Série 3. Entretien numéro 11

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une nouvelle conception du pouvoir : le libéralisme politique

Philippe : Louis, au cours de nos deniers entretiens, nous avons examiné trois circonstances qui ont marqué de façon substantielle le parcours politique de l’Europe occidentale prémoderne, à savoir la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents, la transformation des structures sociales sous l’effet d’une expansion géographique des échanges économiques, et la propagation d’une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie du champ politique, la souveraineté de l’État et les limites de son pouvoir. Vous avez conclu notre examen en formulant l’hypothèse selon laquelle la conjugaison de ces trois facteurs aurait ultimement facilité l’émergence d’une nouvelle forme de société politique et la construction d’un nouveau type d’État. Vous pouvez sans doute étayer cette supposition.

Louis : S’agissant de la formulation de cette hypothèse, je vous ferai d’abord remarquer l’importance des mots « faciliter » et « ultimement » que l’on y retrouve. Car, d’une part, les trois facteurs en question ne sont pas intervenus comme des causes déterminantes, mais à la manière de conditions facilitantes. Et, d’autre part, leur effet n’a pas été constant. Les luttes menées autour de la souveraineté aux XVIe et XVIIe siècles démontrent amplement le bien-fondé de ces deux précisions. À cette époque, on assiste à une importante centralisation du pouvoir dans la plus grande partie de l’Europe occidentale. L’Espagne, la France, les possessions des Habsbourg de Vienne connaissent ce qui a été qualifié de royauté absolue. Bien sûr, le terme « absolu » est une appellation erronée. Aucune monarchie occidentale n’a jamais joui d’un pouvoir absolu sur ses sujets dans le sens d’un despotisme sans entraves. Aucun des absolutismes n’a jamais pu disposer à volonté de la liberté ou des propriétés foncières de la noblesse, du clergé ou de la bourgeoisie. Ils ne réussirent pas davantage à supprimer les corps politiques traditionnels ou à abolir leurs privilèges. Mais il reste que de nombreux monarques ont réussi à concentrer les pouvoirs et à domestiquer noblesse, clergé et bourgeoisie. Deux pays ont cependant échappé aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire : la Hollande, dénommée alors Provinces-Unies des Pays-Bas, et l’Angleterre.

: Que s’est-il précisément passé dans ces deux pays?

: Les Provinces-Unies des Pays-Bas avaient été historiquement rassemblées par les ducs de Bourgogne, au moyen de mariages, d’achats et de conquêtes. Elles avaient été par la suite léguées en héritage à Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’Espagne, puis à son fils aîné, Philippe II roi d’Espagne. Mais, en 1581, Philippe II est destitué par les états généraux des Provines-Unies. Ils lui reprochent de vouloir gouverner de manière absolue, en tyran, sans respecter les libertés établies, notamment en matière religieuse et de taxation. Après avoir échoué à lui trouver un successeur acceptant de se voir confier un pouvoir limité, les états généraux ont instauré une république fédérale qui a su se maintenir par-delà une période trouble marquée par des luttes entre nobles et grands marchands. En Angleterre, c’est au XVIIe siècle que les dernières tentatives de création d’une monarchie autoritaire ont été contrées. Le Parlement, cette vieille institution collective de la classe dirigeante féodale, va se dresser contre le roi Charles Ier, ce qui donnera lieu à la Civil War, une guerre civile qui va durer de 1642 à 1649 et au cours de laquelle le roi sera décapité. Par la suite, son successeur, Jacques II, fera face à la Glorious Revolution (1688-1689), qui va donner le jour à un gouvernement constitutionnel limitant l’arbitraire royal.

: Comment expliquer ces deux parcours exceptionnels?        

: La force des traditions politiques et la solidité des institutions héritées du Moyen Âge ont pu avoir de l’effet. Cependant, les facteurs prépondérants ont sans doute à voir avec l’émergence d’une nouvelle élite urbaine, une élite composée de bourgeois, porteurs d’intérêts particuliers et d’idées novatrices. Il faut se rappeler que les deux pays en question sont de l’Europe du Nord-Ouest, soit de la région qui a éprouvé avec une intensité maximale les bouleversements économiques et sociaux liés aux grandes découvertes. Grands bénéficiaires de l’expansion commerciale, ils se sont affirmés successivement comme puissance dominante. Au début du XVIIe siècle, la Hollande est la première à connaître un développement considérable des forces productives lui assurant une supériorité matérielle, commerciale et militaire. Une paysannerie libre et majoritairement propriétaire y révolutionne l’agriculture. Elle spécialise ses productions, utilise des engrais, se sert des moulins à vent comme énergie motrice, investit considérablement, participe au marché et prend en compte des critères de rentabilité. La main-d’œuvre libérée de l’agriculture est embauchée dans la flotte de pêche et, surtout, dans la flotte commerciale, car la Hollande contrôlera une grande partie des principaux axes du marché mondial. Tout un secteur manufacturier de pointe et lié au grand commerce se développe, d’abord dans la construction navale, puis dans des entreprises qui transforment la matière première importée en produits finis qu’elles exportent : distilleries, fonderies, raffineries de sucre ou de sel, usines de tabac ou de savon, blanchisseries de drap, imprimeries et verreries. Le salariat se généralise. La Hollande a également joué un rôle majeur au plan financier, accumulant un énorme capital. Sa monnaie sûre servit longtemps de monnaie de référence pour les échanges internationaux. Et la première véritable banque y fut fondée, en 1609, de même que la première Bourse.

: Qu’en est-il de l’Angleterre?

: Eh bien, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, elle déclasse la Hollande. Elle disposait pour ce faire de certains avantages, comme une source d’énergie disponible supérieure, soit le charbon plutôt que la tourbe, et un marché intérieur plus important, en raison de la taille de sa population qui était de 5 millions alors que celle de la Hollande n’était que d’un million et demi. Mais, par-dessus tout, elle a instauré rapidement des rapports de production capitalistes, même dans les campagnes où l’on a fait appel à des ouvriers salariés tout autant pour les travaux agricoles que pour la production de textiles. L’expansion accélérée de sa production et de son commerce vont la faire passer graduellement d’un statut de dépendant à celui de rival de la Hollande. Puis, l’affrontement commercial va déboucher sur un affrontement militaire, dont l’Angleterre sortira dominante. Elle se retrouvera ainsi au cœur de la première révolution industrielle et à l’avant-garde du développement capitaliste, et imposera son hégémonie pour plus de deux cents ans.

: Dans nos deux pays, ce sont donc des bourgeois, marchands, industriels ou financiers, qui vont diriger la lutte contre l’autoritarisme.

: Effectivement, quoiqu’une partie de la noblesse ait collaboré, particulièrement en Angleterre. Ces différents acteurs se sentiront d’autant plus justifiés de mener cette lutte qu’ils partageaient une conception du pouvoir et de la relation entre gouvernants et gouvernés qui accordait le primat à l’individu. Déjà, au XIVe siècle, Guillaume d’Occam, ce franciscain anglais qu’Umberto Eco a mis en scène dans son beau roman Le nom de la rose, avait donné à l’idée de contrat conditionnel liant le prince et son peuple une dimension individualiste et non plus communautaire. Soutenant que l’Église est non pas une collectivité organique soumise au pape, mais un rassemblement volontaire d’hommes et de femmes ayant chacun une relation de foi personnelle avec Dieu, il avait suggéré qu’il en allait de même dans l’ordre politique. Plus tard, le mouvement humaniste du XVIe siècle a défendu le primat de l’individu. Ainsi, l’un de ses plus grands représentants, Érasme, philosophe et théologien originaire des Pays-Bas, considérait-il que ce qui fait la légitimité du pouvoir, c’est le respect qu’il témoigne à la liberté de l’homme. Cette façon de voir sera développée par les calvinistes. Avec Martin Luther et quelques autres, Jean Calvin a initié, au début du XVIe siècle, la réforme protestante, qui a touché la majeure partie de l’Europe du Nord-Ouest. Luther, aux yeux duquel l’État était un mal nécessaire, en était venu à justifier les pouvoirs en place. Au contraire, Calvin, affirmant la primauté de la société, refusera à l’État toute supériorité intrinsèque. La tradition calviniste considérera l’État d’un point de vue strictement utilitaire, comme devant assurer l’ordre, la discipline, et permettre l’existence harmonieuse de la société. Issu du calvinisme, le puritanisme va fournir aux révolutionnaires néerlandais et anglais des XVIe et XVIIe siècles tout à la fois les arguments justifiant leur lutte contre l’absolutisme, un modèle organisationnel de petits groupes fermés de militants enthousiastes sous la direction d’une élite et des chefs qui vont leur permettre de l’emporter. 

: Ces révolutionnaires vont finalement poser les bases d’une nouvelle théorie du pouvoir.

: Parfaitement. Cette nouvelle théorie du pouvoir, qualifiée de libéralisme politique, sera élaborée par un certain nombre de théoriciens engagés dans la cause révolutionnaire, comme le Néerlandais Hugo Grotius (1583-1645) et l’Anglais John Locke (1632-1704). Grotius a beaucoup contribué à l’évolution de la notion de droits. Considérant que Dieu a doté l’individu de droits attachés à sa nature même, il estime que c’est pour préserver ces droits naturels que les hommes décident de remettre l’autorité à une instance souveraine. Avant Grotius, les droits étaient avant tout perçus comme étant rattachés aux objets. Après lui, ils seront vus comme appartenant à des personnes, comme l’expression d’une capacité d’agir ou comme des moyens de réaliser telle ou telle chose. S’étant beaucoup intéressé à la relation entre les Églises et l’État, Grotius défendra aussi dans ses écrits l’idée de tolérance religieuse. Sous la pression des autorités ecclésiastiques dont il avait soulevé la colère, il se verra en conséquence infliger une condamnation de prison à vie. Il réussira cependant à s’enfuir à Paris, où il continuera à écrire. Néanmoins, la Hollande connaîtra généralement un climat de tolérance politique et religieuse qui en fera une terre d’accueil pour les réfugiés et les dissidents. Les juifs de l’Espagne et du Portugal, les huguenots de France et les puritains d’Angleterre s’y réfugieront en masse. Et les villes néerlandaises deviendront des centres de savoir cosmopolites, hébergeant de nombreux penseurs comme Spinoza, Descartes et Locke.

: Et quant à Locke, justement, quel sera son apport?

: Reconnu comme l’un des principaux théoriciens du libéralisme, Locke a développé sa pensée politique dans le contexte de la Glorious Revolution, qui a chassé le roi Jacques II et imposé à son successeur, le protestant Guillaume III d’Orange-Nassau, une Déclaration des droits par laquelle ce dernier acceptait de voir son pouvoir limité. Locke théorise les idées débattues durant la révolution. Il revendique un gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire la limitation expresse de l’exercice du pouvoir politique et un certain équilibre entre les différentes composantes du gouvernement, afin de garantir aux individus leurs droits civils. Il partage avec d’autres auteurs l’idée d’un contrat d’association préexistant au contrat par lequel le peuple établit un gouvernement, mais il ajoute que le peuple demeure en permanence détenteur de la souveraineté qu’il ne délègue que provisoirement et sous condition de surveillance. Il distingue les pouvoirs législatif et exécutif. Les propositions qu’il formule vont constituer la charte du libéralisme politique qui sera à l’œuvre dans l’Angleterre de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle. Cette nouvelle conception politique valorisera donc les idées suivantes : la séparation des pouvoirs; la prépondérance du pouvoir législatif, un pouvoir au demeurant désigné pour une période limitée et aux prérogatives soigneusement circonscrites; le droit au soulèvement comme conséquence d’une souveraineté résidant dans le peuple et déléguée sous surveillance au gouvernement.

: La Constitution anglaise sera donc très progressiste.

: Certainement. Pour les penseurs des Lumières, un Montesquieu par exemple, elle incarnait l’idéal politique. Toutefois, il faut bien voir que le Parlement anglais ne représentait à l’époque qu’une mince couche oligarchique. Voir aussi que les droits individuels fondamentaux, garantis par l’État et assurant à chacun une sphère d’action privée, ne concernaient alors que les hommes appartenant aux couches sociales économiquement dominantes. La métamorphose de l’État n’en était encore qu’à ses balbutiements. 

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