entretiens imaginaires. Série 2 : La postmodernité.

Les entretiens imaginaires. Série 2 : La postmodernité

La pandémie du coronavirus COVID-19 a multiplié le nombre de ceux qui se questionnent sur les changements profonds que nos sociétés devraient effectuer. Ce concours de circonstances m’a incité à composer une deuxième série d’entretiens imaginaires, qui revêt un caractère un peu plus audacieux. Ayant davantage recours à l’imagination, j’ai tenté de préciser les contours d’un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, et d’en cerner les voies de réalisation. Ces entretiens imaginaires sont toujours conduits par mon alter ego fictif, Philippe. Leur transcription me permet d’offrir à nouveau des textes à la fois brefs, interreliés et empruntant la forme dynamique d’une conversation.

Entretien numéro 1
L’esquisse d’un monde postmoderne

« Que l’avenir soit partiellement indéterminé implique qu’il y a des choix possibles. Mais quels seraient les contours d’un nouveau type de société qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en répondant davantage à notre aspiration à la liberté, tout autant individuelle que collective, et à l’accomplissement de soi? » Premier d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
Lire l’entretien numéro 1 ici

Entretien numéro 2
La nature du capitalisme

« La transition vers un ordre postmoderne implique un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Qu’en est-il de cette économie capitaliste qu’il nous faudrait dépasser? » Deuxième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
Lire l’entretien numéro 2 ici

Entretien numéro 3
Dépasser la propriété privée

« Au cours des deux derniers siècles, certains ont tenté d’abolir purement et simplement le capitalisme, alors que d’autres ont cherché à apporter des correctifs à son fonctionnement afin d’en atténuer les effets les plus négatifs. Les premiers ont connu un échec retentissant. Les seconds ont réalisé des progrès indéniables, mais qui se sont révélés relativement précaires, et qui, surtout, n’ont pas ébranlé le fondement du capitalisme. Comment aller au-delà de la propriété privée? Comment organiser sur de nouvelles bases les rapports de propriété et la répartition de la richesse? » Troisième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
Lire l’entretien numéro 3 ici

Entretien numéro 4
Propriété publique, propriété sociale

« Dépasser le capitalisme suppose d’organiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases. La cogestion des entreprises privées pourrait être un des moyens d’y parvenir. Mais qu’en est-il de la propriété publique et de la propriété sociale? En quoi leurs caractéristiques pourraient-elles leur permettre de devenir le pivot de la transition vers une économie au service d’un ordre postmoderne? » Quatrième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
Lire l’entretien numéro 4 ici

Entretien numéro 5
L’apport des entreprises publiques et des entreprises sociales au dépassement du capitalisme

« En raison de leurs caractéristiques, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt collectif ou général, les entreprises publiques et les entreprises sociales peuvent prendre en compte le long terme et créer les conditions d’un développement économique durable. Quel rôle pourraient-elles jouer dans la régulation d’un nouvel ordre économique, tant sur le plan national, régional que mondial? » Cinquième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 6
Dépasser l’État-nation

« Un profond remaniement de la répartition de la richesse et des rapports de propriété suppose d’une part, la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques économiques communes, et d’autre part, une collaboration entre ces ensembles. Que signifieraient de telles coopérations pour les États et leur souveraineté? » Sixième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 7
Surmonter les crises et amorcer les transitions

« Des crises économiques et environnementales majeures se profilent à l’horizon. Elles sont susceptibles de susciter tout autant des troubles et des révoltes funestes que l’affirmation d’une volonté de changement. Elles peuvent ou bien nourrir l’hostilité entre les pays, ou bien les inciter à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement. Comment faire en sorte qu’elles débouchent sur un scénario d’ouverture, de coopération et de dépassement, plutôt que sur un scénario de repli, d’hostilité et de régression? » Septième et dernier d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant une postmodernité envisageable.
Lire l’entretien numéro 7 ici

Entretien numéro 21

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une évolution historique nécessaire ou contingente?

Philippe : Louis, lors de notre dernier entretien, nous avons examiné un certain nombre d’objections qui peuvent être opposées à votre conception de l’histoire de l’humanité comme succession de quatre types de société, ou ordres humains, qui ont débouché sur la modernité. Vous avez répondu aux possibles reproches d’occidentalocentrisme, cette propension à considérer le mouvement de l’histoire à travers le prisme plus ou moins exclusif de la trajectoire occidentale. Il demeure toutefois que votre cadre conceptuel semble renouer avec une vision évolutionniste. Que répliquez-vous à cette objection?

Louis : Il est vrai que la notion d’évolution des sociétés est souvent perçue aujourd’hui comme désuète, arbitraire et inexacte. Elle serait simplement l’expression d’une prétention à juger les époques antérieures, ou les sociétés autres, inférieures aux nôtres. On rencontre effectivement ce travers dans toutes les traditions culturelles, qui ont tendance à retracer une histoire du monde en reliant les événements qui ont été pour elles les plus importants. Certains chercheurs en déduisent que la notion d’évolution est difficilement utilisable, sinon inutilisable, en sciences sociales. Et pourtant, quand on regarde le passé de l’humanité dans son ensemble, on constate un processus d’évolution évident dans les façons de faire société, un processus dont on peut comprendre l’orientation et les raisons. Bien sûr, comme je l’ai souvent souligné, on ne saurait interpréter cette évolution comme étant porteuse d’un progrès absolu, non plus que s’achevant avec la modernité.  

: Vous n’êtes tout de même pas le seul auteur contemporain à défendre l’idée d’un développement historique qui s’est fait dans une direction déterminée. 

: Non, bien sûr. Toutefois, ma conception demeure relativement singulière. Il y a bien sûr la périodisation que je retiens qui ne fait pas l’unanimité, comme nous l’avons vu lors de notre dernier entretien. Mais il y a plus. La plupart des auteurs qui admettent l’idée d’une évolution ou d’un développement historique orienté que l’on peut déceler rétrospectivement insistent sur la contingence de l’histoire. Non pas qu’à leurs yeux les choses se seraient faites n’importe comment et qu’elles auraient été sans raisons, mais bien qu’elles n’auraient été en aucune façon nécessaires, et que, par conséquent, elles auraient pu être tout autres. Ils reconnaissent bien sûr que les événements sont causés et dépendent de tout ce qui s’est produit auparavant, mais ils affirment l’absence de nécessité. À leur encontre, je ne crois pas que le processus d’évolution historique soit entièrement contingent. Je ne suppose évidemment pas que la succession des moments de l’histoire soit l’actualisation d’un plan unique et orienté. Mais je considère qu’une forme de déterminisme partiel intervient dans le processus évolutif des sociétés.

: Un déterminisme partiel! Expliquez-moi. 

: Les faits et les événements concrets résultent de la rencontre accidentelle d’une infinité de décisions, d’actions, d’interactions et de coïncidences. Ils sont toujours contingents et relativement imprévisibles. En revanche, la succession des types de société me semble s’inscrire dans un ordre évolutif partiellement déterminé. La diversité des types de société est bien sûr limitée par les virtualités contenues dans la nature humaine. Or, ces virtualités s’actualisent ou non selon les conditions matérielles et sociales existantes. Nous pouvons en déduire que la succession des types de société est liée à l’évolution de ces conditions matérielles et sociales. Elle m’apparaît plus précisément comme le résultat de tendances qui découlent de cette évolution. 

: Je ne suis pas sûr de bien comprendre cette explication, qui me paraît difficile, si ce n’est obscure. Premièrement, qu’entendez-vous par virtualités de la nature humaine?

: Tous les humains ont en commun une même nature spécifique. C’est par nature que tous les membres de l’espèce humaine, sauf accident, se servent de leurs mains, marchent sur leurs jambes, s’expriment par la parole, éprouvent des besoins fondamentaux semblables, sont pourvus des mêmes organes sensoriels et font certaines mimiques déterminées, telles celles du rire ou de l’expression de la peur. Tous les humains partagent aussi une même condition: tous se situent dans un temps dont ils ont conscience et qui leur permet de se projeter dans l’avenir; tous sont capables de faire, d’agir, de connaître; tous sont ouverts au sens de la distinction entre le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, un bien et un mal, un pouvoir légitime et un pouvoir illégitime; tous sont ouverts à la question du sens de la vie et de la mort. Pourtant, n’étant pas guidés comme les animaux par un code instinctuel inscrit dans leur génome, les humains peuvent avoir des comportements fort différents. Leurs idées, leurs représentations, leurs valeurs, les structures de leur personnalité et leurs institutions diffèrent. Et ce sont les sociétés qui forment à leur façon les individus qui les constituent. Les manières humaines de voir, de penser, d’agir, de sentir, de transiger ne sont jamais naturelles, mais toujours imprégnées d’une culture. En ce sens, la nature humaine est donc virtuelle et ses actualisations culturelles. 

: Je conçois aisément l’influence que chaque culture peut avoir sur l’actualisation des virtualités contenues dans la nature humaine. Mais qu’en est-il des ordres humains que vous distinguez?

: Les ordres humains se situent à un autre niveau d’analyse. Car la nature des cultures et des civilisations est largement influencée par les conditions matérielles et sociales au sein desquelles elles se développent. Ce sont ces conditions qui rendent possible ou non une actualisation éventuelle des virtualités humaines. Les quatre ordres humains que je distingue correspondent aux différents ensembles de conditions que l’humanité a connus jusqu’à ce jour. De nature transculturelle, les ordres humains constituent en quelque sorte la matrice ou le noyau des différents types de société qui présentent chacun des caractéristiques similaires aux plans économique, socio-politique et idéologique. La succession des ordres humains apparaît donc comme le résultat de tendances qui découlent de l’évolution des conditions matérielles et sociales dans lesquelles se retrouvent les sociétés. Il en a été ainsi du processus néolithique : à partir du moment où certaines régions leur en ont offert la possibilité, la majorité des populations de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisées et ont développé des pratiques de conservation puis de domestication qui ont permis une accumulation de richesses qui a transformé les systèmes sociaux et symboliques. Il en a été de même lors de la révolution urbaine alors que les avancées accomplies au Néolithique couplées aux conditions offertes par les vallées alluviales ont favorisé le processus d’urbanisation et d’unification politique qui a rendu possible la fondation de royaumes et d’empires et suscité des développements techniques, économiques, intellectuels et religieux majeurs.

: Ces transitions entre les différents ordres humains manifestent donc selon vous l’action d’une certaine forme de nécessité. 

: Effectivement, on imagine mal que le processus néolithique et la révolution urbaine aient été le fruit d’une pure contingence. Si l’évolution de l’humanité se rejouait à partir des mêmes conditions initiales (virtualités humaines, développements humains successifs et conditions environnementales), il semble bien que la succession des ordres humains serait la même. Cela apparaît assez évident pour ce qui est des trois premiers ordres humains, le Néolithique et la révolution urbaine étant advenus dans plusieurs zones originaires et de façon indépendante, avant de se diffuser vers d’autres régions. Il est difficile de percevoir de façon aussi limpide le jeu d’une tendance évolutive pour le passage de l’ordre prémoderne à l’ordre moderne. 

: Pourquoi cela?

: D’une part, la modernité n’a émergé qu’en un seul endroit, en Europe occidentale, avant de rayonner. À l’évidence, en raison de la mondialisation amorcée au début de l’ère commune dans le monde afro-eurasien et accélérée à partir des grandes découvertes, la modernité n’aurait pu émerger dans une autre région indépendamment de l’influence européenne à partir du moment où l’Europe avait commencé à s’inscrire dans le nouvel ordre. D’autre part, et en raison de cette origine unique, les facteurs susceptibles d’être identifiés comme ayant favorisé l’émergence de la modernité sont étroitement liés à la trajectoire historique européenne. 

: Reconnaître l’importance des tendances, n’est-ce pas réduire les humains à des figurants incapables d’accéder à une quelconque maîtrise de leur destinée? 

: Non, car les tendances ne s’imposent pas de façon nécessaire, mais interviennent comme des conditions de possibilité. Elles supposent les choix qui expliquent qu’il y ait pour chaque ordre humain une pluralité de réalisations ainsi que des communautés humaines qui, préférant poursuivre leur mode de vie, ont refusé de s’y inscrire. Et sous la modernité, ces choix peuvent bien sûr être davantage questionnés et acquérir ainsi une plus grande réflexivité. 

: Enfin, à votre avis, la succession des quatre ordres humains que vous dégagés représente-t-elle un progrès?

: Aujourd’hui, l’idée de progrès fait le plus souvent l’objet d’un rejet global. Personnellement, je crois pourtant qu’il peut être utile d’en faire une utilisation critique. Tout en reconnaissant l’égale dignité des cultures et des civilisations, on ne peut en effet gommer leurs différences quant aux possibilités de réalisation qu’elles offrent aux individus. Par ailleurs, le progrès ne peut pas être pris absolument, et les critères pour l’apprécier varient selon les domaines. En matière de connaissance, le progrès se mesure sur la vérité, sur la capacité croissante à mieux formuler les questions et à leur trouver des réponses plus satisfaisantes. À cet égard, l’avancement des sciences est incontestable. Dans le domaine de la production de biens et de services, le progrès est apprécié par rapport à l’utilité, à l’efficacité, à l’adéquation, à l’agrément. Le cours des choses est ici plus ambivalent, l’accroissement du pouvoir faire et de la prospérité se doublant d’une détérioration de l’environnement. Dans d’autres domaines, les critères applicables sont plus incertains, et les appréciations plus subjectives. Ainsi du domaine de l’art, où certaines disciplines ont pu atteindre des sommets extraordinaires dans des contextes appartenant à des périodes différentes. Ainsi aussi des pratiques sociales, que l’on ne peut dissocier des valeurs qu’elles cherchent à incarner. En ce qui me concerne, le projet d’autonomie ainsi que l’aspiration à la liberté individuelle et à l’égalité qui fondent la dynamique de la modernité me semblent constituer une avancée majeure pour l’humanité. 

Entretien numéro 20

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une conception occidentalocentrée?

Philippe : Louis, nos dernières conversations portant sur l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité m’ont fait éprouver de nouveau un malaise plus ou moins diffus que j’ai ressenti à quelques reprises au cours de nos entretiens. L’analyse que vous faites de la modernité et de ses contradictions m’apparaît relativement nuancée. Mais le cadre plus général de l’histoire que vous proposez, cette succession de quatre ordres humains qui déboucherait sur la modernité, me questionne. Ce cadre ne constitue-t-il pas simplement un nouveau grand récit perpétuant le mythe de la supériorité des sociétés occidentales? Votre approche ne vous amène-t-elle pas à mésestimer la valeur des autres cultures et civilisations? La perspective évolutionniste que vous établissez ne vous entraîne-t-elle pas à méconnaître les qualités des différents types de société qui ont précédé la modernité? Je me sens incapable de trancher ces questions, mais je vous avoue qu’elles m’embêtent. 

Louis : Je comprends votre malaise. Les objections que vos questions soulèvent pourraient sans doute être avancées par bien des personnes. Pour tenter de les réfuter, je vais d’abord retracer succinctement le cheminement intellectuel qui m’a conduit à la conception que j’ai adoptée. Car le cadre interprétatif d’ensemble que j’ai élaboré est le fruit d’un questionnement que je poursuis depuis nombre d’années. Comment expliquer les différences de trajectoire historique des diverses sociétés? Déjà, à la fin des années 1960, alors que j’étais engagé dans un organisme de soutien au développement international, ce questionnement s’est imposé à moi. Plus tard, il a été aiguisé par quelque 30 années d’interventions de formation et de consultation auprès d’équipes de fonctionnaires responsables des réformes administratives dans de nombreux pays en développement, notamment en Afrique subsaharienne.

: Quelles sont les explications qui ont retenu votre attention?

: Un examen des apports de différents auteurs m’a successivement confronté à trois conceptions opposées quant au développement des sociétés. Dominant dans les milieux de la coopération au développement, la première façon de voir proposait une vision linéaire du développement en grandes étapes depuis la société traditionnelle jusqu’à la société moderne. Accompli en tout premier lieu par l’Occident, le progrès vers la modernité serait inéluctable. S’il pouvait être freiné par certains manques ou des résistances, il était également susceptible d’être favorisé. D’où les orientations de l’aide au développement qui se sont déployées à partir des années 1950 : on soutient la croissance par l’apport de ressources financières et technologiques; on parraine la mise en place de nouvelles institutions politiques et administratives; on appuie l’émergence et la consolidation d’une société civile vivante. Cette conception modernisatrice a été remise en cause à partir des années 1970 par les théories de la dépendance. Ces théories s’attachaient aux conditions historiques de la domination de l’Occident sur le Tiers-Monde, et expliquaient par cette domination l’« avance » des uns et le « retard » des autres. Les théories de la dépendance ont été elles-mêmes rapidement contestées en raison de leur tendance à transformer les périphéries en victimes passives du système capitaliste mondial. Si la stagnation, voire le recul, de certains pays sous-développés ne saurait être analysée en termes de dysfonctionnements passagers, elle ne peut non plus être simplement expliquée par des pratiques inéquitables et spoliatrices. La montée des dragons asiatiques puis celle des pays émergents ont finalement discrédité en bonne partie les théories de la dépendance.

: Et qu’en est-il de la troisième conception?

: Rejetant les approches développementaliste et de la dépendance, cette troisième conception a émergé dans les années 1980. Prenant en compte les processus qui s’inscrivent dans la longue durée et l’influence des facteurs culturels, elle permet de dépasser l’approche purement instrumentale de la modernisation qui sélectionne des aspects institutionnels ou techniques. Elle s’appuie sur un ensemble de travaux de sociologie historique qui ont réexaminé les conditions de production de la modernité occidentale et, pour certains, procédé à des comparaisons avec les trajectoires historiques suivies par d’autres sociétés ou d’autres cultures. 

: À vous entendre, il semble que cette troisième conception vous a davantage influencé.

: Oui, elle m’est apparue féconde. Toutefois, elle tend parfois à confondre modernité et Occident, modernisation et occidentalisation. À force d’explorer le parcours occidental dans sa spécificité, bon nombre d’auteurs en viennent à faire de la modernité un fait culturel ou, plus précisément, civilisationnel, ce qui bien sûr limiterait sinon empêcherait toute appropriation par les sociétés non occidentales. Tout mon effort va consister à tenter de repenser la modernité dans deux directions : celle de son invention par l’Occident qui permet d’en respecter l’identité, la profondeur, l’unité et la cohérence, et celle de sa diffusion et de son transfert lorsqu’elle est reconstruite et réinventée ailleurs. Mais pour que cette distinction tienne, il me fallait rompre avec l’idée d’une modernité qui serait un type spécifique de civilisation qui, depuis l’Europe, se serait propagé dans le monde entier sous des aspects économiques, politiques et idéologiques. Qu’en était-il alors de la modernité? Comment définir son identité sociohistorique et cerner ses particularités?

: De quelle manière avez-vous procédé pour y arriver?

: J’ai adopté une approche comparative, une méthode qui est à la recherche en sciences sociales ce qu’est l’expérimentation à la recherche en sciences de la nature. Je me suis attaché à établir des points de comparaison en traçant le portrait des types de société qui ont précédé la modernité. Ce faisant, j’étais conscient que je rejetais le relativisme politiquement correct qui prédomine trop souvent dans les sciences sociales, et aux yeux duquel il n’y a que des différences incomparables entre les sociétés, les cultures et les civilisations. En même temps, je souhaitais éviter de verser dans l’occidentalocentrisme, cette propension à considérer le mouvement de l’histoire à travers le prisme plus ou moins exclusif de la trajectoire occidentale. J’avais cependant la chance de bénéficier des multiples connaissances développées au cours des dernières décennies en histoire globale, grâce à la conjugaison des avancées accomplies en archéologie, en anthropologie, en sociologie, en géographie et en économie. De même que nous possédons aujourd’hui une vue d’ensemble assez juste de la formation et de l’évolution du cosmos et de la vie, nous disposons d’un bon aperçu de l’apparition de l’espèce humaine et du parcours qu’elle a suivi jusqu’ici.

: Vous ne pouviez tout de même pas vous arrêter à toutes les singularités de ce parcours. Comment en êtes-vous arrivé à distinguer des périodes historiques caractéristiques? 

: La question de la périodisation constituait en effet l’un des enjeux majeurs de mon étude. Que peut-il en être d’une périodisation qui vise l’histoire universelle dans une perspective multidimensionnelle et cherche à différencier les types de société qui se sont succédé jusqu’ici? Tous les auteurs s’étant intéressé à l’histoire universelle conviennent de distinguer les sociétés primitives des sociétés néolithiques. Toutefois, certains amalgament ces dernières avec les sociétés prémodernes. Pourtant, au cours des quatrième, troisième et deuxième millénaires avant notre ère, c’est bien un nouveau type de société qui émerge avec la révolution urbaine qui s’effectue en Mésopotamie, en Égypte, en Chine et en Inde. Fondé sur l’utilisation de nouvelles techniques (métallurgie du bronze et du fer, roue, charrue, harnachement des bœufs, irrigation à grande échelle, construction en dur, bateau à voile), la division croissante du travail, l’organisation d’un État et l’invention de l’écriture, un processus d’urbanisation et d’unification politique va conduire à l’affirmation de puissants royaumes et empires. Il est par ailleurs d’autres auteurs qui refusent de voir dans la modernité une configuration originale. 

: Comment fondent-ils ce point de vue?

: Selon eux, la modernité est le terme d’un processus continu qui s’est déroulé sur plusieurs millénaires. C’est le résultat d’une avancée par bonds irréguliers auxquels ont pris part les sociétés du continent eurasien qui ont connu la révolution urbaine. Ces auteurs ont sans doute raison de rompre avec les prétentions ethnocentriques occidentales et les fausses oppositions entre l’Orient et l’Occident. Ils contestent à juste titre l’idée d’une prééminence séculaire de l’Europe. Car il est vrai que l’Europe a souffert d’un retard considérable par rapport aux autres grandes sociétés eurasiatiques pendant le millénaire qui a suivi l’Antiquité, un retard qu’elle n’a comblé que très graduellement à partir de la Renaissance. Mais les auteurs en question insistent tellement sur les similitudes et les legs entre les sociétés qui ont connu la révolution urbaine qu’ils en viennent à tout niveler et à escamoter les spécificités de la modernité. Ma position, à l’effet que l’on doit distinguer quatre ordres humains, m’est apparue théoriquement beaucoup mieux fondée. Elle permet de reconnaître non seulement les différences capitales que présentent les sociétés modernes en comparaison des sociétés prémodernes, mais également celles qui distinguent les sociétés prémodernes des sociétés néolithiques. Comme je l’ai expliqué dans un entretien antérieur, seule cette dernière distinction rend possible la compréhension des défis particuliers que rencontrent, entre autres, les sociétés actuelles de l’Afrique subsaharienne face à la modernité. Enfin, je reconnais évidemment que chaque type de société englobe une multiplicité de cultures et de civilisations qui recèle une diversité et une richesse exceptionnelles. 

: Il demeure toutefois que votre cadre conceptuel semble renouer avec une vision évolutionniste. Cette objection pourra faire l’objet de notre prochain entretien.

Entretien numéro 19

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les défis propres aux sociétés subsahariennes

Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, nous avons examiné la trajectoire historique singulière de l’Afrique subsaharienne. Nous avons vu comment et pourquoi le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. Vous avez souligné les effets considérables de cette trajectoire, notamment le manque de capacité dont ont souffert les États africains et leur mise en dépendance et leur asservissement par des civilisations plus puissantes. Ces circonstances expliquent le sous-développement séculaire des sociétés africaines, qui présentent des insuffisances manifestes à de nombreux égards : des constructions nationales récentes et fragiles, des appareils d’État inefficaces, des économies sous-productives, des populations sous-scolarisées, des cultures qui accordent le primat au court sur le long terme. Les conséquences de ces insuffisances sont telles que l’inscription des sociétés africaines dans les processus constitutifs de la modernité pose sans doute des défis exceptionnels. Quel est à votre avis le plus important? 

Louis : La formation d’un État apte à gouverner vient vraisemblablement en premier. Comme je l’ai déjà souligné, le développement économique et social ne saurait s’enclencher sans l’action délibérée d’un État capable d’élaborer une vision stratégique, de la faire partager par les principaux acteurs économiques et sociaux, et d’en favoriser la réalisation par des moyens appropriés. Or, les États africains sont pour la plupart incapables d’assumer ces rôles et d’exercer une gouverne rigoureuse et dynamique. Pour ce faire, il leur manque entre autres des administrations efficaces sur lesquelles s’appuyer. 

: Qu’est-ce qui explique l’inefficacité des administrations publiques africaines? 

: Des problèmes majeurs touchent tout autant les structures administratives, l’effectif et la gestion de la performance que les relations avec les usagers. Les attributions des diverses structures administratives sont mal définies, ce qui suscite des dédoublements et des conflits. Les compétences sont mal réparties et la coordination est pratiquement inexistante. Il n’y a aucune délégation de responsabilité aux échelons administratifs subalternes, la moindre décision requérant la signature ministérielle sinon présidentielle. Contrairement à ce que l’on entend souvent, il n’y a pas nécessairement pléthore de fonctionnaires. Le pourcentage de fonctionnaires sur l’ensemble de la population y est le plus faible au monde. Mais l’effectif est mal composé et mal déployé. La logique néopatrimoniale fait en sorte que le recrutement et la promotion s’effectuent sur la base de critères d’appartenance familiale, communautaire ou affinitaire, et non sur ceux de la compétence. Les règles statutaires sont rarement appliquées. 

: Qu’en est-il de la gestion de la performance?

: Les procédures administratives sont lentes, inadaptées et mises en œuvre de façon rigide et ritualisée. Les tâches des fonctionnaires ne sont pas définies et il y a une absence quasi-totale d’encadrement, de contrôle et de sanction. L’appartenance à un réseau clientéliste protège chacun de toute tentative de sanction. En raison de ces différents facteurs, l’absentéisme et le désœuvrement règnent souvent : être fonctionnaire, c’est jouir d’un statut et d’un salaire, pas nécessairement accomplir un travail. Le gel des salaires et la diminution de pouvoir d’achat qu’ont subis les fonctionnaires au cours des dernières décennies ont renforcé ces comportements : « L’État fait semblant de nous payer et nous, nous faisons semblant de travailler. » Ces divers maux et dysfonctionnements qui affligent plusieurs administrations publiques africaines sont source d’inefficacité et d’inefficience et entraînent une perte de légitimité aux yeux d’une population qui se demande à quoi sert l’État dès lors qu’il n’arrive plus à remplir minimalement ses missions. 

: Ne faut-il pas relever également le problème de la corruption?

: Il s’agit effectivement d’un problème révélateur de la relation entre les sociétés africaines et leurs États. La période coloniale a créé un climat favorable à l’éclosion de pratiques corruptives, favorisant l’émergence d’une culture de non-respect du bien commun dans un contexte où le pouvoir était jugé illégitime et où les normes traditionnelles sanctionnant le vol des biens collectifs ou l’abus des fonctions d’autorité ne s’appliquaient pas aux biens publics perçus comme étant l’affaire des Blancs. Depuis les indépendances, la corruption s’est graduellement généralisée. À la différence des États occidentaux où elle touche surtout les milieux industriels ou financiers et la classe politique, les premiers se voyant adjuger de juteux marchés en retour de contributions aux caisses noires des partis, la corruption en Afrique implique l’ensemble des populations et affecte tous les types d’activités. Les relations corruptives profitent évidemment aux agents de l’État, qui tirent parti des dysfonctionnements administratifs pour arrondir des salaires relativement faibles, surtout lorsqu’on les compare à ceux dont jouissent les employés d’agences de développement et d’ONG. Cependant, elles tiennent aussi aux usagers qui y participent et les reproduisent. Non seulement les pratiques corruptives sont banalisées, mais elles sont valorisées. Quiconque obtient un poste lui donnant accès à des ressources publiques sans en faire profiter ses proches est perçu comme un incapable ou un égoïste. 

: L’Afrique n’a pourtant pas le monopole des pratiques de corruption!

: À l’évidence, non. Néanmoins, les pratiques corruptives africaines se distinguent par leur caractère structurel, leur ampleur, la légitimité qui leur est accordée et, surtout, par le fait que, contrairement à ce qui se passe en Asie, les ressources publiques détournées sont dilapidées plutôt que réinvesties localement. Ce dernier trait est très lourd de conséquences sur les économies africaines. 

: Qu’en est-il plus généralement des économies africaines? 

: Au moment des indépendances, ces économies se caractérisaient par la presque totale absence d’industrie, la spécialisation dans les exportations primaires, des infrastructures insuffisantes et un manque de main-d’œuvre formée.  Pour jouer leur rôle de soutien au développement économique, les États se sont doté de moyens financiers, de pouvoirs réglementaires et d’entreprises publiques. L’utilisation de ces diverses ressources va malheureusement obéir le plus souvent à une logique patrimonialiste plutôt qu’économique. Dans les années 1970, la multiplication des déficits, accentués par la baisse du cours des matières premières et, pour les pays non producteurs, par l’augmentation du prix du pétrole, va forcer les États à recourir à des prêts massifs. Les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1980 ne feront qu’accroître la misère sans rendre les économies plus dynamiques. Souffrant d’un manque absolu de compétitivité dans le nouvel environnement technologique et économique qui s’affirme à partir des années 1990, les économies africaines se sont retrouvées pratiquement déconnectées des marchés mondiaux jusqu’à ce que la demande chinoise en matières premières, provoquant une envolée des cours, relance la croissance du continent à partir de 2000. Désormais premier partenaire commercial de l’Afrique subsaharienne, la Chine s’intéresse d’abord aux ressources naturelles dont est richement doté le continent, mais également au marché de consommation qui y est en pleine expansion.

: L’Afrique subsaharienne serait-elle dorénavant entrée dans une ère de croissance et de développement? 

: De fait, elle a connu des taux moyens de croissance de 5 à 6 % depuis 2000. Une croissance favorisée par des facteurs extérieurs, comme la hausse du cours des matières premières, la baisse des prix des produits manufacturés, l’intensification du commerce avec les pays asiatiques et l’augmentation des investissements directs étrangers. Mais aussi par des facteurs intérieurs comme des mesures d’assainissement financier, une amélioration du climat des affaires et une augmentation de la productivité. Toutefois, la question se pose de savoir si cette croissance sera soutenable, si les pays sauront mobiliser leurs richesses naturelles pour leur développement. La situation apparaît à cet égard contrastée. Quelques États déploient des stratégies de diversification de leur économie et de transformation de leurs rentes en accumulation. Mais dans une majorité de pays, il semble que l’accélération des économies ait eu peu d’impact sur l’évolution des structures productives, les gouvernements se contentant de tirer profit des rentes disponibles sans investir en vue d’une diversification et d’un développement durable. Bien sûr, plusieurs chefs d’État ont déclaré vouloir faire de leur pays de nouveaux pays émergents, mais les projets paraissent relever de l’effet d’annonce plutôt que d’une volonté partagée. Cela est d’autant plus néfaste que l’Afrique est confrontée à un défi démographique majeur en raison de l’essor fulgurant de sa population qui persiste depuis les années 1950, la transition vers un régime à natalité faible n’en étant qu’à ses tout débuts. L’accroissement du nombre de personnes en âge de travailler pourrait être porteur, mais encore faut-il que la formation de la main-d’œuvre et la croissance des emplois soient au rendez-vous. 

: Le processus de démocratisation amorcé en 1989 n’a donc pas permis de redéfinir véritablement les pratiques économiques des États. 

: La vague de transition démocratique qui a touché un bon nombre de pays africains au début des années 1990 a suscité des progrès significatifs, comme l’adoption de nouvelles constitutions proclamant les droits et libertés fondamentaux et consacrant le pluralisme, la libéralisation et la construction progressive de l’État de droit, et l’organisation d’élections disputées débouchant sur une alternance. Malheureusement, les effets potentiels de l’adoption de règles démocratiques ont été souvent atténués par la capacité de l’élite au pouvoir à contrôler la scène politique et à poursuivre le jeu du néopatrimonialisme. 

: Y a-t-il des raisons d’espérer que les choses changent et que les défis politiques, économiques et démographiques puissent être relevés? 

L : Le fait que de plus en plus d’Africains, particulièrement chez les jeunes et les femmes qui ont intérêt à ce que les choses changent, reconnaissent ces défis comme étant les leurs plutôt que de se défausser de leurs problèmes sur un Occident mythifié constitue un signe nettement positif. Et puis des mutations favorables sont intervenues au cours des dernières décennies : une urbanisation massive, la réduction de la taille des familles, l’émancipation des jeunes, une amélioration de la formation et des niveaux de qualification, l’apparition de classes moyennes réalisant des micro-investissements. Ces différents facteurs permettent d’entrevoir le développement des sociétés civiles et un renforcement de leur capacité de déployer à la fois une force de résistance et une force de proposition.

Entretien numéro 18

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’asservissement des sociétés africaines

Philippe : Louis, lors de notre dernier entretien, nous avons commencé à examiner la question de l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité, une inscription qui pose selon vous des défis gigantesques. Afin de dissiper les préjugés et de rendre justice à ces sociétés, vous avez choisi d’envisager cette question dans une perspective de temps long. Vous avez expliqué comment des facteurs de nature environnementale, géographique et climatique, ont fait en sorte que le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. Vous avez par la suite abordé les effets considérables de cette trajectoire historique singulière, que vous avez qualifiée d’exception subsaharienne. Vous avez insisté sur le manque de capacité dont ont souffert les États africains et leur dépendance par rapport à des civilisations plus puissantes. On peut sans doute considérer que la traite négrière témoigne de cette dépendance. N’est-ce pas? 

Louis : Bien sûr. Depuis le VIIe jusqu’au XXe siècle, les traites réalisées à travers le Sahara et l’océan Indien en direction du monde musulman auraient concerné quelque 17 millions d’esclaves. Quant aux traites atlantiques effectuées par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français entre la fin du XVe et le milieu du XIXe siècle, elles auraient déporté un peu plus de 11 millions de captifs dans les colonies des Antilles, du Brésil et du sud des futurs États-Unis. Les individus asservis provenaient pour l’essentiel de razzias et de prises de guerre effectuées par des pouvoirs africains qui en organisaient la vente. 

: Mais pourquoi des élites africaines ont-elles répondu si facilement aux demandes extérieures en captifs?

: Il faut d’abord se rappeler que les sociétés de l’Afrique subsaharienne n’ont pas développé d’appartenance ou d’identité commune avant le XXe siècle. Réduire en esclavage les membres d’une autre ethnie africaine n’était donc pas plus difficile que ce ne l’était, pour les Grecs anciens, d’asservir des non-Grecs. L’esclavage était d’ailleurs une institution solidement enracinée en Afrique noire. Et puis, la traite était tout bonnement rentable pour les élites locales. À cet égard, il faut rompre avec l’idée d’un échange dans lequel la partie africaine aurait été constamment trompée. Il est bien sûr évident qu’aucune marchandise ne vaudra jamais la vie d’un seul homme. Mais si on analyse la traite selon les termes habituels des échanges commerciaux, comme les acteurs la voyaient à l’époque, on s’aperçoit qu’aucun partenaire commercial ne se sentait lésé. En échange de captifs, la partie africaine obtenait en effet des produits de valeur : plantes, animaux, tissus, outils, produits manufacturés, armes à feu, etc.

: Sans oublier les souffrances horribles endurées par les esclaves eux-mêmes, particulièrement dans les plantations, que peut-on dire des effets de la traite sur les sociétés africaines? 

: Eh bien, sur le plan démographique, la perte de millions de jeunes a assurément affecté la croissance et la vitalité d’un continent déjà sous-peuplé. Par ailleurs, sur le plan politique, la traite a donné lieu à la formation d’États d’un type nouveau, à la fois militaires et commerçants, qui se sont enrichis aux dépens des sociétés lignagères et des entités politiques moins solides qui leur ont servi de proies. Enfin, sur le plan social, on peut noter la dégradation de la condition des paysans libres au profit d’aristocraties à la fois marchandes, militaires et politiques.

: La colonisation par les Européens représente certainement un autre témoignage fort de la mise en dépendance des sociétés africaines.

: Tout à fait. Plus intrusive et plus déterminante que la traite, la conquête coloniale a constitué un véritable cataclysme qui a profondément bouleversé les sociétés africaines. Cette conquête s’est opérée pour la plus grande partie du continent à la fin du XIXe siècle. Les modalités de l’asservissement et de la mise en valeur des colonies ont varié, depuis la supervision plus ou moins directe des paysans africains que l’on réquisitionnait au besoin pour du travail forcé jusqu’à l’exploitation implacable par de grandes compagnies concessionnaires, en passant par l’installation de colons européens. Jusqu’en 1945, les autorités coloniales ont imposé une domination qui entravait le développement d’une véritable vie politique locale, ce qui n’a pas empêché les intermédiaires africains de développer des stratégies qui leur étaient propres. Après 1945, les Britanniques puis les Français ont entamé une certaine libéralisation politique et procédé à l’africanisation des administrations publiques, ce qui a stimulé l’émergence d’une nouvelle élite instruite. Des partis nationalistes ont été fondés et la décolonisation s’est réalisée, au tournant des années 1960 et de façon pacifique pour de nombreux pays, mais plus tard et après de longues guerres de libération pour les colonies portugaises et l’Afrique australe. 

: Que penser de la thèse soutenue par certains individus originaires d’anciens pays colonisateurs selon laquelle la colonisation aurait eu malgré tout de nombreux effets positifs? 

: Il est vrai que certaines sociétés colonisées ont pu profiter de quelques apports, notamment en matière d’infrastructures, de scolarisation, de santé ou d’organisation de la vie politique et administrative. Mais ces apports ont été généralement très modestes et sont advenus tardivement. Globalement, l’héritage colonial a été loin d’être positif. L’époque coloniale a entre autres renforcé des caractéristiques sociales et culturelles qui ont été source de maux et de dysfonctionnements majeurs depuis les indépendances. Il en a été ainsi des identités ethniques. L’Afrique précoloniale n’était pas constituée en ethnies closes sur elles-mêmes, mais en chaînes de sociétés pluriethniques et en étroite interdépendance. La cristallisation de la plupart des identités ethniques contemporaines est très récente et indissociable de l’administration coloniale. Elle a été le fruit de la sédentarisation autoritaire de l’habitat, du contrôle des mouvements migratoires et de la fixation plus ou moins artificielle des identifications ethniques par l’état civil et les passeports intérieurs. Pour maintenir leur pouvoir à peu de frais, les colonisateurs ont joué les ethnies les unes contre les autres. La communauté ethnique est ainsi devenue le moyen d’affirmer une existence propre, et de participer à la compétition pour l’acquisition de la richesse, du pouvoir et du statut. Imprégnant depuis les indépendances la lutte sociale et politique, elle s’est avérée quelquefois porteuse de dérives terribles, comme celle du génocide perpétré au Rwanda en 1994.

: Y a-t-il d’autres problèmes aigus auxquels font face aujourd’hui les sociétés africaines qui sont liés d’une façon ou d’une autre à l’époque coloniale? 

: Les modes de gouverne ou de gouvernance présentent assurément ce type de problèmes. Depuis les indépendances, la majorité des sociétés africaines ont subi des décennies de régime autoritaire. Avant la colonisation, ces sociétés étaient dotées d’institutions qui limitaient l’emprise du pouvoir. Et elles connaissaient des formes de délibération commune, même si cette délibération s’effectuait dans un contexte de forte hiérarchisation des statuts où seules certaines catégories sociales, notamment les hommes les plus âgés, avaient accès à la parole et à la décision. L’époque coloniale a remis en cause ces caractéristiques. Le style de commandement autocratique qui a prévalu sous l’administration européenne est venu conforter l’image du chef. La personnalisation du pouvoir sera ainsi au cœur de l’autoritarisme postcolonial. D’autre part, le mode de contrôle et de mise en valeur des ressources instauré par les colonisateurs sera reproduit par les régimes que l’on a qualifiés de néopatrimonialistes.

: Le concept de néopatrimonialisme est souvent utilisé pour qualifier les États africains. Qu’est-ce que cela signifie précisément?

: Appliqué dans le contexte d’un État contemporain, le néopatrimonialisme désigne un régime caractérisé par la personnalisation du pouvoir et la gestion de la sphère publique comme un domaine privé. L’épisode colonial a assurément joué un rôle important dans l’émergence de ce type de régime en Afrique subsaharienne. Cette façon de concevoir le pouvoir politique comme un moyen de gagner une emprise sur l’économie vient en droite ligne de la confusion entre l’exercice de l’autorité publique et le prélèvement des richesses qui était consubstantielle au régime de la concession coloniale. Déjà, sous l’État colonial, les intermédiaires autochtones ont pu utiliser leurs prérogatives d’auxiliaires de l’administration pour s’enrichir. L’indépendance, quant à elle, va fournir aux élites des nouveaux pays un accès direct aux ressources de l’État. Dans un État néopatrimonial, les sphères politique et économique ne sont pas différenciées. Aussi les ressources politiques y sont-elles immédiatement interchangeables avec les ressources économiques : le pouvoir donne accès à la richesse. Il en résulte que les enjeux de la compétition politique sont globaux et même vitaux. Les conflits qui opposent les groupes et les individus pour l’accès aux ressources politiques s’en trouvent exacerbés, d’où une propension marquée au recours à la violence pour régler les conflits. 

: L’usage de la violence comporte tout de même ses limites. Comment les dirigeants de l’État néopatrimonial s’assurent-ils plus généralement des soutiens nécessaires à leur pouvoir?

: Ils s’en assurent par le clientélisme et la cooptation. La priorité accordée aux allégeances premières (à la famille, au lignage, au village, à l’ethnie) sur l’allégeance citoyenne facilite la mise en place de réseaux clientélistes. Et l’obligation traditionnelle pour les chefs de déployer leur magnificence, par des dépenses ostentatoires et la redistribution de richesses, donne au clientélisme une touche de respectabilité. D’autre part, comme les dirigeants contrôlent systématiquement l’accès aux ressources, les opposants, dépourvus de moyens, finissent souvent par se rallier pourvu que l’on applique à leur égard une politique habile de cooptation. On doit enfin souligner que les dirigeants des États néopatrimonialistes sont soutenus par des États étrangers et des entreprises multinationales qui pillent les ressources du continent. Les problèmes de gouvernance que nous venons d’évoquer expliquent, en partie tout au moins, la situation de non-démocratie et de non-développement qui a longtemps prévalu après les indépendances.

: Dans notre prochain entretien, nous discuterons de la situation actuelle et des défis auxquels les sociétés subsahariennes sont aujourd’hui confrontées. 

Entretien numéro 17

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’exception subsaharienne

Philippe : Louis, dans le présent entretien et dans les prochains, je souhaiterais que nous examinions quelques-unes de vos principales raisons d’espérer que se réalisent les virtualités favorables que comportent les processus constitutifs de la modernité. Parmi ces raisons, vous avez noté la progression possible de l’inscription des sociétés non occidentales dans les dynamiques sous-tendant la modernité. À cet égard, la première question que j’aimerais soulever porte sur l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité. Votre propos à ce sujet était le suivant. Après avoir rappelé comment et pourquoi les processus constitutifs de la modernité ont émergé initialement en Occident, vous avez soutenu que ces processus apparaissent néanmoins universalisables, et que les sociétés non occidentales peuvent par conséquent s’inscrire dans la modernité. Vous avez cependant précisé que la nature concrète et le rythme de cette inscription dépendent pour chaque société des caractéristiques politiques, sociales, économiques, culturelles et religieuses qu’elle a acquises au cours de son parcours historique. Enfin, comparant brièvement le rapport à la modernité de quatre ensembles géopolitiques, vous avez noté qu’en Afrique subsaharienne, l’émergence économique pose des défis gigantesques à des sociétés qui, hier encore, et pour des raisons historiques, étaient peu développées. Cette affirmation quant au sous-développement séculaire des sociétés subsahariennes mérite assurément d’être précisée et étayée. 

Louis : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Il m’apparaît à moi aussi souhaitable d’apporter des précisions, non seulement pour écarter les mauvaises interprétations, mais pour mieux saisir la nature et les effets de l’exception subsaharienne.  

: Qu’entendez-vous par exception subsaharienne? 

: L’exception subsaharienne réside dans le fait que le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. C’est à partir du quatrième millénaire avant notre ère que l’ordre prémoderne a touché successivement la plupart des grandes aires mondiales, les aires proche et moyenne-orientale, indienne, chinoise, européenne et amérindienne. Utilisant de nouvelles techniques, et pratiquant une agriculture intensive qui fournit des rendements élevés, les sociétés inscrites dans l’ordre prémoderne ont connu une croissance démographique et une prospérité sans précédent. Cette abondance a favorisé un processus d’urbanisation et d’unification politique qui a rendu possible la fondation de puissants royaumes et empires. Elle a également suscité des développements techniques, économiques, militaires, intellectuels, artistiques et religieux majeurs. Dans ces civilisations urbaines, divisées en classes et organisées en États, on a assisté à l’invention de l’écriture, à l’émergence de la science, à la fondation des grandes religions, à l’essor des arts, ainsi qu’au développement des modes d’organisation de la production, du commerce et de l’art militaire. 

: Qu’est-ce qui explique que l’aire africaine n’a pas été réellement touchée par cet ordre prémoderne?

: Ce sont essentiellement des facteurs de nature environnementale, géographique et climatique qui ont joué. Le processus de néolithisation est intervenu en Afrique saharienne et sahélienne entre le IXe et le Ve millénaire avant notre ère. Car, à cette époque, l’espace saharien a connu une longue phase humide et verdoyante. Mais du fait de l’allongement de la masse continentale dans l’axe nord-sud et des climats multiples et contrastés que cela entraîne, la diffusion des nouvelles techniques et la propagation des espèces domestiquées ont été lentes et difficiles. Ce n’est finalement qu’au cours du Ier millénaire avant notre ère et du Ier millénaire de notre ère, qu’une partie des populations refoulées par le desséchement saharien s’est progressivement dispersée. Des petits groupes de pionniers de langues bantu ont alors colonisé les forêts d’Afrique centrale et les savanes de l’est et du sud du continent, souvent presque désertes jusque-là. Mais ces pionniers itinérants n’ont pu se sédentariser que très progressivement, et, surtout, ils n’ont pu développer une agriculture intensive. 

: Pourquoi cela?

: Tout simplement en raison d’un environnement hostile aux communautés agricoles. Parmi les principaux obstacles, on doit souligner les sols pauvres et difficiles à travailler qui ne supportent qu’une agriculture fondée sur la houe, les pluies capricieuses, la rareté des espèces végétales et animales indigènes domesticables, l’abondance des insectes et la fréquence exceptionnelle de la maladie qui rendent pratiquement impossible l’usage des animaux de trait, et les climats peu propices au stockage des aliments. Le fait de ne pouvoir dégager des surplus importants de la production alimentaire s’est traduit par une croissance démographique faible. Jusqu’à tout récemment, soit à la fin du XXe siècle, l’Afrique a été un continent sous-peuplé. Ce peuplement fort limité, combiné à des possibilités d’accumulation de richesses très modestes, va constituer un obstacle majeur à la formation d’États.  

: L’Afrique a tout de même connu de nombreux États avant la colonisation européenne. 

: Oui, mais le processus africain de construction étatique a été très particulier. Dans un contexte de faible pression démographique, de grande disponibilité des terres arables et de légèreté des techniques agraires, les paysans pouvaient facilement réagir aux tentatives d’érection d’un pouvoir souverain par l’escapade ou la fuite. Certaines zones n’ont d’ailleurs pas connu d’État avant la colonisation européenne. La dispersion du peuplement a généralement favorisé la cristallisation de pouvoirs purement locaux, contrôlant un terroir limité. Bien sûr, ceux qui réussissaient par leur richesse à s’imposer comme chefs de villages ou de tribus cherchaient à acquérir par des voies à la fois pacifiques et violentes une autorité plus grande et sur de plus vastes ensembles. Mais, incapables d’intensifier l’exploitation de leurs dépendants, ces acteurs dominants ont éprouvé de grandes difficultés à autonomiser leur pouvoir. Pour compenser ces difficultés, ils ont eu recours à des stratégies d’extraversion, mobilisant les ressources que procurait leur rapport à l’environnement extérieur. C’est ainsi que les entités politiques centralisées les plus puissantes ont émergé historiquement grâce au commerce avec l’Eurasie, un commerce lointain portant essentiellement sur des produits de valeur comme l’or, l’ivoire et les esclaves. 

: Où et quand ce commerce s’est-il développé?

: On peut distinguer trois interfaces où ce commerce est entré en jeu: le littoral de l’océan Indien, les routes transsahariennes et le littoral du golfe de Guinée. Le commerce entre l’Afrique de l’Est et le reste de l’Ancien Monde remonte à l’Égypte ancienne, aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère. Les Phéniciens, les Juifs et les Romains ont par la suite emprunté la route de l’encens et de l’or avant d’être relayés par les commerçants arabes. Ces échanges économiques ont favorisé des constructions politiques en Éthiopie (le royaume d’Aksoum, dès le premier siècle de notre ère), en Afrique du Sud (le royaume de Mapungubwe, XIe-XIIIe siècles) et au Zimbabwe (le royaume du Grand Zimbabwe, XIIIe-XIVe siècles, et le royaume de Monomotapa, XVe-XVIe siècles). Le commerce transsaharien, montrant lui aussi une ancienneté certaine, a pu profiter de l’introduction du dromadaire depuis l’époque romaine. Grâce à la maîtrise des débouchés des pistes caravanières, de grands empires se sont succédé au Sahel: l’empire du Ghana (VIIIe-XIe siècles), l’empire du Mali (XIIIe-XVsiècles) et l’empire du Songhay (XVe-XVIe siècles). En quête d’or, de maniguette (une épice au goût poivré) et, de plus en plus, d’esclaves, les Européens ont fréquenté pour leur part le littoral du golfe de Guinée à partir du XVe siècle, y favorisant la création d’États esclavagistes, dont le Dahomey (XVIIe-XIXe siècles). 

: Grâce au commerce, des chefs ont donc eu les moyens de leurs ambitions.

: Oui et non. Le commerce et la traite ont effectivement fourni un apport appréciable de ressources variées : des plantes, des animaux, des tissus, des outils, des produits manufacturés, des armes à feu, etc. Mobilisant ces ressources, les chefs ont pu consolider leur pouvoir sur leur propre groupe, puis l’étendre à d’autres populations. Toutefois, les royaumes et les empires ainsi édifiés ne disposaient que de moyens réduits. Ils n’ont pu de ce fait assurer les développements majeurs qu’ont connus les grandes civilisations eurasiennes aux plans technique, économique, militaire, intellectuel, artistique et religieux. Ils se sont en outre avérés très vulnérables, tout déplacement des routes commerciales pouvant signifier leur effondrement. Enfin, leur faiblesse va faciliter la mise en dépendance précoce du sous-continent ou de certaines de ses parties par des civilisations matériellement plus puissantes. L’Afrique subsaharienne se verra ainsi imposer des rapports inégaux dès l’Antiquité par le monde méditerranéen, puis par le monde arabo-musulman, avant que l’Europe occidentale n’y assure progressivement sa suprématie. 

: Les effets de l’exception subsaharienne ont donc été historiquement considérables. 

: Oui, et ils perdurent encore. Ce qui fait que l’inscription dans la modernité se pose bien différemment pour les sociétés africaines que pour les sociétés eurasiennes. 

: Dans notre prochain entretien, nous poursuivrons notre examen de la trajectoire historique singulière qu’a connue l’Afrique subsaharienne et de ses effets. 

Entretien numéro 16

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une modernité à parfaire 

Philippe : Louis, tout au long de la présente série d’entretiens, nous nous sommes interrogés sur la nature des sociétés actuelles, et sur les évolutions à venir prévisibles. Notre dernière conversation a porté sur la transition des sociétés musulmanes vers la modernité. Selon vous, plusieurs de ces sociétés sont déjà engagées dans cette transition. Pour étayer votre point de vue, vous vous référez aux transformations profondes qui touchent les rapports sociaux établis dans ces sociétés, à savoir l’individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires. Vous supposez par ailleurs qu’à la faveur de ces transformations silencieuses, les peuples nord-africains et moyen-orientaux pourront en arriver à concevoir des projets de société substantiels favorisant l’instauration de la démocratie et le développement économique. Je souhaiterais que l’on aborde cette question de la conception de projets de société dans une perspective plus générale. Je m’interroge d’abord sur la capacité de nos sociétés actuelles à concevoir de nouveau des projets de société.

Louis : Je crois qu’elles en sont toujours capables à condition qu’elles réapprennent à rêver. Non pas des rêves d’évasion dont l’effet ne peut être qu’anesthésiant et paralysant. Mais des rêves qui se fondent sur les possibles inscrits dans la situation présente. Le jugement que l’on porte sur notre situation dépend toujours de la perspective empruntée. Si l’on adopte la perspective la plus spontanée et que l’on se pose de façon imaginaire dans un futur idéal pour juger de la situation actuelle, il est fort probable que seuls les défauts et les manques nous apparaissent. Mais il est une autre perspective que nous pouvons adopter et qui consiste à se poser, toujours de façon imaginaire, mais ici dans le passé. Le regard peut alors embrasser tout à la fois ce qui a été, ce qui est et ce que nous souhaitons qu’il advienne. Dans ce deuxième cas de figure, la situation actuelle est jugée non seulement à la lumière d’un futur idéal, mais en prenant en compte la trajectoire historique l’ayant précédée. Une telle perspective permet de saisir non seulement les manques et les imperfections du présent, mais également les progrès réalisés et les avancées possibles. Alors que la première perspective risque de mener au désespoir et à l’inertie, la seconde peut favoriser l’espoir et l’engagement.

: Vous proposez en quelque sorte de restaurer la confiance en l’avenir en attribuant de nouveau un sens à l’aventure humaine.

L: Soyons clair. Il ne s’agit pas de fixer un sens à l’histoire à la façon des religions qui, quoiqu’elles affirment, ont bien conçu et non reçu les significations et l’orientation qu’elles proposent. Il s’agit plutôt de dégager et de reconnaître le sens de l’évolution historique qui a eu cours jusqu’à maintenant, et d’en comprendre les raisons. Puis, sur cette base, d’anticiper l’avenir, et de pouvoir ainsi décider de notre action selon nos idéaux, mais en ayant pied dans le réel. Le recul nécessaire pour une telle lecture nous est aujourd’hui permis grâce aux connaissances sociohistoriques qui sont les nôtres. Il nous faut penser l’histoire, une histoire sans fin, en dégageant les processus qui ont marqué jusqu’ici le développement de l’humanité. Il nous faut penser l’avenir, en concevant des projets qui concilient nos idéaux avec les possibilités réelles de transformation inscrites dans la situation présente. 

: Mais comment en arriver à déceler ces possibilités? 

: Il nous faut d’abord éviter de nous laisser aveugler par les évènements conjoncturels. C’est l’erreur commise par une partie de la gauche altermondialiste qui s’est radicalisée au cours des dernières décennies. Considérant qu’aucune opposition constructive n’est présentement possible, ces extrémistes poursuivent des actions anarchistes et violentes, qui dégénèrent parfois en simples manifestations de rage, et qui ont en général comme effet de polariser la situation à l’avantage des conservateurs et des réactionnaires. Pour repérer des potentialités, on ne saurait s’en tenir au passé le plus récent. Nous devons plutôt nous attarder aux processus qui s’inscrivent dans le long terme. La modernité ne représente évidemment pas la fin de l’histoire de l’humanité. Cependant, pour ce qui nous concerne, c’est de l’intérieur de cette modernité, en tenant compte de ce qui y est possible, que nous pouvons agir et devenir des producteurs conscients de notre histoire. Or, les trois processus constitutifs de la modernité sont loin d’être arrivés à leur terme. L’affirmation des États-nations, l’essor de l’économie capitaliste et l’individualisation des rapports sociaux sont toujours porteurs de virtualités, certaines défavorables, mais d’autres favorables. 

: Comment contrer les virtualités défavorables? Comment réaliser les favorables? 

: Au cours des deux derniers siècles, la démocratie s’est avérée comme la seule voie permettant de progresser. Cette voie est actuellement tracée par celles et ceux qui luttent pour l’établissement d’un nouveau contrat social visant l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable. 

: Qu’entendez-vous par contrat social?

: Pour comprendre ce qu’il en est d’un contrat social, on peut se reporter à celui qui a été initié dans les années 1930 et qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale dans l’ensemble des pays développés. Ce contrat a été établi grâce à un compromis adopté par les grands acteurs sociaux à la suite de débats démocratiques houleux et prolongés. Cherchant à réduire les contradictions dans lesquelles s’était enlisée la première modernité, ce contrat social a fourni de grandes orientations au développement économique et social. Et ces orientations ont joui d’une certaine continuité, tout au moins jusqu’à la fin des années 1970. Car, en raison de cette entente fondatrice, qui a alimenté avec le temps une vision de la société juste relativement partagée, l’alternance politique a été à l’époque relativement harmonieuse, les gouvernements successifs poursuivant ce que les précédents avaient construit. 

: L’établissement d’un contrat social suppose donc la convergence des forces de changement et la formation de larges alliances, qui excèdent la lutte pour l’exercice du pouvoir. Que peut-il en être dans les conditions sociopolitiques qui sont dorénavant les nôtres? 

: Il est certain que la confiance dans le politique a été fortement érodée à partir des années 1980. La montée du néolibéralisme a eu de l’effet, mais les errements de la gauche ont aussi pesé. L’idéologie néolibérale qui s’est déployée dans nos sociétés récuse en effet tout fondement à l’idée de projet collectif. Selon ses partisans, il faut nous libérer de l’emprise du politique et laisser opérer l’économie capitaliste et ses marchés, qui seraient les seuls en mesure d’assurer un ordre social juste et raisonnable. Quant à la gauche, elle a vécu un long entracte, perdant sa force de proposition pour se replier sur la défense des acquis, quand elle ne désinvestissait pas simplement le politique pour se consacrer à des causes particulières.

: Cependant, vous ne désespérez pas.

: Non. Car au-delà des mobilisations sociales qui tendent à se réduire à des mouvements de protestation, on assiste présentement à l’élaboration de projets de réforme substantiels. Celles et ceux qui s’y consacrent utilisent les nouveaux médias, dont les médias sociaux, pour créer des lieux et des réseaux où les acteurs de changement peuvent débattre. Ils engagent des actions concertées visant à conscientiser la population et à exercer une pression sur les partis politiques et les élus afin que soient adoptées des mesures contribuant à l’introduction des changements souhaités. Leurs efforts peuvent sans doute profiter des transformations silencieuses en cours, à savoir l’accélération du processus d’individualisation et l’ouverture et la densification des sociétés civiles. Des individus moins conformistes, plus critiques et mieux disposés à coopérer peuvent assurément être plus facilement mobilisables. D’autre part, une société civile en santé, dynamique et active renforce certainement la capacité qu’ont les sociétés de définir des projets communs. 

: Par ailleurs, un modèle de développement fondé sur le développement durable suppose un nouvel ordre international. Que peut-il en être?

: La coopération internationale ne va évidemment pas de soi. Cependant, certains phénomènes pourraient inciter les différents pays à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement. Il en sera possiblement ainsi des effets dévastateurs de la crise écologique mondiale, des effets qui s’annoncent considérables. Dans les décennies qui viennent, des catastrophes naturelles majeures pourraient constituer un puissant stimulant poussant sinon à abandonner tout au moins à reconfigurer le système économique capitaliste, afin qu’il cesse de faire fi des contraintes écologiques. Contraints par des populations harassées par des destructions massives et convaincues de la nécessité de mettre en œuvre un développement durable à l’échelle planétaire, les gouvernants pourraient en arriver à adopter des politiques communes allant très au-delà du déploiement des marchés des droits à polluer. Et puis, une inscription progressive, même si difficile, des sociétés non occidentales dans les dynamiques sous-tendant la modernité pourrait favoriser une convergence graduelle des valeurs dans la société internationale. Il nous faut ici encore éviter de nous laisser aveugler par les évènements conjoncturels, et adopter une perspective prenant en compte les processus qui s’inscrivent dans le long terme.

: Voilà donc vos raisons d’espérer que se réalisent les virtualités favorables que comportent les processus constitutifs de la modernité. 

: Oui. L’avenir étant partiellement imprévisible et indéterminé, nous pouvons espérer que s’opère la transition vers une nouvelle phase qui répondrait davantage à l’aspiration à la liberté et à l’émancipation, tout autant individuelle que collective. Mais encore nous faut-il agir et non demeurer des spectateurs étrangers à l’histoire qui, ignorant le passé, se laissent obséder par le présent. Ultimement, les possibles ne se révèlent que dans et par l’agir. 

Entretien numéro 15

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La transition des sociétés musulmanes vers la modernité

Philippe : Louis, au fil de nos récents entretiens, nous nous sommes d’abord intéressés au projet d’autonomie qui s’impose graduellement sous la modernité et au retrait concomitant de la religion auquel on assiste. Puis, après avoir traité de la survivance de la croyance et de la pratique religieuses qui persistent tout de même dans ce monde dont les fondements ne sont plus religieux, nous avons abordé la question de la coexistence entre croyants et incroyants dans les pays occidentaux. Cette problématique nous ayant conduits à évoquer les clichés réducteurs véhiculés en Occident à l’égard de l’islam, nous avons enfin évoqué le parcours historique de l’islam et examiné certaines idéologies qui se sont opposées dans les pays musulmans au cours des deux derniers siècles en regard de la modernité. Tout en mentionnant l’ampleur des difficultés rencontrées et des défis à relever, vous avez conclu notre dernier entretien en présumant que la transition vers la modernité pourrait un jour s’accélérer dans les pays musulmans. Ce qui, avez-vous ajouté, pourrait favoriser un accommodement graduel de l’islam aux fondements de cette modernité. Votre présupposition n’est-elle pas improbable, sinon chimérique?

Louis : Je ne crois pas. Il faut bien comprendre qu’à l’encontre des apparences, plusieurs sociétés nord-africaines et moyen-orientales sont déjà engagées dans la transition vers la modernité. Ces sociétés sont touchées par des transformations multiples, rapides et irrémédiables. L’urbanisation accélérée et les migrations de main-d’œuvre amenuisent les frontières entre les groupes d’appartenance, et réduisent le contrôle des communautés sur les individus. La scolarisation des filles augmente, le nombre d’enfants par femme diminue, les rapports de couple se font plus égalitaires, et les relations d’autorité dans la famille deviennent moins rigides. Ces diverses transformations, qui s’effectuent de façon relativement silencieuse, sont liées au troisième processus constitutif de la modernité. Ce processus, je le rappelle, touche les rapports sociaux. Il implique la mise en œuvre d’une forte individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires, à savoir les familles, les villages, les groupes religieux et ethniques.

: Est-ce à dire que ces sociétés deviennent de plus en plus individualistes? 

: Le processus d’individualisation conduit à ce que l’on peut qualifier d’individualisme sociologique. Cette forme d’individualisme doit être clairement distinguée tout autant de l’idéologie individualiste qui considère l’individu et ses droits comme supérieurs à ceux de la société que de la tendance égoïste, mais souvent dite individualiste, à tout subordonner à ses intérêts propres. D’autre part, l’individualisation doit également être différenciée de l’individuation. 

: Qu’est-ce que cela signifie? 

: Toute société humaine assure l’individuation des individus. Le fait d’être une individualité est en effet le fruit nécessaire de tout processus de socialisation. La conscience de soi se forme nécessairement à travers la relation avec les autres. En s’appropriant les attentes reçues de la part de ses proches, l’enfant ne peut se dispenser d’assumer le rôle de la première personne, d’assumer le Je. L’individualisation, dont nous parlons ici, est d’une autre nature. Elle tient à une série de développements qui tendent à faire de l’individu l’unité de base de sa société. Ces développements entraînent l’individu à prendre conscience qu’il est un acteur individuel et le contraignent à la réflexion et à la responsabilisation.

: Quels sont ces développements?

: Mentionnons ceux qui apparaissent les plus marquants. D’abord, l’affirmation graduelle de l’État-nation. Cette affirmation se fait au détriment des communautés primaires. Elle dégage progressivement les individus du pouvoir collectif des communautés familiales, religieuses et ethniques. La multiplication des groupes d’appartenance va dans le même sens. Les relations d’amour et d’amitié, l’éducation, le travail, la pratique religieuse, l’engagement social, le militantisme syndical ou politique, la participation à des activités artistiques ou sportives, toutes ces réalités se vivent désormais potentiellement dans des groupes différents. Et seul l’individu est à même de gérer ses engagements dans ces divers groupes. Déjà, en amont, la multiplication et la diversification des cercles de socialisation permettent aux jeunes d’opérer des choix tout en les y contraignant. L’émancipation des femmes joue à cet égard un rôle majeur. Non seulement le refus d’une identité assignée et la quête d’autonomie touche peu à peu la moitié des populations, mais les modèles de socialisation en sont transformés. On peut observer une diminution de la dépendance émotionnelle de l’enfant à l’égard de la mère, une présence plus forte du père dans l’éducation et une influence de l’école qui soumet l’enfant à des identifications multiples et diverses et l’encourage à faire ses expériences et à être actif. Le rapport à l’autorité, qu’elle soit parentale, scolaire ou autre, change également. Soulignons aussi qu’avec la prolongation de la scolarité, la jeunesse favorise l’affirmation de l’individualité. C’est ainsi que le mariage, par exemple, devient un contrat entre deux individus et non plus entre deux grandes familles ou deux segments d’une même grande famille.

: En raison de ces divers bouleversements, l’individu doit apprendre à structurer lui-même sa pensée et son action.

: En effet. L’individu vit dans un espace social plus ouvert, où les désaccords entre les idées et les valeurs sont accentués. À la recherche d’une vision cohérente des choses et d’un sens à donner à sa vie, il doit établir ses propres repères et faire ses propres choix. Étant moins soumis à la vie communautaire, l’individu devient davantage responsable de ses réalisations personnelles. Par ailleurs, cet individualisme sociologique revêt un caractère ambivalent. Il est un vecteur d’émancipation des individus du carcan des traditions et de libération de l’initiative individuelle. Mais il est en même temps un facteur de fragilisation ou d’insécurisation en rendant chacun plus responsable de son avenir. Aussi, pour acquérir des repères cognitifs et éthiques et une estime de soi, ainsi que la capacité d’action qui leur est indissociable, les individus disposant de moins de ressources personnelles peuvent être portés à s’engager dans des appartenances exclusives qui s’attachent à diluer l’individu dans le groupe. C’est ce que les intégristes religieux leur proposent. 

: En ce sens, les intégrismes religieux, dont l’islamisme, seraient tout à fait modernes.

: Oui. Même s’il se présente comme une volonté de renouer avec un passé mythifié, l’islamisme est effectivement un phénomène de la modernité. C’est une idéologie qui manifeste un refus des transformations en cours et une volonté de réaffirmer une identité collective qui a été fort malmenée au cours des deux derniers siècles. Néanmoins, c’est aussi une idéologie qui, de façon paradoxale, participe à l’évolution des sociétés. D’une part, dans plusieurs pays, les mouvements islamistes ont constitué de nouvelles solidarités horizontales, contribuant de cette façon à la mise en place d’une société civile indépendante des allégeances claniques et clientélistes traditionnelles. D’autre part, lorsqu’ils prennent le pouvoir, comme en Iran, ces mêmes mouvements islamistes démontrent qu’une autocratie religieuse ne saurait véritablement répondre aux attentes des populations actuelles. Cela ne peut qu’inciter certains musulmans à se mettre à la recherche d’un autre type d’articulation entre la religion et le politique. Un islam dont la doctrine serait réinterprétée pour la rendre compatible avec la démocratie moderne pourrait inspirer une action politique progressiste. 

: Finalement, le fait de présager un retrait de la religion ne vous conduit ni à une laïcité de combat ni à un athéisme militant.

: Absolument. On peut accompagner et nourrir les changements culturels, on ne peut les décréter. Ces changements ne peuvent s’opérer qu’au fur et à mesure que se transforment les rapports sociaux, politiques et économiques. Rappelons les échecs qu’ont connu les régimes communistes qui ont cru pouvoir éliminer la religion en URSS et dans les pays de l’Europe de l’Est. Il en a été de même en Turquie où la laïcité a été institutionnalisée de façon contraignante et brutale au cours des années 1920, et où le choc en retour est aujourd’hui évident. Il faut laisser aux transitions le temps de s’effectuer. C’est ce qui s’est passé en Occident, et il ne saurait en être autrement ailleurs. Les peuples nord-africains et moyen-orientaux ne peuvent ni ne veulent faire fi de leurs traditions culturelles et religieuses. Il leur faut arriver à concevoir des projets de société à partir de leurs valeurs et de leurs espoirs sans s’enfermer dans leurs références à un passé mythifié et un rejet de la modernité sous prétexte qu’elle provient de l’Occident. Mais pour y parvenir, ils doivent retrouver un minimum de maîtrise de leur destinée. C’est ce que semblent souhaiter les jeunes générations, ainsi qu’on a pu le voir à l’occasion du printemps arabe ou, plus récemment, lors de la révolte au Liban. 

: Un dernier mot, peut-être, concernant les immigrants et les enfants de parents qui proviennent des pays musulmans. Peuvent-ils collaborer d’une façon ou d’une autre aux transitions à opérer dans leur sociétés d’origine?

: Ils le font déjà souvent en soutenant financièrement leurs proches restés au pays. Ils peuvent sans doute faciliter l’appropriation des fondements de la modernité par ces proches. Mais encore faut-il que leurs sociétés d’accueil favorisent leur propre appropriation de ces fondements. Or, c’est loin d’être toujours le cas. Le déni de reconnaissance qu’ils subissent s’ajoute trop souvent à une intégration peu aboutie et à une situation économique précaire. Plutôt que d’en faire des ambassadeurs de la modernité, cette situation les incite malheureusement parfois au repli sur leurs groupes d’appartenance et à une affirmation sans nuance de leurs traditions particularistes. 

: Dans notre prochain entretien, nous pourrons revenir sur les conditions favorisant la conception de projets de société. 

Entretien numéro 14

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le défi de la coexistence entre croyants et incroyants

Philippe : Louis, au cours de notre dernière conversation, nous avons abordé le projet d’autonomie qui s’impose graduellement sous la modernité et le retrait concomitant de la religion auquel on assiste. Nous avons toutefois noté qu’en dépit de ce retrait, les religions subsistent et que la croyance et la pratique religieuses survivent dans ce monde dont les fondements ne sont plus religieux. Lorsque nous nous sommes laissés, vous en étiez à cerner différents facteurs pouvant expliquer cette situation, qui, à première vue, apparaît plutôt paradoxale. Vous avez notamment mentionné les pertes que peuvent ressentir les gens qui ont été socialisés dans une religion lorsqu’ils renoncent à leur croyance. Mais pour les jeunes générations, peut-on imaginer que les choses soient assez différentes?

Louis : Certainement. Les enquêtes tendent à démontrer que l’agnosticisme ou l’incroyance devient graduellement la norme chez celles et ceux qui n’ont pas grandi dans un cadre religieux. Cela se produit dans un bon nombre de sociétés occidentales, qui ont été les premières à s’inscrire dans la modernité. Depuis peu, ce phénomène se passe même aux États-Unis, où la pratique religieuse est pourtant restée très forte jusqu’à ce jour. Moins attachés à une tradition et vivant dans des sociétés de plus en plus métissées, les jeunes relativisent plus facilement les religions dont les vérités ou les voies sont incompatibles entre elles alors que chacune prétend être la seule vraie ou la seule juste. Cela étant, même si la transition s’accélère, comme il semble que ce soit présentement le cas, elle ne pourra probablement s’accomplir que sur plusieurs générations. 

: Cette éventualité met en relief l’importance de la question de la coexistence entre croyants et incroyants. Une question qui suscite à ce jour de nombreux débats.  

: Effectivement, nos sociétés modernes sont de plus en plus confrontées à ce défi de taille. À cet égard, deux éléments me semblent fondamentaux. D’une part la nécessité de défendre la laïcité, soit la séparation des Églises et de l’État et la neutralité de l’État. Il faut, par exemple, continuer de résister aux groupes fondamentalistes, notamment aux groupes fondamentalistes chrétiens qui exercent vraisemblablement l’influence la plus considérable dans les sociétés occidentales. Refusant le principe d’autonomie, ces groupes cherchent à imposer leur rigorisme. En toute logique, ils contestent de plus en plus l’enseignement des sciences, qui constitue sans doute l’un des principaux facteurs d’évolution des mentalités. D’autre part, il faut maintenir la protection des droits des minorités religieuses, et ménager des accommodements raisonnables. On ne fait pas pousser une fleur en tirant dessus. On ne saurait changer les façons de voir, les valeurs et l’identité d’une personne par la force. Cette maxime doit être particulièrement considérée dans le cas des immigrants récents. Car ces immigrants proviennent pour la plupart de sociétés dont la vie collective est aujourd’hui encore ordonnée par une religion. Il est stupide de brusquer ces gens par des politiques intolérantes, et de radicaliser ainsi chez certains une attitude d’opposition. Si l’on peut et l’on doit exiger le respect des lois, on ne saurait prescrire des valeurs et encore moins en tester l’adoption, à la façon dont certains ont souhaité le faire au Québec.     

: Cela semble tout à fait raisonnable. Mais comme l’affirment d’aucuns, n’y a-t-il pas une certaine dose de naïveté à faire preuve de souplesse à l’égard des adeptes d’une religion comme l’islam, dont la doctrine apparaît contraire aux valeurs qui fondent la modernité?

: Comme je l’ai souligné antérieurement, toutes les grandes religions ont été historiquement plus ou moins portées au prosélytisme, voire à l’intolérance. Et à cet égard, les monothéismes ont assurément surpassé les autres religions, faisant souvent preuve d’une intransigeance inflexible et brutale dans la défense de leur dogme. Rappelons simplement les méfaits perpétrés par l’Inquisition catholique en Europe et dans ses colonies depuis le XIIIe jusqu’au XVIIIe siècle. Encore au milieu du XIXe siècle, l’Église catholique condamnait la sécularisation et la tolérance religieuse, les papes combattant toujours pour le principe du christianisme comme religion d’État. Bien sûr, aujourd’hui, une grande partie des églises chrétiennes, dont l’Église catholique, reconnaissent la légitimité de l’autonomisation de la vie sociale et politique par rapport à la religion. C’est qu’étant essentiellement implantées en Occident, dans des sociétés qui ont été à l’origine de la démocratie moderne, ces églises ont appris à s’accommoder de quelques fondements de la modernité. De surcroît, un bon nombre de croyants, partageant les principes et les valeurs des sociétés dans lesquelles ils ont été socialisés, ont repensé leur foi et adapté leur pratique, allant parfois, sinon souvent, à l’encontre de leur hiérarchie cléricale.       

: L’islam, lui, n’aurait pas connu une telle évolution.

: Non, pas de ce type. Mais on doit ici se méfier des clichés réducteurs véhiculés en Occident. Il faut cesser de réduire l’islam à quelques caractéristiques soi-disant immuables et reconnaître son caractère historique et multiforme. Constituée progressivement à partir du VIIe siècle, la religion musulmane a assimilé les patrimoines de la Perse et de la civilisation hellénistique. Elle a été au fondement d’une civilisation brillante qui a imprégné de nombreux empires et royaumes, animant la vie de multiples peuples et ethnies. Le monde musulman a connu de longues périodes de prospérité et de vie intellectuelle intense, et a été un acteur majeur dans les échanges de toute nature qui se sont déroulés en Eurasie pendant plus d’un millénaire. À l’instar des autres grandes religions, l’islam a été l’objet de plusieurs interprétations, plus ou moins divergentes. Évidemment, comme il allait de soi, ces interprétations étaient toutes adaptées à des cultures de sociétés prémodernes. Considérons, par exemple, la question du statut des femmes. Contrairement au cliché largement répandu, l’islam n’a pas été historiquement à la source d’un statut des femmes dégradé. Son discours est tout simplement venu légitimer un système patriarcal relativement rigide qui était implanté bien avant sa venue dans la majorité des sociétés nord-africaines et moyen-orientales. Preuve en est que le statut des femmes musulmanes est bien meilleur dans des sociétés asiatiques comme l’Indonésie ou la Malaisie où le modèle patriarcal est moins prégnant. À l’inverse, le statut des femmes est aussi mauvais sinon pire dans des pays comme la Chine et l’Inde où l’islam est pourtant fortement minoritaire.

: Mais enfin, pourquoi l’islam ne s’est-il pas accommodé lui aussi de certains principes de la modernité, comme l’égalité homme-femme? Et comment a-t-il pu engendrer l’islamisme?

: Depuis plus de deux cents ans maintenant, le monde musulman subit la domination occidentale. En réaction au colonialisme puis au néocolonialisme, différentes idéologies réformistes sont successivement apparues. Au XIXe siècle, un courant formé d’intellectuels souhaitaient s’inspirer du modèle occidental. Conscients du retard de leurs sociétés, ces intellectuels l’estimaient rattrapable. Ils se préoccupaient des libertés politiques, d’une administration rationnelle de l’État, de la place de l’individu, du statut de la femme, de l’importance de l’éducation, etc. Proches de ce courant, un groupe de nouveaux clercs visait quant à lui à réformer l’islam afin de l’adapter aux réalités modernes. Ces clercs s’attachaient à combattre le fatalisme et à construire un islam rationnel dans ses dogmes, c’est-à-dire compatible avec la liberté humaine et les vérités scientifiques, et raisonnable dans ses exigences. Les dirigeants de certains pays se sont montrés ouverts à ce réformisme modernisateur. Cherchant à restaurer les capacités de leur État et à pouvoir ainsi résister aux puissances européennes, ils ont engagé d’importantes réformes. Mais la sortie de l’ordre traditionnel s’est avérée extrêmement difficile et le passage à la modernité est resté largement inachevé. Les réformistes ont parfois agi de façon contraignante et brutale, s’aliénant ainsi les populations. De leur côté, les notables et les religieux conservateurs, désireux de conserver leurs privilèges et leur pouvoir, se sont opposés aux changements souhaités. Cependant, c’est surtout la domination politique de plus en plus pesante de l’Occident qui a joué en défaveur des modernisateurs. 

: L’échec des réformistes modernisateurs va paver la voie aux traditionnalistes et aux intégristes.   

: Effectivement, les interprétations traditionnalistes et intégristes de l’islam seront par la suite encouragées sinon instrumentalisées par différents acteurs politiques. Il en sera ainsi des nationalistes maghrébins au temps de la lutte anticoloniale, qui noueront des alliances tactiques avec des fondamentalistes dans le but de recourir à l’islam comme facteur d’unité et ressort de l’action collective. Ultérieurement, les gouvernements des pays nouvellement indépendants encourageront les mouvances traditionnalistes afin de mieux combattre les idées subversives, démocrates ou marxistes. Dans plusieurs de ces pays, des régimes autoritaires vont s’installer. Le plus souvent soutenus par l’Occident, ils vont engendrer des économies inefficaces et dépendantes. Et dans ce contexte conjuguant dictature politique, dépendance économique, misère sociale et inégalités, les mouvements islamistes vont pouvoir se développer. Ils vont profiter de soutiens importants de la part de l’Arabie Saoudite, de l’Iran khomeyniste ou encore des puissances occidentales à qui ils vont servir d’alliés, comme en Afghanistan durant l’occupation soviétique. Ces mouvements islamistes emprunteront par ailleurs diverses formes. On trouve des groupuscules activistes qui recourent à la violence en vue de réaliser un ordre islamique international. Mais on trouve également des partis de masse qui jouent la carte du jeu partisan et de la démocratie électorale quand la situation s’y prête, tout en cherchant à conformer leur société aux préceptes de l’islam. La Turquie incarne bien ce dernier cas de figure.

: L’islamisme ne représente tout de même pas la fin de l’histoire des sociétés nord-africaines et moyen-orientales. 

: Assurément pas. D’une part, on ne saurait restreindre l’islam à l’islamisme. Les interprétations plus traditionnelles de l’islam sont aujourd’hui encore au fondement de la pratique de la très grande majorité des musulmans. D’autre part, et même si les difficultés rencontrées sont immenses et les défis à relever redoutables, la transition vers la modernité pourrait un jour s’accélérer dans les pays musulmans. Elle favoriserait alors un accommodement graduel de l’islam aux fondements de cette modernité. Le printemps arabe déclenché en décembre 2010 tout autant que la révolte plus récente des Libanais laissent présager un tel avenir. 

: Je vous trouve bien optimiste quant à la transition des sociétés musulmanes vers la modernité. Nous en discuterons lors de notre prochain entretien.

Entretien numéro 13

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le projet d’autonomie

Philippe : Louis, avant d’enchaîner avec le propos de notre dernier entretien, et pour nous aider à mieux le faire, je souhaiterais que nous débutions par une mise en perspective du parcours que nous avons suivi jusqu’à maintenant. Pouvez-vous me rappeler les grandes lignes du cadre conceptuel que vous avez peu à peu introduit dans nos discussions dans le but de nous aider à penser l’histoire de l’humanité dans la longue durée. 

Louis : Bien, tentons cette synthèse. Comme vous vous en souviendrez, je distingue quatre ordres humains qui se sont historiquement succédés : l’ordre primitif, l’ordre néolithique, l’ordre prémoderne et l’ordre moderne. Ces ordres humains reposent sur autant de types d’économies : économie de chasse et de cueillette, économie agricole extensive ou intensive, économie industrielle. Et ils se matérialisent dans des variétés d’institutions politiques et sociales particulières. Mais ils coïncident également avec des types d’êtres humains qui se singularisent par leurs manières de penser, de sentir, d’agir, de croire et de créer. Les institutions et les manières d’être correspondent enfin à des modes caractéristiques de compréhension du monde et de rapport à la nature, à la société, à l’humain et au divin. Dans chaque ordre humain, on peut ainsi repérer quelques principes centraux qui sont au fondement des formes de la vie en commun tout autant que des façons de voir et de se comporter des individus. 

: Et selon l’ordre humain en question, ces principes seront exposés tantôt dans une mythologie, tantôt dans une histoire sainte, tantôt dans une idéologie.

: C’est cela. La pensée mythologique est orientée vers un temps d’avant le temps humain. Ce qui lui importe, c’est la conformité au temps de l’origine. Elle engage les humains dans une dépendance et une dépossession, qui sont particulièrement fortes dans la société primitive, mais encore présentes dans la société néolithique. Ces sociétés nient en effet leur capacité d’autocréation. Elles attribuent tout ce qu’elles comportent à une source extra-sociale. Leur manière de vivre, leurs institutions, leurs règles, leurs usages, leur outillage et leur façon de voir, tout leur a été donné. Elles n’ont qu’à respecter, à se conformer à cet héritage, et à le reproduire. 

: Avec les grandes religions, cette façon de voir et ces principes sont passablement modifiés.

: Assurément. Comme nous l’avons vu, avec les monothéismes, la nostalgie des origines fait place à l’attente de l’avènement d’un monde paradisiaque. Les récits mythologiques qui sont conservés sont dorénavant inscrits dans la perspective d’un temps linéaire. Ainsi en est-il des récits de la création, du déluge ou de la tour de Babel, par exemple. Cependant, ce temps linéaire et irréversible ne caractérise dans la vision religieuse que l’histoire sainte, le profane demeurant tenu pour cyclique. La vie, qui est rythmée par les naissances, les maturations et les morts, se répète sans trêve. Les États et les civilisations apparaissent, croissent, atteignent leur apogée, périclitent et s’écroulent. Sans l’intervention divine, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Seule la volonté divine peut engendrer un avenir véritable qui échappe à la répétition. Et pour accéder à cet avenir, pour parvenir au paradis, les humains doivent se conformer à cette volonté divine. Ils doivent obéir aux prescriptions qu’ils peuvent découvrir par eux-mêmes dans la loi naturelle ainsi qu’à celles qui leur ont été transmises explicitement par des sages ou des prophètes.   

: C’est donc finalement par rapport à cette vision religieuse que la modernité va opérer une rupture décisive, une rupture qui va s’incarner dans le principe d’autonomie.

: Tout à fait. Les modernes vont rompre avec l’idée d’un cosmos harmonieux et bon que nous aurions à connaître et à imiter. Ils n’entendent plus recevoir leurs normes et leurs lois ni de la nature des choses, ni de Dieu. Ils prétendent au contraire les fonder eux-mêmes par leurs propres moyens, à travers un questionnement constamment ouvert et la délibération. Le principe d’autonomie implique une dénaturalisation des coutumes et une mise en question de la tradition comme norme suprême. Les valeurs et les normes traditionnelles ne sont pas nécessairement niées, mais elles sont désormais l’objet d’une réflexion qui vise à juger de leur bien-fondé. Tout cela va évidemment à l’encontre des religions, qui légitiment leurs croyances et leurs prescriptions par la référence à une tradition. La modernité s’organise au contraire autour de la notion d’avenir, ce qui ouvre la voie aux différentes idéologies qui vont s’efforcer de faire prévaloir leur propre idéal. 

: Vous associez la rupture avec la vision religieuse à l’émergence de la modernité. Mais qu’en est-il de la Grèce ancienne? N’a-t-elle pas connu l’éclosion de la vie politique et la naissance de la philosophie entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère?

: Il est vrai que les Grecs ont conçu que les humains pouvaient créer un ordre par et pour eux-mêmes en s’imposant des lois. D’ailleurs, le terme autonomie vient du mot grec ancien autonomos, qui signifie « qui se régit par ses propres lois ». Mais l’ordre ainsi créé était censé s’inscrire dans l’ordre du monde et se trouvait en fait comme dicté par celui-ci. Malgré l’auto-législation qu’elle pratiquait et défendait, la Cité grecque est restée attachée à l’idée d’un modèle transcendant et éternel. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, période d’essor scientifique et d’épanouissement de la raison critique, que le principe d’autonomie a été pour la première fois explicité sans réserve. Pour les philosophes des Lumières, l’être humain, doué de raison, est originellement autonome, c’est-à-dire capable de penser, de juger et d’agir par lui-même. Et cela, même si, le plus souvent, il a tendance à se soumettre à des autorités, à des croyances, à des préjugés, à des usages et à des mœurs. Pour passer de l’obéissance au gouvernement de soi et se réapproprier ainsi sa pleine humanité, il doit s’arracher aux attitudes apprises et se soustraire à la domination de la tradition.  

: Cette philosophie des Lumières n’est-elle pas un peu naïve? Est-il concevable que chaque être humain pense, juge et agisse par lui-même, en dehors de toute tradition?

: Judicieuses, ces questions ont été soulevées par divers courants philosophiques et spirituels. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les philosophes romantiques ont pris le contrepied de la position des philosophes des Lumières. Ces romantiques affirment l’irréductible enracinement de l’homme, et se représentent l’inscription dans une culture particulière comme le seul accès possible à l’humanité. Les capacités de penser, de juger, et d’agir ne peuvent à leur sens s’exercer qu’au sein d’une tradition. On peut assurément leur donner raison sur le fait que penser par soi-même ne signifie pas l’indépendance individuelle de la pensée. Et il est clair que l’autonomie n’est pas naturellement enracinée dans les individus. Mais il est possible d’acquérir le pouvoir de penser, de juger et d’agir par soi-même en s’exerçant à le faire. Toutefois, cet apprentissage implique une société dont les normes culturelles l’autorisent et le favorisent. 

: C’est dire que l’autonomie individuelle ne peut s’introduire dans les mœurs que dans une société se voulant elle-même autonome. 

: De fait, la possibilité de penser, de juger et d’agir par soi-même est directement issue de la formation de la société moderne. Ainsi, la liberté de penser n’est pas sans rapport avec des droits fondamentaux garantis par la démocratie moderne, tels la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de rassemblement et le droit de fonder des associations. Car l’accès à la pensée des autres et la possibilité d’échanger avec eux des idées et des arguments conditionnent cette liberté de penser. La liberté de juger suppose, pour sa part, que l’individu puisse s’opposer aux conceptions morales existantes ou mettre en question l’interprétation qui en est donnée. Quant à la liberté d’agir, elle implique que l’individu puisse n’obéir qu’aux principes auxquels il donne son assentiment là où il n’est pas contraint par une loi d’adopter un certain comportement.

: Dans nos sociétés modernes, la religion aurait donc cessé d’englober et d’organiser la vie collective. Elle ne serait plus au fondement du lien social. Mais alors, comment expliquer que les religions et les Églises soient encore très présentes dans nos sociétés et que la croyance et la pratique religieuses s’y soient en partie maintenues?

: L’une des raisons tient assurément au fait qu’une transformation en profondeur des mentalités exige du temps et qu’elle n’est pas sans soulever des résistances et susciter des luttes. Déjà, apprendre à vivre dans un monde désenchanté, et cesser de prendre ses désirs pour la réalité, cela ne va pas de soi. Pensez au nombre de nos contemporains qui consultent régulièrement leur horoscope pour se rassurer face aux incertitudes de la vie, alors que l’astrologie ne repose sur rien! Il est même des scientifiques pour croire aux phénomènes paranormaux. Mais il y a plus. Car, pour les gens qui ont été socialisés dans une religion, renoncer à leur croyance entraîne des pertes lourdes et inévitables. Ils ne peuvent plus compter sur la présence constante et le secours d’une providence divine. Il leur faut apprendre à accepter avec lucidité et sérénité leur condition de mortel, sans la promesse d’une résurrection ou d’une réincarnation. Il n’ont plus de communauté avec qui partager couramment d’intenses moments de fête, de prière et de méditation. Il leur faut réinventer les rites de passage à la naissance, à l’adolescence et à la mort. Une telle réinvention n’est d’ailleurs pas facile à réaliser, comme le démontre le fait que plusieurs non pratiquants et même des non croyants continuent de participer à quelques-uns des rites religieux traditionnels. Mais comme on peut le voir au Québec, par exemple, cette réinvention est néanmoins en cours, particulièrement pour ce qui concerne les funérailles.

: Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur les différents facteurs qui expliquent la persistance de la croyance et de la pratique religieuses dans un monde qui ne repose plus sur le religieux.  

Entretien numéro 12

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La sortie de la religion

Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, vous nous avez entraînés dans une sorte de long métrage retraçant l’évolution du phénomène religieux au cours des âges. Nous en étions aux sociétés prémodernes et à l’émergence des grandes religions, dont certaines, avez-vous précisé, présentent un caractère messianique qui a nourri historiquement de nombreuses révoltes sociales et politiques. Ces religions auraient donc été tout à la fois des facteurs de légitimation et de mise en cause de l’ordre existant.  

Louis : Effectivement. Les grandes religions ouvrent des perspectives nouvelles qui modifient la culture politique. Le Dieu-Roi disparaît pour laisser la place à un souverain en principe responsable devant un ordre supérieur. Mais l’élite religieuse, tout en constituant un certain contrepoids au pouvoir existant, confortera habituellement sa légitimité. Même le bouddhisme, pourtant moins engagé dans la vie temporelle, va légitimer le pouvoir politique en soutenant, par exemple, que le roi occupe sa position parce qu’il a accumulé des mérites dans ses vies antérieures. D’autre part, les grandes religions, particulièrement les monothéismes, annoncent l’avènement à venir d’un monde paradisiaque. Et elles vont de ce fait nourrir des espoirs messianiques potentiellement subversifs. 

: Il en sera ainsi du christianisme. 

: En effet. Fondé sur la croyance en l’incarnation du fils de Dieu en Jésus de Nazareth, le christianisme entretient l’espérance en son retour glorieux à la fin des temps en vue de l’établissement définitif du royaume de Dieu. Formée dans le climat d’effervescence apocalyptique juive qui prévalait à l’époque, la foi chrétienne sera au départ fortement axée sur la fin prochaine de l’histoire. Les évangiles nous présentent un Jésus qui parle et agit en prophète, prédisant les signes catastrophiques – des guerres, des calamités, de la désolation – qui sont autant de présages de l’approche du règne de Dieu. L’Apocalypse de Jean, rédigé dans le dernier quart du premier siècle, soit à une époque où les chrétiens sont persécutés, annonce le triomphe de Dieu sur les forces du mal. Ce dernier livre du Nouveau Testament sera au départ de croyances millénaristes, selon lesquelles le Messie, après avoir chassé l’Antéchrist, instaurera un règne terrestre qui durera mille ans, jusqu’au Jugement dernier.  

: Cette fascination pour la fin des temps sera vivace. 

: Oui, le phénomène messianique-millénariste refera surface à plusieurs époques. Notamment, au Moyen Âge durant les Croisades, puis du XIVe au XVIe siècle, alors qu’il accompagnera les luttes sociales. Espérance des désespérés, il se chargera d’un contenu révolutionnaire et égalitaire, et donnera un sens aux révoltes. Les mouvements socio-prophétiques vont toucher particulièrement et successivement l’Angleterre, la Bohème et l’Allemagne. Ces tentatives millénaristes à la fois violentes et mystiques ont été durement réprimées. Elles vont pratiquement disparaître à la fin du XVIe siècle. L’espérance millénariste se maintiendra toutefois sous une forme pacifiste et spirituelle dans des courants religieux comme les baptistes, les quakers et les mennonites. 

: Est-ce que l’on retrouve dans les autres monothéismes des traditions analogues à celles du millénarisme chrétien? 

: Certainement! Le judaïsme, qui plonge ses racines dans la littérature prophétique et apocalyptique de la Bible hébraïque, a suscité de nombreuses vocations messianiques au cours des siècles. D’ailleurs, contrairement à la doctrine chrétienne, pour le messianisme juif, la rédemption est un événement qui se produit nécessairement sur la scène de l’histoire, et non dans l’âme de chaque individu. L’eschatologie est aussi un des thèmes fondamentaux du dogme musulman. Dernier des prophètes, Mahomet inaugure la période terminale de l’humanité. Et de nombreux mahdis, guidés par Dieu, vont se lever au cours des siècles, particulièrement en Afrique du Nord, en vue de restaurer la pureté de la foi et de créer un ordre social juste avant l’arrivée de la fin du monde. Même le bouddhisme, dont le souci primordial porte moins sur la fin du monde que sur les réincarnations successives qui doivent conduire à la libération ou à la dissolution du moi, a pu nourrir des espoirs messianiques. Il a, entre autres, joué un rôle fondamental dans les grands mouvements insurrectionnels qu’a connus la Chine au cours de son histoire. 

: Par ailleurs, en Occident, les phénomènes messianiques-millénaristes sont pratiquement disparus depuis plusieurs siècles déjà.  

: Absolument! Avec l’émergence de la modernité et le retrait du religieux, les mouvements révolutionnaires vont se séculariser et emprunter graduellement une pensée de nature idéologique plutôt que religieuse.

: Nous voilà de nouveau confrontés à cette question du retrait du religieux. Qu’en est-il de ce phénomène et de ses causes? 

: Lors d’un entretien antérieur, j’ai noté que l’émergence de la modernité trouve en partie son origine dans les grandes découvertes qui ont connu leur apogée fin XVe-début XVIe siècle. Non seulement ces grandes découvertes ont suscité un essor économique majeur qui a conduit à la naissance du capitalisme, et enclenché la désintégration de l’ordre social ancien, mais elles ont provoqué un renouvellement des connaissances. Par l’apport de nouveaux savoirs sur le monde et ses habitants qui n’entraient pas dans les cadres dogmatiques des vérités admises, ces découvertes ont ruiné la vision médiévale du monde, et conduit à un réexamen des fondements de la connaissance. Le refus de l’argument d’autorité et l’esprit de libre examen seront graduellement appliqués à tous les registres de la vie humaine, la religion, les sciences et la philosophie, puis tous les domaines de l’action dont le politique. 

: La science va donc jouer un rôle majeur dans la mise en cause de la religion.

: De fait, le développement progressif de la science moderne va favoriser la mise en question de la vision du monde propagée par les religions. Avec les découvertes en astronomie et celles, beaucoup plus tardives, en astrophysique, l’image d’une terre occupant le centre d’un univers statique sera remplacée par celle d’un univers en expansion depuis environ 15 milliards d’années. L’idée de l’évolution de la vie va également s’imposer, et permettre d’élucider les origines des multiples espèces humaines qui ont existé, dont la nôtre. À l’encontre du créationnisme, les sciences ont démontré que le cosmos, la matière et le monde vivant sont soumis au devenir. Les sciences vont en outre achever le désenchantement du monde qu’avaient amorcé les grandes religions. Comme je l’ai mentionné antérieurement, les grandes religions ont combattu l’idée d’un univers peuplé d’esprits. Mais si elles reconnaissent une certaine autonomie de la nature, elles conçoivent tout de même que le surnaturel puisse y intervenir à titre exceptionnel. En revanche, les sciences, à la recherche des lois causales selon lesquelles opère le monde physique, vont écarter tout reste de pensée magico-religieuse. 

: Au-delà du désenchantement du monde opéré par les sciences, peut-on discerner d’autres facteurs qui ont participé au retrait de la religion? 

: Certainement! Car, pour que l’humanisme autosuffisant devienne une option viable, il a fallu du temps. On peut d’ailleurs repérer une étape intermédiaire au cours de laquelle une nouvelle conception religieuse a prévalu, le déisme, qui a réduit le rôle et la place des religions instituées. Le déisme est assurément un effet du succès des sciences, mais aussi une réaction contre le fanatisme religieux qui a ravagé l’Europe pendant les XVIe et XVIIe siècles. Tout en reconnaissant que le monde est une création de Dieu, le déisme comprend l’ordre du monde comme un ordre impersonnel qui peut être perçu par la raison. Écartant les mystères, il réduit le dessein de Dieu à l’égard des humains à la réalisation de leur propre bien. Partant de là, il est devenu possible de concevoir que les humains peuvent atteindre leur bien, un bien purement humain, par eux-mêmes, sans aucune aide extérieure. Au XVIIIe siècle, avec les Lumières, l’humanisme autosuffisant s’affirmera comme alternative plausible au christianisme. La liberté de croyance deviendra une valeur en soi. Et, dans ces conditions, l’athéisme ou l’agnosticisme se manifesteront.

: Les questions fondamentales qui tourmentent les humains se poseront alors d’une toute autre façon. 

: Oui, et ce sont des philosophes comme Emmanuel Kant qui vont prendre pleinement la mesure de l’impact de la révolution scientifique sur la pensée. Kant opère une critique radicale des réponses apportées traditionnellement aux questions fondamentales de la pensée, dont la toute première : Pourquoi, somme toute, y a-t-il un monde plutôt que rien? Remontant un enchaînement d’effet à cause jusqu’à la cause ultime qui serait en elle-même sa propre cause, les philosophes débouchaient généralement ainsi sur l’existence de Dieu. Kant porte un coup fatal à ce raisonnement en montrant que, quand bien même nous aurions nécessairement l’idée que Dieu existe, cette idée n’en resterait pas moins une idée et ne prouverait encore rien quant à son existence réelle. Selon Kant, il faut distinguer la quête de sens de la recherche de la connaissance. Et ce n’est qu’à cette dernière, qui est l’objet de la science et qui s’inscrit dans des propositions irréfutables, que s’appliquent les critères de vérité, de certitude et d’évidence. 

: Kant va également faire la critique de la philosophie morale. 

:  Oui, et il va ici aussi s’installer dans la rupture, critiquant l’idée d’un cosmos harmonieux et bon que la théorie aurait pour mission de connaître et la praxis morale pour finalité d’imiter. Pour Kant, les valeurs ne sont plus du domaine de l’être, mais relèvent du devoir-être. À l’instar des autres représentants des Lumières, il dégage ainsi l’un des principes générateurs de la modernité, sans doute celui qui a le plus à voir avec le retrait du religieux, le principe d’autonomie.

: Dans le cadre de notre prochain entretien, nous pourrons nous interroger sur ce principe d’autonomie et poursuivre ainsi notre examen du retrait du religieux. 

Entretien numéro 11

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le religieux dans les sociétés prémodernes

Philippe : Louis, notre série d’entretiens a pris récemment un tour quelque peu étonnant. Nous avions auparavant complété une analyse critique de diverses conceptions qui s’opposent quant à l’avenir de nos sociétés, des conceptions que vous aviez finalement qualifiées d’idéologies. Lors de notre dernier dialogue, après avoir défendu le caractère irréductible des idéologies sous la modernité, vous avez affirmé qu’il y avait concomitance, ou simultanéité, entre la montée des idéologies et la sortie de la religion. Et pour étayer cette affirmation, vous nous avez engagés dans un examen de l’essence du religieux et de son évolution à travers les divers types de société qui se sont historiquement succédés. Allons-nous poursuivre dans cette voie aujourd’hui?

Louis : Je le suggère, car je crois que cet examen nous sera ultérieurement utile. Il nous permettra, par comparaison, de mieux comprendre notre situation actuelle et d’aborder plus objectivement certains problèmes d’intégration auxquels sont confrontées nos sociétés désormais marquées par le métissage et la diversité. 

: Reprenons donc là où nous en étions, à savoir l’évolution du religieux dans les sociétés prémodernes, des sociétés qui, selon ce que vous nous en avez dit, vont connaître une intensification de la promotion des dieux.    

: On peut présenter cette évolution de la façon suivante. Avec l’avènement des royaumes et des empires, l’échelle de la grandeur politique change. Le chef plane désormais bien au-dessus de la foule des humains, les commandant tous de très haut, dans sa surnaturelle majesté. Pharaon, par exemple, suscite l’admiration, le prosternement et l’effroi. Aussi, de façon concomitante, l’échelle de la grandeur religieuse va-t-elle changer également. Les dieux s’éloignent et gagnent en souveraineté. Les religions polythéistes qui émergent en corrélation avec l’institution de l’État effacent le rôle des ancêtres et les relèguent dans la religion populaire et dans les cultes domestiques. Maîtres de tout ce qui compte, les dieux se retrouvent dans un panthéon hiérarchisé à l’image de la société, avec à sa tête, des êtres d’autant plus grands que l’État et le souverain sont plus puissants. On érige des temples majestueux. Un clergé spécialisé se met en place, qui célèbre des cérémonies liturgiques complexes et quotidiennes. L’exercice de la magie et de la divination se professionnalise. Les notions de dieu juste, de péché et d’immortalité émergent. Mais, malgré tout, certaines caractéristiques de l’ancienne religion demeurent. C’est ainsi que subsiste une vision holistique du monde, une vision selon laquelle l’ordre de la nature, l’ordre moral-social et l’ordre divin ne font qu’un. Pareillement, la logique du donnant-donnant prévaut toujours dans les échanges avec les êtres surnaturels que l’on prie et à qui l’on présente offrandes et sacrifices.

: En même temps, la pratique religieuse sert de nouveaux desseins. 

: Absolument. À l’égal des formes religieuses antérieures, les religions polythéistes permettent d’agir symboliquement sur les forces surnaturelles supposées régir les phénomènes que l’on veut mieux contrôler. Mais elles servent aussi d’instrument de pouvoir pour les gouvernants. La puissance des dieux fonde le pouvoir des rois. Du reste, ce que les dieux ont en commun et de proprement divin, c’est justement leur puissance. Cette qualité demeurera d’ailleurs le premier attribut du dieu, tout-puissant, des monothéismes qui vont suivre. Les dieux jouissent d’une liberté absolue tout comme les souverains ici-bas. Le roi est le vicaire ou même le fils bien-aimé du dieu prééminent, le dieu protecteur de la capitale du royaume. C’est non seulement le souverain qui est ainsi légitimé par la volonté divine, mais l’ordre social lui-même. Transgresser cet ordre ne peut être que source de maux et doit par conséquent être sévèrement châtié. Cette légitimation religieuse du pouvoir est bien sûr établie par le roi et son entourage. Ce sont toutefois les prêtres qui mettent au point la mythologie de nature théologico-politique qui fonde le pouvoir en justifiant, sous le mode de la parenté, sa transmission généalogique.

: La pensée mythique qui se déploie dans ces sociétés à État diverge donc profondément de celle qui prévalait dans les sociétés primitives et néolithiques.

: En effet. Les récits mythiques, qui dans leur multiplicité d’origine traitaient de problèmes symboliques situés et circonscrits, font place à un récit fondateur qui vient instituer l’État et légitimer son autorité sur la société. Contrairement aux mythes qui étaient le fruit de l’élaboration collective et anonyme, les récits mythologiques sont façonnés par des classes savantes, plus ou moins proches du pouvoir royal. Usant de l’écriture, nouvellement inventée, les prêtres vont réélaborer des matériaux préexistants pour composer les grands récits qui nous sont parvenus. De plus, le récit mythologique institue une sorte de chronologie dans le temps primordial, du plus primitif où prévaut le chaos au plus civilisé où règnent les dieux de l’Olympe. Et au-delà de ce temps originel, l’histoire est dorénavant conceptualisée. Toutefois, la pensée mythologique l’assimile à une succession de périodes au cours desquelles s’accroissent le désordre de la nature et l’imperfection des humains.

: Voilà donc une vision fort pessimiste qui perçoit l’avenir comme conduisant irréversiblement à la dégénérescence.  

: Oui. Cependant, cette vision s’inscrit dans une conception du temps circulaire ou cyclique, selon laquelle tout ce qui a eu lieu se répète périodiquement. Cette idée de l’histoire comme répétition ou de l’éternel retour trouve probablement son origine dans les rythmes ou les cycles qui sont d’expérience commune : l’alternance des jours et des nuits, les cycles lunaires, le retour des saisons, etc. À l’image des processus naturels qui voient les forces de la mort vaincre les forces de la vie, on appréhende donc le devenir comme déclin et vieillissement. La fin d’un grand cycle est marquée par un cataclysme cosmique, une conflagration universelle au cours de laquelle la destruction du monde s’accompagne simultanément d’une régénération qui permet la restauration de la situation initiale, la restitution de la perfection première. Avec l’apparition et la domination des grandes religions monothéistes, cette conception cyclique sera remplacée par une conception linéaire du temps, selon laquelle le temps est orienté, mais inscrit dans une histoire sainte qui doit déboucher sur une fin des temps qui verra paraître un ciel nouveau et une terre nouvelle.

: Qu’en est-il précisément du développement des grandes religions?

: Eh bien, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, une grande partie de l’Eurasie, depuis le Proche-Orient jusqu’à la Chine, va connaître la naissance de spiritualités nouvelles : le zoroastrisme en Iran, le confucianisme et le taoïsme en Chine, le bouddhisme en Inde, le judaïsme, le christianisme et l’islam au Proche-Orient. Certaines postulent l’existence d’un Dieu unique, créateur, alors que d’autres présupposent celle d’une entité immanente et impersonnelle. Mais toutes présentent des caractéristiques qui les distinguent des vieilles religions polythéistes. Fondées par un prophète ou un sage à un moment précis, elles s’insèrent dans l’histoire, les monothéismes étant en outre orientées vers un accomplissement qui brise avec le temps de l’éternel retour. Elles promettent un salut dans un autre monde, un salut de nature individuelle. Elles appliquent une doctrine éthico-spirituelle selon laquelle tous les actes sont l’objet de rétribution ou de sanction. Elles accordent une importance aux aspects affectifs : l’amour de Dieu et du prochain, la compassion, la culpabilisation pécheresse, la valorisation de l’ascèse. Elles reconnaissent l’autonomie de la nature qui, une fois créée, fonctionne selon ses propres lois, le surnaturel n’y intervenant qu’à titre exceptionnel. Elles accordent la primauté à l’attitude de foi et de vertu sur les rites magico-religieux, ceux-ci demeurant néanmoins. Enfin, elles sont ouvertes à tous, tout en étant portées au prosélytisme, voire à l’intolérance, et s’organisent en communautés qui se distancient de la vie familiale et sociale.

: Mais qu’est-ce qui a pu favoriser l’émergence et l’affirmation de telles religions?

: On peut repérer un ensemble de facteurs qui ont pu jouer. D’abord, une fragilisation des religions polythéistes. Les temples s’étaient approprié de nombreuses terres et contrôlaient une bonne partie de la production et du commerce de la richesse. Cela indisposait bien sûr de plus en plus les paysans, mais également les souverains et la noblesse. On peut également noter le fait que les sociétés eurasiatiques avaient développé une meilleure maîtrise de l’environnement, ce qui disqualifiait les dieux et les rites supposés gouverner les processus naturels. Dans ces mêmes sociétés, on assistait aussi à un début d’autonomisation de l’individu par rapport aux groupes primaires, particulièrement dans les strates supérieures et dans les couches, en expansion, d’artisans, de commerçants, de fonctionnaires et de lettrés. Cette autonomisation engendrait une série de nouvelles attentes d’équité, d’accomplissement personnel et d’immortalité. On doit enfin souligner la construction d’empires à vocation universelle dans les mondes perse, hellénique, romain, indien, chinois et musulman. Le fait de rassembler dans un même empire des religions différentes, confrontées entre elles et à celle du conquérant, a pu entraîner leur relativisation et donner l’audace de refonder le religieux.

: Et quelle sera la position de ces religions vis-à-vis le politique?

: Les grandes religions instaurent toutes une coupure entre l’ordre transcendantal et l’ordre profane. Et dans toutes émerge un nouveau type d’élite, depuis les ministres chrétiens jusqu’aux oulémas islamiques en passant par les moines bouddhistes. Cette élite se posera en partenaire relativement autonome des dirigeants politiques. En outre, certaines de ces religions comportent des croyances messianiques qui vont nourrir au cours des âges de nombreuses révoltes sociales et politiques.  

: Nous reviendrons sur cette question des messianismes dans notre prochain entretien.