Série 3. Entretien numéro 15.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État totalitaire

Philippe : Louis, nous avons récemment poursuivi notre examen de l’évolution à travers laquelle l’État moderne a graduellement adopté ses caractéristiques fondamentales. Cependant, au terme de chacun de nos deux derniers entretiens, vous avez souligné que cet État-nation de démocratie libérale qui a vu le jour a été loin de faire l’unanimité. Plutôt que d’entrevoir dans la démocratie libérale une voie pouvant favoriser la souveraineté populaire, certains l’auraient au contraire considérée comme le simple travestissement d’un pouvoir de classe. Plutôt que d’envisager l’État-nation comme une communauté dans laquelle peut s’enraciner la pratique démocratique, ils l’auraient perçu comme une forme de collectivité engageant les peuples dans la xénophobie et la confrontation. Conséquemment, nombre de ces opposants auraient prôné l’internationalisme, et plusieurs seraient allés jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner. Ils auraient ainsi donné naissance à des utopies qui allaient, selon vous, connaître de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. Qu’en est-il de ces utopies? 

Louis : Pour bien en comprendre la nature, il nous faut reprendre le fil de l’histoire à partir des révolutions américaine et française. À l’époque, la foi dans le progrès et la confiance en l’avenir qu’elle nourrissait étaient devenues quasi illimitées. La notion de progrès était apparue dans le domaine des connaissances, en raison de l’avance considérable et incroyablement rapide qu’avait connue le savoir scientifique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les deux révolutions ont favorisé son application aux affaires humaines en général. Les élites montantes ont en effet conclu de ces changements prodigieux qu’il était tout à fait possible d’améliorer la condition humaine. Et la voie pour y arriver résidait à leurs yeux dans l’alliance entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. Fondée sur la liberté individuelle, cette alliance devait assurer à la fois l’émancipation des citoyens et l’enrichissement des sociétés. Mais cela allait bientôt se révéler pratiquement illusoire. Bien sûr, suivant le libéralisme économique, tous étaient formellement égaux, chacun pouvant chercher à s’enrichir en produisant pour un marché réglé par la concurrence. Sauf que le jeu de la concurrence allait permettre à une minorité d’accaparer le pouvoir économique, le plus grand nombre ne contrôlant que peu ou pas ses conditions d’existence. En compétition les uns avec les autres pour la vente de leur force de travail, les ouvriers étaient condamnés à une situation dans laquelle la durée du travail, l’asservissement à la discipline de la fabrique et la faiblesse de la rémunération ne permettaient plus l’accomplissement d’une vie proprement humaine. 

: Les ouvriers ont dû réagir face à un ordre économique et social aussi injuste.

: Assurément. Dans la première moitié du XIXe siècle, des soulèvements majeurs touchent de nombreuses villes en voie d’industrialisation, particulièrement en Angleterre et en France. Les ouvriers s’organisent pour défendre leurs intérêts, créent des associations, des sociétés de secours mutuel et des syndicats. Leurs luttes entretiennent un climat favorable à l’éclosion d’idéologies proposant à la fois une critique de la société existante et des modèles alternatifs d’organisation sociale. On connaissait déjà l’utopie comme fiction narrative. Depuis que le chancelier anglais Thomas More avait fait paraître son ouvrage Utopia, en 1516, de nombreux auteurs avaient eu recours à ce genre littéraire. Décrire l’organisation et le fonctionnement d’une société idéale était une façon aisée et prudente de dénoncer, par contraste, les travers de sa propre société. Mais là, dans le contexte des bouleversements engendrés par une industrialisation capitaliste en plein essor, et sous l’effet des idées naissantes de progrès de l’histoire et de futur pouvant être projeté, l’utopie va muter. Délaissant le langage de la fiction, et s’appuyant sur une interprétation du mouvement historique, les utopies socialistes vont tracer les contours d’un avenir censé correspondre à la marche même de l’histoire, et dont on pouvait favoriser l’avènement.

: Ces idéologies à caractère utopique seront nombreuses.

: Nombreuses, et relativement divergentes. Toutes tiendront le libéralisme économique pour responsable de la misère sociale et du désordre économique. Et la plupart viseront à remplacer aussi largement que possible l’État par la société, une société devant s’édifier à partir de petites communautés plutôt qu’à partir des individus. Cependant, les modèles de reconstruction de l’ordre socioéconomique différeront par leurs orientations, de nature tantôt associative ou libertaire, tantôt collectiviste ou technocratique. S’efforçant de hâter l’avènement de l’avenir, certains disciples de ces doctrines vont tenter de faire l’expérience immédiate des modèles proposés. Mais les communautés mises en place en Angleterre ou aux États-Unis vont connaître des difficultés de nature économique et sociale qui vont les conduire toutes à l’échec. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le marxisme s’impose, supplantant les autres doctrines. Marx et Engels se sont toujours défendu de vouloir mettre en vigueur un système utopique. Reprochant à leurs prédécesseurs d’avoir sous-estimé les forces historiques réelles, ils les qualifiaient d’ailleurs de socialistes utopiques. Ils souhaitaient pour leur part s’en tenir à l’analyse scientifique du mouvement historique et se concentrer sur les luttes à mener. Pourtant, même en s’en défendant, ils ont malgré tout élaboré une vision assez détaillée de la société à venir.

: Et comment se présente cette vision, à tout le moins dans ses grandes lignes? 

: La société à venir sera une société sans classes, qui mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. La socialisation des moyens de production et l’essor sans précédent des forces productives qu’elle permettra assureront une abondance de biens et favoriseront l’émancipation et le libre développement des individus. L’État, cet instrument de l’oppression d’une classe par une autre, aura disparu, et l’administration des choses se sera substituée à l’administration des hommes. La solidarité internationale entre les prolétaires aura aboli les frontières et mis définitivement fin aux guerres. Par ailleurs, la réalisation de cette société nouvelle se fera en deux temps. Il faut d’abord que le prolétariat conquiert le pouvoir et instaure sa dictature sur les exploiteurs. Cette révolution permettra de démanteler le capitalisme et d’édifier un socialisme dans lequel chacun recevra en proportion de son travail. Dans un second temps, les forces productives ayant été pleinement développées et les attitudes conformes aux nouvelles valeurs s’étant généralisées, la société nouvelle pourra être parachevée dans un communisme où l’abondance permettra à chacun de recevoir selon ses besoins. 

: Cette utopie marxiste a été mise à l’essai.

: Tout à fait, et en grandeur nature. À partir de la fin du XIXe siècle, plusieurs marxistes, constatant que les institutions démocratiques et le suffrage universel avaient permis l’amélioration des conditions de vie des prolétaires, s’étaient distancié de la thèse de la nécessaire rupture révolutionnaire. Mais la révolution russe va réactiver et fortifier le caractère utopique du marxisme, renforçant l’idée qu’il ne saurait y avoir de progrès par amélioration de l’ordre existant, mais qu’une rupture créatrice d’un monde entièrement nouveau est nécessaire. En octobre 1917, sous la direction de Lénine, les bolchéviques s’emparent du pouvoir. Ils instaurent une dictature qui est, dans les faits, celle du Parti communiste, et qui, ultérieurement, deviendra pratiquement celle de son secrétaire général, Staline. Le régime soviétique accouche d’un totalitarisme qui supprime les libertés individuelles et étend le pouvoir de l’État aux dimensions de la société, empêchant ainsi toute initiative de nature idéologique, politique ou économique. Se prévalant d’internationalisme, il favorise la création à l’étranger de partis frères destinés à soutenir l’Union soviétique et à étendre la révolution. Celle-ci sera contenue en Europe avec l’écrasement des tentatives insurrectionnelles entreprises en Allemagne et en Hongrie après la Première Guerre mondiale, mais des partis communistes s’arrogeront le pouvoir en Europe centrale et orientale et ailleurs dans le monde après la Seconde Guerre mondiale. 

: Ce sera le cas en Chine. 

: Effectivement, la Chine, où le marxisme-léninisme avait pénétré dès les années 1919-1920, a connu elle aussi une et même deux tentatives de transformation volontariste et radicale de la société. Il y a eu d’abord le Grand Bond en avant. Lancé par Mao Zedong en 1958, cet essai utopique visait à refondre complètement la société chinoise et à rattraper en quelques années les nations industrialisées. Des communes populaires sont mises en place. La collectivisation est poussée à son dernier degré, toute propriété individuelle étant abolie et la vie de famille dissoute au profit de la vie en collectivité. Une industrialisation brutale, insensée et désordonnée des campagnes engendre un énorme gaspillage de biens et d’énergie, provoquant un désastre agricole et une famine catastrophique. Mis à l’écart de fait, Mao organise une contre-offensive, cherchant à restaurer son autorité et à redevenir en mesure de relancer la révolution. Ses efforts aboutissent à la Révolution culturelle, qui éclate en 1966. Occultant la lutte pour le pouvoir, la tourmente révolutionnaire mobilise la jeunesse dans le but d’abolir les classes sociales, d’éliminer les privilèges, de supprimer toute distinction entre travail manuel et travail intellectuel, et de réformer les comportements. Les Gardes rouges sèment une terreur qui fera des millions de victimes, et l’utopie débouche sur l’anarchie. La crise sociale et politique sera d’une gravité qui ne fera qu’accroître le retard de la Chine jusqu’à ce que les pragmatistes, avec Deng Xiaoping en tête, parviennent à s’installer au pouvoir de façon durable.

: C’est tout de même incroyable que des millions de personnes se soient engagées dans les processus révolutionnaires qui ont marqué le XXe siècle, et que d’autres, plus nombreuses encore, les aient magnifiés. 

: Je crois qu’il est assez facile de comprendre ce pourquoi le marxisme-léninisme a pu susciter une si large adhésion. D’une part, l’exploitation des travailleurs et le sort imposé aux populations s’avéraient d’autant plus injustes et intolérables que la production de richesses connaissait une augmentation continue depuis plus d’un siècle. Or, cette situation pouvait apparaître inévitable tant et aussi longtemps que le capitalisme perdurerait. D’autre part, depuis les dernières décennies du XIXe siècle, les États européens avaient basculé dans le bellicisme pour établir et défendre leur domination impérialiste. Ils avaient non seulement asservies les peuples des colonies, mais s’étaient enlisés dans la Première Guerre mondiale. Cette abominable guerre de tranchées avait fauché ou estropié des millions de jeunes hommes, et dévasté les économies. Il était donc censé d’espérer que le vieux monde s’effondre et de militer pour qu’un monde plus juste et pacifique voit le jour. 

: C’est la voie choisie pour y parvenir qui a fait problème. 

: Effectivement. Les communistes se sont fixés des buts inaccessibles, cherchant à opérer une rupture complète et définitive avec le passé et à instaurer une liberté et une égalité parfaites. Ils ont cru pouvoir renouveler radicalement toutes les dimensions de la vie d’une société. La réalisation d’une telle utopie supposait sinon de remodeler la nature de l’humain, du moins de s’assurer que les personnes adoptent des comportements appropriés. Pour y arriver, ils ont dû recourir à des mécanismes d’endoctrinement, d’imposition, de contrainte, voire de répression. Il fallait contrôler : contrôler la production et la répartition afin de garantir l’égalité; contrôler les loisirs et les arts afin de veiller à leur vertu éducative et de socialisation; contrôler la famille afin d’éviter le repli sur la sphère des proches et favoriser la fraternité universelle; contrôler les initiatives afin d’assurer la cohésion et de stabiliser les rapports entre les personnes. Prétendant œuvrer au dépérissement de l’État, ils ont créé un tout nouveau type d’État, un État d’une espèce que l’humanité n’avait jamais connue, l’État totalitaire.

: Marx ainsi que la plupart des leaders et des militants communistes de la première heure étaient pourtant loin de ressembler à un Staline ou un Mao. 

: Oui, mais en mésestimant et en négligeant des réalités politiques fondamentales, ils ont fait le lit du totalitarisme. Dénonçant à juste titre le fait que les classes laborieuses avaient un accès très limité aux libertés garanties par l’État de démocratie libérale, ils ont fait fi de ces libertés qu’ils qualifiaient de formelles sinon d’illusoires. Déniant la légitimité et l’utilité des conflits et des luttes politiques, ils ont cherché à en extirper les racines, ce qui ne pouvait conduire qu’à supprimer toute liberté. Instaurant une dictature en vue de faire disparaître toute domination politique, ils ont pourvu l’État d’une maîtrise totale sur l’ensemble social. Heureusement, l’État moderne allait poursuivre tout autrement sa métamorphose.

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