Série 3. Entretien numéro 13.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La démocratie représentative

Philippe : Louis, nos trois derniers entretiens ont porté sur le processus de construction étatique qui s’est engagé dans le monde occidental à compter des XIIIe et XIVe siècles. Nous avons vu les monarchies européennes gagner leur autonomie à l’égard des structures sociales, reconcentrer l’autorité publique et s’assurer une souveraineté territoriale à caractère impersonnel et soumise au droit, tout au moins en principe. Puis, nous nous sommes intéressés à l’avènement du libéralisme politique en Hollande et en Angleterre, deux pays qui ont échappé aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire entreprises aux XVIe et XVIIe siècles. Dans le but de garantir aux individus leurs droits civils, la philosophie libérale va plaider pour une limitation de l’action de l’État, une séparation des pouvoirs et la prépondérance du pouvoir législatif. Mais ce dernier pouvoir sera aux mains de l’élite, une élite qui concevra le régime parlementaire comme le moyen d’assurer la conciliation des intérêts des propriétaires et non l’imposition d’une volonté majoritaire. Les choses vont évoluer avec les grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle. Aux États-Unis comme en France, l’élite, après avoir renversé la monarchie, s’est réclamée du peuple tout entier dans le but d’assurer la légitimité du nouvel État. Et les Américains vont réussir à instaurer un système de gouvernement donnant forme à cette souveraineté populaire. Ils ont mis en place plusieurs assemblées et institué des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, des pouvoirs également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. Toutefois, l’élite refusera le gouvernement de la majorité. Comprenant la souveraineté du peuple de façon fort restrictive, elle limitera les droits de vote et d’éligibilité aux propriétaires blancs de sexe masculin. Nous sommes encore loin de la démocratie moderne.

Louis : En effet. D’ailleurs, le mot démocratie a été pratiquement absent pendant toute la période révolutionnaire tout autant aux États-Unis qu’en France. Se référant à la Rome républicaine, les patriotes américains aussi bien que les révolutionnaires français se sont attachés à l’idée de république et non à celle de démocratie, qui était perçue comme archaïque, utopique et dangereuse. Cette image négative perdurait depuis l’Antiquité. C’est ainsi que Platon concevait la démocratie comme la victoire et la domination nécessairement éphémères des masses incultes, brutales et envieuses sur des élites plus dignes du pouvoir. Même ceux qui, comme Locke, avaient historiquement réclamé le pouvoir de la majorité restreignaient celle-ci aux citoyens actifs membres des élites marchande et intellectuelle. Pour esquiver une telle incohérence, les élites républicaines vont distinguer les droits civils des droits politiques. Suivant cette manière de voir, si les membres de la société sont tous égaux devant la loi et ont tous le droit de jouir de la liberté, il ne s’ensuit pas que tous aient également le droit de prendre une part active à la décision politique et de participer à l’élaboration de la loi. Contrairement aux esclaves, les femmes, les domestiques, les démunis et les illettrés sont bien des citoyens, mais des citoyens passifs qui doivent être représentés dans la vie publique par un mari, un père ou un maître. 

: Mais les citoyens actifs n’étaient-ils pas eux-mêmes simplement représentés dans ces républiques qui s’instauraient?

: En effet, il est vrai que la démocratie moderne sera représentative et non directe. L’idée de représentativité politique avait déjà une longue histoire en Europe. Au Moyen Âge, des assemblées représentatives avaient été instituées dans plusieurs régions, sous des noms divers : états généraux, diètes, cortès ou chambres des communes. Il semble que, dans les débuts, ces assemblées aient provoqué plus d’enthousiasme chez les souverains que chez leurs sujets. Elles leur permettaient de s’assurer un soutien politique et de lier les classes possédantes à leurs décisions. Mais nobles et bourgeois ont appris à s’en servir, non seulement pour présenter leurs doléances et leurs réclamations, mais pour imposer graduellement au prince le respect de certains principes comme celui qui veut que des taxes et des impôts ne peuvent être perçus sans le consentement de ceux qui les paient. 

: Ces pratiques passées ont donc tout naturellement incité les révolutionnaires à mettre en place des institutions représentatives.

: En quelque sorte, oui. Toutefois, leur choix répondait à plusieurs motifs. Il y avait d’abord celui de la dimension des États-nations modernes qui n’a bien sûr rien à voir avec celle des Cités-États de l’Antiquité. Se posait également la question de la complexité des affaires à traiter. À cet égard, même la démocratie dite directe qui prévalait à Athènes attribuait des pouvoirs considérables, parfois supérieurs à ceux de l’Assemblée, à des instances plus restreintes, comme la Boulè, responsable de la préparation des lois, ou les diverses magistratures dont les mandataires géraient les affaires courantes et veillaient à l’application des lois. Cependant, à Athènes, la plupart des membres de ces instances étaient désignés par le sort. Les systèmes représentatifs modernes se distingueront par le fait que les individus assumant des fonctions législatives ou exécutives seront désignés exclusivement par élection. On peut comprendre que dans des sociétés politiques se réclamant de la souveraineté populaire, l’élection, qui légitime tout en sélectionnant, ait été préférée au tirage au sort. La démocratie représentative présentait aussi l’avantage de respecter le principe de la séparation de l’État et de la société. Comme les Pères fondateurs américains l’avaient compris, l’établissement de la différence entre les représentants et le peuple représenté permet d’empêcher une prise directe du pouvoir social sur le pouvoir étatique, et de se prémunir ainsi contre la démagogie, le désordre et l’instabilité. Bien sûr, le pouvoir des élus est constitutionnellement circonscrit et limité dans le temps. Mais ils disposent d’un pouvoir effectif, n’étant pas tenu, juridiquement, de voter comme le souhaite la majorité des électeurs. C’est au moment des élections que les citoyens peuvent sanctionner les élus, ce qui leur confère une influence sur l’action des gouvernants.

: Encore faut-il que ces citoyens aient le droit de vote, ce qui, au départ, n’a pas été le cas de la majorité.

: Effectivement. Cependant, la volonté de restreindre l’exercice des droits politiques ne pourra finalement résister aux assauts progressifs des exclus : les hommes laissés pour compte, les femmes, les jeunes. Successivement, ces différents groupes vont défendre leur cause dans l’espace public, et rallier à eux une majorité de citoyens. Ils pourront le faire en se prévalant des droits fondamentaux qui sont à la base de l’existence de l’espace public, tels la liberté d’opinion, la liberté d’expression et la liberté de réunion. Aux États-Unis, ces libertés ont été garanties par le premier amendement de la Constitution, adopté en 1791. Cela a fait en sorte que le processus d’élargissement des droits de vote et d’éligibilité a pu s’enclencher relativement tôt. Entre 1792 et 1856, les États fédérés ont reconnu l’un après l’autre ces droits de participation à tous les hommes libres. Il faut dire que la relative égalité des conditions dont ces hommes issus de l’immigration européenne profitaient dans ces sociétés neuves les incitait à se considérer comme des semblables, ce qui a pu faciliter les choses. Évidemment, il en a été tout autrement pour les Amérindiens et les Noirs. Les territoires accaparés par les 13 colonies avaient été antérieurement relativement peuplés, occupés depuis des siècles par des tribus installées dans des villages permanents et pratiquant l’agriculture. Mais sous l’effet des épidémies consécutives à l’arrivée des Européens, les populations autochtones avaient fortement diminué. Les Britanniques ont donc pu s’établir dans des lieux en partie dépeuplés sinon abandonnés, et jouer plus facilement les tribus affaiblies les unes contre les autres jusqu’à s’approprier l’ensemble du territoire. Après l’indépendance, les Américains vont refouler graduellement ces peuples gênants vers l’ouest du continent, quand ils ne chercheront pas carrément à les exterminer. 

: Les Amérindiens ont-ils été mis en servitude?

: Un certain nombre l’ont été, particulièrement dans l’actuel sud des États-Unis. On estime qu’entre 30 000 et 50 000 Amérindiens ont été capturés ou achetés par les Anglais entre 1670 et 1715. Toutefois, en raison de leur facilité à fuir et à rejoindre les leurs, la plupart ont été exportés aux Antilles. Sur le continent, la majorité des esclaves seront d’origine africaine. On les retrouvera partout, mais leur nombre sera beaucoup plus important dans les colonies du Sud, où ils constitueront un rouage essentiel de l’économie de plantation. En 1770, ils représentaient 21 % de la population totale. Et bien que la Constitution de 1787 ait prévu que la traite vers les États-Unis allait être supprimée en 1808, chaque État demeurera libre de maintenir l’esclavage jusqu’à ce que la guerre de Sécession tranche la question en 1865. En 1869 et 1870, des amendements constitutionnels ont été adoptés, abolissant l’esclavage et accordant la citoyenneté et le droit de vote aux afro-américains. Néanmoins, l’exclusion et le mépris allaient se maintenir, entre autres sous la forme de la ségrégation raciale qui a prévalu jusque dans les années 1960.

: Et en Europe, en France par exemple, qu’en a-t-il été de l’élargissement des droits politiques?

: En 1848, de nombreux pays européens ont été touchés par une série de mouvements révolutionnaires porteurs de revendications de nature libérale et nationaliste. C’est à l’occasion de ce Printemps des peuples que la France et la Suisse ont octroyé le droit de vote à l’ensemble de leurs citoyens majeurs de sexe masculin. Cependant, dans la France de l’époque, comme dans la plupart des autres sociétés européennes, l’idée d’égalité était largement en avance sur les mœurs. Elle s’est heurtée à de fortes barrières mentales chez les élites nobiliaires et bourgeoises, qui ont mis longtemps à l’accepter. Toutefois, un certain nombre de phénomènes vont en faciliter une appropriation graduelle. Pensons à l’industrialisation et à la scolarisation qui en a été le corollaire ou encore à la consolidation des États nationaux et à leurs luttes qui vont pousser les gouvernements à s’assurer de citoyens plus loyaux et, à certains égards, plus actifs. Et puis, des gouvernements très conservateurs sinon autoritaires, comme ceux dirigés par Bismarck en Allemagne ou Napoléon III en France, vont utiliser le vote à leurs fins. C’est qu’au départ tout au moins, la plupart des nouveaux votants aux élections ou à des plébiscites étant des paysans respectueux des autorités, il a été possible de recourir à leur vote majoritaire comme rempart contre la pression des artisans, ouvriers et autres citadins. 

: Cela a dû passablement ternir l’image des droits politiques aux yeux de certains.

: Effectivement, ces droits sont apparus à d’aucuns comme un marché de dupes. D’autant plus qu’ils ont été accordés au moment où le capitalisme sauvage triomphait, accentuant la misère et les inégalités. Le contraste entre la prétendue égalité politique de tous et la tragique infériorité de la condition de la majorité était criant. Les partisans de la démocratie libérale vont malgré tout demeurer confiants, convaincus que du fait de la loi du nombre, le suffrage universel allait avec le temps favoriser la mise en place de gouvernements progressistes. D’autres, considérant cette démocratie comme n’étant que le travestissement d’un pouvoir de classe, vont la rejeter, allant jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner. Cette utopie connaîtra de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. 

3 réponses sur “Série 3. Entretien numéro 13.”

  1. N’oublions pas la Révolution française qui, inspirée des Lumières et des écrits de Montesquieu, Rousseau ou Condorcet ou l’abbé Grégoire, a fait avancer la démocratie par ses actes collectifs et juridiques : cahiers de doléances donnant une audience à de multiples expressions, réunion du Tiers-Etat en Assemblée nationale puis Constituante, déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 aout 1789, citoyenneté élargie aux juifs et aux étrangers par décret de 1791, abolition de l’esclavage en septembre 1793.

    1. Samuel,
      Il est vrai que la Révolution française a laissé un précieux héritage au plan des idées et que de nombreuses sociétés s’en sont inspiré. Mais, malheureusement, cette révolution a très rapidement dérapé et la France n’a réussi à mettre en place des institutions démocratiques pérennes que dans les années 1870.

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