La souveraineté populaire
Philippe : Louis, lors de notre dernière conversation, nous avons entamé l’examen de la nouvelle forme de société politique et du nouveau type d’État qui ont progressivement vu le jour en Europe occidentale à partir des XVIe et XVIIe siècles. Nous nous sommes intéressés à l’avènement du libéralisme politique, qui s’est implanté d’abord en Hollande, puis en Angleterre. Bénéficiant de l’expansion commerciale stimulée par les grandes découvertes, ces deux pays se sont affirmés successivement comme puissance économique dominante. Et ils ont connu l’émergence d’une nouvelle élite urbaine. Engagés dans des activités commerciales, productives et financières, ces bourgeois partageaient une conception du pouvoir et de la relation entre gouvernants et gouvernés qui accordait le primat à l’individu. Pour défendre leurs intérêts et faire prévaloir leurs idées, ils ont fait en sorte que leurs pays échappent aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire qui ont touché à l’époque la plus grande partie de l’Europe occidentale. Afin de garantir aux individus leurs droits civils, ils ont plaidé pour une limitation de l’action de l’État, une séparation des pouvoirs et la prépondérance du pouvoir législatif. Cependant, les institutions politiques mises en place ne représenteront finalement qu’une mince couche oligarchique. Et les droits individuels fondamentaux, garantis par l’État et assurant à chacun une sphère d’action privée, ne concerneront alors que les hommes appartenant aux couches sociales économiquement dominantes. Vous avez du reste observé que la métamorphose de l’État n’en était encore qu’à ses balbutiements, tout en ajoutant qu’elle allait néanmoins se poursuivre.
Louis : Elle va effectivement se poursuivre, suscitant controverses et débats. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l’élaboration progressive du libéralisme politique a soulevé la question du type d’institutions à mettre en place pour assurer le respect des droits et des libertés individuelles. Des positions contraires ont été soutenues. Le philosophe Thomas Hobbes, par exemple, a prôné la soumission au souverain pour résoudre le dilemme entre le primat à accorder à l’individu et la nécessaire obéissance aux lois de la société politique. Ayant élaboré sa théorie dans le contexte de la guerre civile qui a touché l’Angleterre entre 1642 et 1649, il était persuadé que la sujétion à un pouvoir unique était la seule façon de faire cohabiter pacifiquement des humains, des humains qu’il percevait comme ne recherchant naturellement que leur intérêt et leur plaisir. Cependant, la soumission au souverain ne devait, selon lui, prévaloir que dans l’espace public et non dans les consciences non plus que dans la sphère du privé qui devait rester à la libre initiative des individus. Plusieurs penseurs se sont opposés à Hobbes, dont John Locke et, plus tard, Jean-Jacques Rousseau. Rousseau va s’appuyer sur la théorie formulée par Locke selon laquelle la société doit reposer sur un contrat d’association qui fonde la souveraineté du peuple. À l’encontre de Hobbes, Rousseau soutiendra qu’un peuple ne peut aliéner sa souveraineté au profit d’un prince ou de quelconques représentants, sans se renier et y perdre son être. L’idée de souveraineté populaire qu’il a défendu va triompher, mais en empruntant des voies fort différentes de celles qu’il avait imaginées.
P : Les acteurs de la Révolution française vont pourtant s’inspirer grandement de sa pensée.
L : En effet. Mais c’est aux États-Unis et non en France que la souveraineté populaire va trouver à s’incarner. Créées au XVIIe siècle, soit à une époque où le pouvoir de Londres était affaibli, les 13 colonies américaines vont jouir, dans les faits et longtemps, d’une large mesure d’indépendance. Mais à partir de 1763, à la suite de la conquête de la Nouvelle-France, la métropole devient plus exigeante. Il faut payer les frais de cette conquête et l’entretien d’une armée capable de surveiller les Canadiens et les Indiens. Héritiers des idées politiques anglaises, particulièrement de celles formulées par Locke, et dotés d’assemblées représentatives de divers types depuis leurs tout débuts, les Américains vont refuser de payer des impôts votés par un parlement où ils ne sont pas représentés. Le conflit s’envenime. Les Américains s’insurgent et déclarent l’Indépendance en 1776. Après la guerre d’Indépendance, les 13 colonies, qui entretenaient entre elles des rivalités anciennes, se métamorphosent en 13 États, vaguement liés les uns aux autres par un Congrès sans autorité. Commence alors une période agitée marquée par des luttes commerciales entre les 13 États, mais aussi par des conflits entre groupes et classes qui frôlent à certains moments la guerre civile. Les nouvelles assemblées législatives s’arrogent non seulement les responsabilités exécutives et judiciaires, mais aussi le droit de modifier ou d’interpréter les Constitutions lorsqu’elles le jugent à propos. L’arbitraire et l’instabilité règnent.
P : Comment les Américains en sont-ils arrivés à atténuer l’affrontement des factions et à maîtriser la situation?
L : Les débats ont été tumultueux, marqués de vives controverses. Mais, finalement, les élites se sont majoritairement ralliées à un projet de constitution d’une république fédérative organisée selon le principe de la séparation des pouvoirs. Adopté en 1787, ce projet avait été élaboré par des fédéralistes, convaincus de la nécessité de disposer d’un pouvoir central relativement fort afin de garantir l’ordre intérieur et la sécurité extérieure, de favoriser le commerce et de permettre un partage équitable de l’immense territoire situé à l’ouest des 13 colonies. Fruit d’un compromis entre grands et petits États, la Constitution sera perçue comme une loi fondamentale, mise à part de toutes les institutions gouvernementales et servant à les contrôler. Deux chambres seront créées : celle des représentants, dont le nombre sera proportionnel à la population, et le Sénat qui comptera deux sénateurs par État. La Constitution visera par ailleurs à répondre à la fois à la nécessité de créer un gouvernement républicain pour conserver l’appui populaire et au désir de se prémunir contre la démagogie, le désordre et l’instabilité.
P : L’élite sociale et économique craignait les masses.
L : Oui. Mais, paradoxalement, c’est en se réclamant de la doctrine de la souveraineté populaire que cette élite va finalement pouvoir harnacher le pouvoir populaire, en amenant une majorité désenchantée par les désordres à la conviction qu’un pouvoir législatif, absolu et sans appel, devait résider non pas dans un corps particulier mais dans le peuple en général. À la différence de ce qui prévalait dans le régime mixte anglais où le peuple participait au gouvernement par le truchement de la Chambre des communes, le peuple américain allait envelopper le gouvernement tout entier, aucune branche, ni aucun organe ne pouvant parler avec l’autorité entière du peuple. De plus, cette nouvelle conception permettait de procéder à une véritable séparation des pouvoirs, les Pères fondateurs ayant encore là invoqué la souveraineté pour instituer des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, mais étant également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. Ce jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs va devenir l’un des principes dominants du système politique américain.
P : Les Américains ont donc réussi à instaurer un système de gouvernement viable, donnant forme à la souveraineté populaire.
L : Absolument, et cela n’allait pas de soi. L’échec de la Révolution française en est un témoignage éloquent. Marquées par la Terreur, les dix années de révolution, de 1789 à 1799, ont débouché sur l’Empire napoléonien, qui sera lui-même suivi de la restauration de la monarchie et du Second Empire. Ce ne sera finalement que dans les années 1870 et 1880 que seront institutionnalisés des mécanismes permettant de donner corps à la souveraineté populaire. De plus, la République sera alors corsetée dans un parlementarisme qui ne sera pas sans poser de nombreux problèmes et qui prévaudra jusqu’à la création de la Ve République, en 1958.
P : Comment expliquer ce contraste saisissant, ces différences frappantes entre les deux parcours?
L : Les Américains jouissaient de conditions propices à l’innovation démocratique. Dans leur société neuve née de la volonté de s’associer, ils avaient expérimenté pendant plus de cent cinquante ans des libertés communales locales et une certaine égalité des conditions. À l’opposé, les Français étaient dotés d’une culture politique inégalitaire et anti pluraliste, un legs de la monarchie absolue et du catholicisme qui offrait bien peu d’appui à la construction démocratique. Et puis, les chemins empruntés par les uns et les autres pour matérialiser la souveraineté populaire ont été fort différents. Les Français ont jugé que l’assemblée unique était la seule forme appropriée pour mettre en œuvre une souveraineté essentiellement indivisible. Ils ont cherché à assurer la suprématie au pouvoir législatif, identifié à la Nation, confinant l’exécutif dans une fonction strictement subordonnée d’exécution, d’application des lois et d’administration de la justice. Tout autrement, comme nous l’avons vu, les Américains ont mis en place plusieurs assemblées et institué des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, des pouvoirs également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. La place ménagée à la division partisane et à la discorde des intérêts a été également fort dissemblable dans les deux pays.
P : Qu’est-ce à dire?
L : En France, la détermination à rompre avec la société d’ordres, à s’affranchir des groupes de pression et à faire prévaloir la volonté générale a conduit les révolutionnaires à supprimer tous les corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Les Américains avaient eux aussi commencé la révolution en considérant le peuple comme une entité homogène dressée contre les gouvernants. Mais à travers le processus conflictuel qui les a menés à la Constitution, ils sont passés de la conception d’une société imaginée comme un corps collectif à celle d’une société comprise comme composée d’individus aux intérêts variés et opposés entre eux. Ainsi, Madison, l’un des principaux auteurs de la Constitution, expliquera l’existence de factions rivales par la diversité des passions, des intérêts et des opinions. À son avis, cette diversité tenait à la nature humaine, et s’était considérablement accrue avec le développement économique et social. Il n’était donc pas question pour lui de chercher à l’éliminer, ce qui aurait conduit à supprimer toute liberté. Il fallait inventer un système de gouvernement nouveau, capable d’atténuer les effets négatifs des factions sans prétendre en extirper les racines, un système dans lequel il serait possible d’assurer la souveraineté populaire tout en empêchant la majorité de porter atteinte aux droits des minorités.
P : Les Américains ont pour ainsi dire légitimé les luttes politiques.
L : Tout à fait. Plutôt que de nier l’existence des conflits, comme le faisaient les régimes autoritaires, et comme le feront ultérieurement plus encore les régimes totalitaires, ils se sont appliqués à créer des institutions permettant de faire en sorte que les conflits s’expriment publiquement tout en respectant des règles. C’était en quelque sorte un retour à la politique telle qu’elle avait été conçue et appliquée dans les cités grecques anciennes et la République romaine, où la gouverne publique et collective impliquait des débats entre points de vue opposés.
P : Reste la question de savoir qui pouvait participer à ces débats. À Athènes comme à Rome, ce n’était qu’une infime minorité. Qu’en a-t-il été aux États-Unis en 1787?
L : À l’époque, chacun des États fondateurs disposait de sa propre législation en matière de droits de vote et d’éligibilité, y compris pour les élections fédérales. Ces droits ont été limités aux propriétaires blancs de sexe masculin. L’élite refusant le gouvernement de la majorité, la souveraineté du peuple a été comprise de façon fort limitative. Mais cela n’allait pas durer.
Gaston,
Je comprend qu’avec un Donald Trump, la situation a été alarmante. Mais je te soumets quelques éléments de réflexion. Il faut d’abord rappeler que les pouvoirs de l’exécutif américain se sont de beaucoup renforcés depuis les tout débuts de la république. Ce renforcement de l’exécutif s’est d’ailleurs joué partout au cours du dernier siècle en raison des missions qui se sont ajoutées à l’État et du contexte dans lequel cela s’est fait. D’ailleurs, le président américain dispose de moins de pouvoir qu’une bonne partie des autres chefs d’État et de gouvernement. Aux États-Unis, comme on a pu le voir, les deux chambres du Congrès peuvent facilement bloquer l’action du président. C’est ce qui a joué fortement dans le cas d’Obama. On peut espérer que Biden réussisse à faire avancer les choses, mais il n’y a rien de garanti. Le système de poids et contrepoids inscrit dans les institutions américaines a ses avantages (on évite les dérapages trop importants) et ses inconvénients (on réussit plus difficilement à opérer des avancées). Il n’y a pas d’institutions démocratiques parfaites. Et, finalement, elles ne peuvent bien fonctionner si les valeurs démocratiques ne sont pas partagées, ce qui est malheureusement le cas aujourd’hui avec les Républicains américains. Mais il ne faut pas désespérer. La démocratie américaine se maintient tout de même depuis 1776, et les États-Unis sont heureusement loin de la situation que l’on trouve dans les régimes autoritaires ou totalitaires comme en Chine et en Russie.
Quant à moi, les pouvoirs du président sont beaucoup trop étendus mettant la démocratie en péril lorsque celui-ci est imbu de lui-même ou déséquilibré comme on l’a si bien constaté avec Donald Trump.