L’État-nation
Philippe : Louis, au cours de nos derniers entretiens, nous avons retracé la façon dont l’État moderne a historiquement pris forme. Nous l’avons vu revêtir graduellement ses attributs fondamentaux : un État qui s’affirme comme étant souverain, mais assujetti au droit; un État libéral qui accorde la primauté à l’individu, mais dont la légitimité tient à la souveraineté populaire. Nous avons assisté à la constitution des mécanismes institutionnels ainsi qu’au choix de la démocratie représentative qui ont permis à cette souveraineté populaire de s’exercer. Au terme de notre périple, vous avez par ailleurs noté les profondes divergences idéologiques qui se sont manifestées autour de ces questions. Loin de voir dans la démocratie libérale une voie pouvant favoriser la souveraineté populaire, certains l’auraient au contraire considérée comme le simple travestissement d’un pouvoir de classe. Allant jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner, ils auraient donné naissance à des utopies qui allaient connaître de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. Vous pouvez sûrement en dire plus sur ces utopies et leur expansion.
Louis : Je crois qu’il sera effectivement utile de le faire. Mais auparavant, il nous faut cerner une dernière caractéristique fondamentale de l’État moderne, une caractéristique qui a, du reste, soulevé elle aussi de nombreux débats. Je veux parler ici de l’État-nation. Dans les démocraties libérales, le peuple, détenteur de la souveraineté, se présente sous la figure de la nation. C’est le partage d’une identité nationale commune qui justifie le fait qu’un peuple puisse revendiquer son propre État. Que le lien national ait précédé l’État ou qu’il ait été pour l’essentiel le fruit de son action, il va fournir le cadre indispensable du fonctionnement de systèmes de gouvernement fondés sur le consentement explicite des gouvernés.
P : La nation n’est tout de même pas apparue dans les temps modernes.
L : Bien sûr que non. Les humains sont par nature des êtres sociaux. Ils reçoivent leurs manières de voir, de penser, de sentir et d’agir de la communauté au sein de laquelle ils naissent et sont élevés. Ils s’identifient à cette communauté d’appartenance et la valorisent. À l’échelle des millénaires, à travers des processus tant d’essaimage ou de dispersion que de regroupement ou de fusion, les bandes, les clans et les tributs ont formé des ethnies singulières, pourvues d’institutions, de langues, de religions et de cultures particulières. Des peuples se sont constitués. Si quelques-uns se sont inscrits dans une relative continuité, la plupart sont issus de croisements ou d’hybridations intervenus au fil de parcours sinueux voire agités. Prenons comme exemples les peuples fondateurs des deux premiers États-nations. En France, le peuplement s’est fait sur une très longue durée et à travers de multiples péripéties. En simplifiant passablement, on peut noter la présence d’une population ancestrale de chasseurs-cueilleurs, la pénétration d’agriculteurs venus de l’Est au néolithique, la naissance de la Gaule avec l’arrivée des Celtes vers le VIe siècle avant notre ère, la conquête par Rome et une romanisation qui s’est étendue sur plus de cinq siècles, l’invasion par les peuples germaniques, dont les Francs, les Burgondes et les Goths qui s’assimilent aux Gallo-Romains, l’installation des Bretons en Armorique aux Ve et VIe siècles et celle, ultérieure, de Vikings en Normandie. Le territoire ayant été très longtemps morcelé entre de nombreux pouvoirs, la genèse de la nation française a été lente et difficile. À partir des Capétiens, qui ont régné de 987 à 1328, trois dynasties successives vont réussir à constituer progressivement une entité territoriale, politique, culturelle et religieuse spécifique. Cependant, le sentiment d’appartenance à une nation unique demeurera longtemps réservé à la noblesse et à une élite privilégiée. C’est néanmoins en en appelant à la nation que la Révolution va s’accomplir en 1789.
P : Et qu’en est-il des États-Unis?
L : Leur histoire s’avère bien sûr beaucoup plus courte, ne remontant qu’à la première moitié du XVIIe siècle. Mais au moment de déclarer leur indépendance, en 1776, les 13 colonies avaient tout de même connu plusieurs générations qui s’étaient peu à peu façonné des identités plus ou moins distinctes. Essentiellement anglaise à ses débuts, l’Amérique du Nord britannique devient rapidement multiculturelle et multiraciale. Au XVIIIe siècle, la majorité des migrants sont irlandais ou allemands. En plus des Anglais qui s’adjoignent à cette majorité, on rencontre de nombreux Écossais, Néerlandais et Français. Les Amérindiens sont bien sûr toujours présents, quoique repoussés et écartés des nouvelles sociétés qui naissent. Et puis, il y a l’arrivée des Africains, avec l’esclavage qui prend son essor à partir des années 1680. D’autre part, la perception de l’Amérique comme Terre promise attire de nombreuses minorités religieuses persécutées dans leur pays d’origine. Aux côtés des anglicans, membres de l’Église officielle de l’Angleterre, on trouvera donc des congrégationalistes, des quakers, des presbytériens, des luthériens, des réformés hollandais, des huguenots français, des calvinistes suisses et allemands, des catholiques et des Juifs. Les différents groupes ethniques et religieux ayant eu tendance à s’installer en commun, les colonies différeront en partie par leur population. Elles se distingueront également beaucoup au plan économique. Les colonies du Sud, régions de plantations et de monoculture intensive, vivront de l’exportation de tabac et de riz. Les colonies médianes exporteront de la viande, des céréales et de la farine. La Nouvelle-Angleterre disposera d’une économie plus diversifiée, se spécialisant dans le fret et la construction navale en plus d’exporter poissons, produits baleiniers et forestiers. Il faut enfin noter que jusqu’à la lutte pour l’Indépendance, les colonies ont entretenu des rapports directs et séparés avec Londres plutôt qu’entre elles.
P : L’appartenance à une nation américaine commune n’allait donc pas de soi.
L : Absolument. Cela permet de comprendre ce pourquoi les Pères fondateurs ont dû laisser une place importante aux États fédérés dans la Constitution de 1787. Les antagonismes liés aux différences économiques et sociales entre le Nord et le Sud vont du reste s’accentuer jusqu’à provoquer la guerre de Sécession. Survenue entre 1861 et 1865, elle constitue l’une des guerres civiles les plus meurtrières de l’histoire. Comme les États-Unis l’ont démontré, la création des États-nations n’a pas toujours été des plus aisées. La revendication nationale pourra exceptionnellement compter sur une identité culturelle et politique préexistante, comme cela s’est produit en France ou au Japon. Cependant, le plus souvent, l’unité politique devra être construite. Dans le meilleur des cas, à l’exemple de l’Allemagne et de l’Italie, cette construction se fera sur la base d’une histoire et d’une culture partagées. Mais les conditions seront parfois moins favorables.
P : Peut-on en conclure que certains États-nations ne seront que des communautés artificielles, constituées pour répondre aux intérêts d’élites économiques et sociales?
L : Écoutez, quelle que soit leur nature, les communautés humaines ont toujours été socialement et culturellement façonnées. Les États-nations, qui ne font pas exception, sont en outre le fruit de projets politiques affirmés. Qu’ils aient pu ou non se fonder sur des bases antérieures solides, les partisans d’un tel projet ont dû l’inscrire dans un territoire précisément défini et le matérialiser dans des institutions particulières. Pour produire ou consolider une identité partagée, ils ont dû recourir à différents moyens comme l’homogénéisation ou la standardisation d’une langue commune, la création d’emblèmes tels un drapeau et un hymne national, l’érection de monuments commémoratifs, l’élaboration de récits historiques qui structurent et fortifient une mémoire commune. Quoi qu’en disent certains, aucun État-nation n’a jamais été un simple cadre institutionnel et juridique. Même les nations qui se définissent en fonction de valeurs universelles, comme la liberté, l’égalité et la fraternité, ancrent ces valeurs dans une singularité de langage, d’identité, de vision du monde et de mémoire.
P : À la suite de l’Indépendance américaine et de la Révolution française, le nombre d’États-nations va fortement augmenter.
L : Effectivement, l’ère des États-nations ne faisait que commencer. Le mouvement des nationalités va s’amplifier et connaître des moments forts. Dans les premières décennies du XIXe siècle, il touche l’Amérique latine, où le processus d’indépendance met fin à l’Empire espagnol pour faire place à de nombreux États, depuis le Mexique jusqu’au Chili. La décolonisation s’y opère par ailleurs à l’initiative des descendants des colons et non des autochtones, sauf en Haïti où les anciens esclaves se libèrent du joug français et érigent leur propre république. L’Europe connaît elle aussi une effervescence nationaliste. En 1848, les monarchies réussissent à contenir les tentatives révolutionnaires connues sous l’appellation de Printemps des peuples. Mais l’Italie puis l’Allemagne s’unifient. À l’époque, un chauvinisme manifeste amène d’aucuns à prétendre que le principe des nationalités ne devait s’appliquer qu’aux seules grandes nations, les autres ayant tout à gagner à se fondre en elles. L’histoire va leur donner tort. La marche des nationalités va s’accélérer. Un nouvel épisode interviendra à la fin de la Première Guerre mondiale, avec l’effondrement des grands empires multinationaux d’Europe centrale et orientale, les empires austro-hongrois, allemand, russe et ottoman. Puis, avec la décolonisation des années 1950 et 1960, et, ultérieurement, l’éclatement de l’Empire soviétique, la communauté internationale s’agrandira jusqu’à compter aujourd’hui 193 États-nations.
P : Les conditions dans lesquelles les divers États-nations se sont constitués ont donc passablement varié.
L : Absolument. On peut tout de même distinguer quatre cas de figure prédominants. Le premier concerne des pays comme la Chine ou la Turquie qui bénéficiaient d’une forte continuité étatique et qui avaient été épargnés d’une colonisation directe. Dans ces pays, comme il en avait été en France, la souveraineté nationale a été instaurée à la suite d’une lutte visant à transformer les bases institutionnelles d’un État déjà en place. Le deuxième cas de figure est bien illustré par l’Italie et l’Allemagne, deux pays fondés à l’occasion d’un processus d’unification de régions partageant une histoire et une culture communes. Le troisième cas de figure, dont la Norvège est un bon exemple, est au contraire la résultante d’une sécession, qui peut se réaliser plus ou moins pacifiquement selon la culture politique qui prévaut. Le dernier cas de figure, de beaucoup le plus fréquent, correspond aux États-nations qui ont été créés dans le contexte d’un projet de libération nationale. Suivant le rapport de forces et le degré d’ouverture à la négociation, l’indépendance sera le résultat d’un processus pacifique ou d’une lutte armée, ainsi qu’il en a été en Algérie ou au Viet Nam par exemple. Il reste bien sûr un très grand nombre de collectivités nationales qui n’ont pas leur indépendance. Cela peut tenir à des conditions objectives comme un effectif très réduit ou l’absence de concentration spatiale. Mais cela peut également procéder d’un choix ou découler d’un rapport de forces internes ou externes défavorable. Quoi qu’il en soit, on retrouve des minorités nationales dans tous les pays du monde.
P : Des minorités dont le sort est le plus souvent très peu enviable.
L : En effet. Les États-nations ont fréquemment cherché à se donner une homogénéité culturelle au prix de l’oppression et de l’exclusion de leurs minorités nationales. Cela a évidemment été le cas lorsqu’un nationalisme ethnique a été prôné et instrumentalisé par un pouvoir autoritaire. Mais même dans les pays où le nationalisme s’est inscrit dans un projet de nature libérale et démocratique, on a eu tendance à viser l’assimilation des minorités nationales. La question des droits des minorités n’est d’ailleurs apparue que bien tardivement. En outre, non seulement le nationalisme a été généralement oppressif, mais il s’est fait maintes fois belliqueux. C’est ainsi que la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont vu les États européens faire appel à la nation pour établir et défendre leur domination impérialiste. Ces méfaits d’un nationalisme réactionnaire et agressif vont convaincre certains que loin d’être une condition de la vie démocratique, l’État-nation en constitue un obstacle majeur.
P : Nous pourrons sans doute examiner cette critique en même temps que celle portant sur la démocratie libérale.
L : Certainement. D’autant que ces deux critiques ont souvent été associées dans une même idéologie.
Une réponse sur “Série 3. Entretien numéro 14.”