
L’État social régulateur
Philippe : Louis, notre dernier entretien a porté sur l’État totalitaire, cet État foncièrement nouveau apparu à la suite de la révolution russe de 1917. Selon vous, c’est pour avoir mésestimé et négligé des réalités politiques fondamentales que les communistes ont favorisé son développement. Engagés dans leur lutte pour un monde plus égalitaire et plus juste, ils ont sous-estimé l’importance de respecter les droits et libertés individuels et de reconnaître la légitimité et l’utilité des conflits et des luttes politiques. Se méprenant quant à la nature et aux enjeux du pouvoir, ils ont instauré une dictature qui, loin de faire disparaître toute domination politique, a pourvu l’État d’une maîtrise totale sur l’ensemble social. Heureusement, avez-vous conclu, l’État moderne allait poursuivre tout autrement sa métamorphose.
Louis : Oui, mais hélas les temps déraisonnables n’étaient pas révolus. La première moitié du XXe siècle allait connaître d’autres tempêtes effroyables. Car, parallèlement à la stalinisation du régime soviétique, on allait assister à la montée du fascisme. Au début des années 1920, dans le contexte de forte instabilité politique et sociale qui a suivi la Grande Guerre, les Mussolini, en Italie, et Hitler, en Allemagne, créent leurs partis respectifs sur la base d’un programme politique nationaliste, autoritaire, antisocialiste, antisyndical et raciste. Appuyé par les classes moyennes et les milieux d’affaire qui voient en lui l’homme fort susceptible de ramener l’ordre dans le pays, Mussolini accède au pouvoir dès 1922. Hitler devra attendre en 1933, jusqu’à ce que la situation économique catastrophique créée par la crise de 1929 et le climat politique fortement instable qui en a résulté lui pavent la voie. Les deux guides, le Duce et le Führer, instaurent des États totalitaires. Et pour le faire, ils vont recourir aux procédés déjà appliqués en URSS. On met sur pied une avant-garde disciplinée; on impose le parti unique et la dictature par la violence; on mobilise et l’on enrégimente par la propagande; on subordonne chacun à l’intérêt du tout et au chef qui le personnifie; on dynamise l’économie nationale, mais en accordant le primat au politique; on adopte des mesures de sécurité sociale; on inféode les syndicats; on réprime les opposants et on les interne dans des camps de travail et de concentration. C’est finalement au prix de plusieurs dizaines de millions de morts et de terribles dévastations que la Seconde Guerre mondiale mettra fin au fascisme italien et au nazisme.
P : Pourtant, avant la guerre, ces deux régimes avaient été relativement bien vus par certains capitalistes et dirigeants politiques issus d’autres pays occidentaux.
L : Effectivement, en raison de leur crainte et de leur aversion pour le communisme, d’aucuns avaient manifesté une sympathie à l’égard de Mussolini, et même à l’égard d’Hitler. La guerre se faisant plus menaçante, ils vont se rallier à d’autres leaders plus critiques qui avaient, eux, cherché, à refonder un ordre social viable sans dénaturer le modèle de démocratie libérale. Trois tentatives de surmonter les crises économique et sociale qui régnaient dans les années 1930 tout en demeurant dans le cadre d’une démocratie libérale méritent d’être rappelées. Aux États-Unis, l’ambition fut portée par Roosevelt et son équipe de démocrates-progressistes qui entamèrent en 1933 la politique dite du New Deal. Visant à instaurer de toutes nouvelles relations entre l’État et la sphère socioéconomique, le président Roosevelt a fait adopter une série de normes et de politiques touchant de multiples secteurs, les secteurs bancaire, financier, monétaire, industriel, commercial, du travail et de l’emploi, de la sécurité sociale et de la lutte contre la pauvreté. Cependant, le New Deal s’est heurté à une forte résistance et, en mai 1935, la Cour suprême a invalidé la loi lui servant d’assise, le réduisant à une perspective de redistribution sociale.
P : Qu’en est-il des deux autres tentatives?
L : La deuxième tentative de réforme s’est passée en France. Elle a été entreprise par le gouvernement du Front populaire dirigé par des socialistes, tel Léon Blum, qui se rattachaient à la tradition du socialisme libéral. Opposée au marxisme-léninisme, cette tradition était soucieuse d’associer le respect de la liberté individuelle, de l’autonomie de la société civile, du droit et de la démocratie à la recherche de conditions sociales, économiques et culturelles plus justes et plus égalitaires. Conduite de 1936 à 1938, l’expérience du Front populaire fut de courte durée. Elle a cependant ouvert de nouveaux horizons au modèle démocratique par ses différentes réformes. Certaines industries ont été nationalisées dans le but de constituer un secteur public pouvant servir de fer de lance à la politique économique nationale. Les normes concernant les relations de travail ont été adaptées en vue de favoriser la liberté syndicale et les négociations collectives. La semaine de 40 heures et les congés payés ont été instaurés. Les salaires ont été substantiellement augmentés dans le cadre d’une politique de redistribution et de relance du pouvoir d’achat. Malgré les limites et les entraves auxquelles elles se sont heurtées, les actions engagées aux États-Unis et en France ont laissé un précieux héritage. C’est toutefois en Scandinavie qu’a été réalisée l’expérience la plus remarquable et la plus durable.
P : Comment s’est-elle opérée?
L : Ce sont les sociaux-démocrates qui en ont été les principaux acteurs. Constitués en partis de masse dans les dernières décennies du XIXe siècle, ils bénéficiaient d’une alliance étroite avec les syndicats et pénétraient la vie sociale par de multiples associations. Refusant le léninisme, ils soutenaient une conception réformiste selon laquelle le passage au socialisme devait être progressif, se faire sans violence et par la voie de la démocratie parlementaire. Arrivés au pouvoir au Danemark, en 1929, en Suède, en 1932, et en Norvège, en 1935, ils ont édifié un nouveau modèle conjuguant politique sociale et efficacité économique. Leurs vastes réformes ont introduit, entre autres, la régulation de l’activité économique par l’État en vue d’assurer le plein emploi et un développement équilibré des régions, la reconnaissance d’un rôle important aux syndicats dans l’élaboration des conditions de travail et la gestion des relations de travail, et des droits sociaux visant à asseoir une meilleure répartition des richesses et à corriger les inégalités. Suscitant l’adhésion d’une vaste majorité de la population, ces réformes vont perdurer.
P : Ne vont-elles pas également influencer d’autres États-nations?
L : Absolument. Après la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie des élites économiques et politiques occidentales se montrent prêtes à rompre avec le libéralisme classique. S’étant ajoutées les unes aux autres, les incidences désastreuses de la crise économique des années 1930, les atrocités commises par les fascismes et la hantise de voir le communisme se propager les ont convaincus de la nécessité d’instaurer un nouveau modèle de développement économique et social. Par des voies différentes, à des rythmes et selon des étendues dissemblables, les États occidentaux développent tous des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Ces diverses mesures vont contribuer à circonscrire sinon à surmonter les conflits économiques et sociaux. Elles vont également être porteuses d’une croissance continue sur une période de près de 30 ans. L’atteinte d’un compromis global et organisé entre le patronat et les syndicats va assurer aux salariés une meilleure part de la richesse produite, ce qui va favoriser une consommation de masse correspondant à la production de masse.
P : Ainsi s’explique la croissance qui a prévalu jusqu’aux années 1970.
L : Effectivement. Durant cette période, les pays industrialisés connaissent d’une année à l’autre une amélioration de la productivité et donc un accroissement de la richesse produite. Cette richesse est partagée entre les salaires et les profits, les premiers permettant une consommation des biens et des services produits, les seconds garantissant l’investissement et le quasi-plein emploi. Le système semble s’autoalimenter puisque le profit permet de moderniser les équipements, d’améliorer les performances, et donc d’assurer les gains de productivité de la période suivante. Mais encore faut-il que l’État social intervienne pour garantir le partage de la richesse. Il le fera de trois façons. D’abord, l’État crée une législation sociale qui fixe un salaire minimum et généralise les conventions collectives, ce qui oblige les patrons individuels à accorder aux salariés des gains de pouvoir d’achat annuels correspondant à la croissance de la productivité nationale. Ensuite, l’État instaure une sécurité sociale, à savoir des pensions de vieillesse, une assurance-chômage, une assurance-maladie, soit des mesures permettant aux individus de rester consommateurs même dans les cas où ils sont empêchés de gagner leur vie. Enfin, l’État offre des services publics d’importance, particulièrement en matière d’éducation et de santé.
P : Procédant ainsi, l’État va donc infuser dans le système économique les quantités de pouvoir d’achat nécessaires pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande.
L : Oui. Et de façon plus générale, l’État se fera régulateur de la conjoncture économique par ses politiques monétaires, budgétaires et fiscales. Ce faisant, il va assumer un autre rôle qu’il n’avait jamais eu jusque-là dans le cadre d’une démocratie libérale. Déjà, dans les années 1930, l’économiste britannique John Maynard Keynes avait défini un tel rôle. Keynes cherchait à échapper à la fâcheuse alternative où se trouvait alors placé l’État, soit de figer la société en faisant peser sur elle une autorité accrue, à la façon des communistes ou des fascistes, soit de la laisser se décomposer dans un processus contradictoire. Entre l’administration de l’économie et le laisser-faire, Keynes va proposer une troisième voie, celle de la régulation. Le but visé est de lier l’économique et le social par un mécanisme circulaire, de telle sorte que le soutien de la demande assure la relance de l’économie, alors que le bon fonctionnement de celle-ci permet en retour de se rapprocher du plein emploi et d’alimenter la poursuite d’une politique sociale. Suivant Keynes, l’État doit anticiper les déséquilibres et agir en vue de réduire la marge des fluctuations. Il doit aplanir le cours de l’économie nationale par un ajustement soigneux et permanent de la demande globale, incluant consommation et investissement, à l’offre de biens et services. Selon que l’on se trouve dans une phase de surchauffe ou de récession, l’État doit augmenter ou abaisser le taux de crédit, resserrer ou élargir l’émission de monnaie, diminuer ou accroître ses dépenses de programme.
P : La théorie de Keynes a-t-elle été largement appliquée?
L : Absolument, et ce pendant plusieurs décennies. Bien sûr, l’État social régulateur a connu un degré de développement différent selon les pays. Mais le consensus autour d’une plus grande intervention de l’État pour atténuer les effets d’une mauvaise conjoncture et pour mieux répartir la prospérité a régné dans la plupart des pays industrialisés, incluant les États-Unis, particulièrement sous les présidences de Kennedy et de Johnson. Cependant, ce qui est apparu par la suite comme un âge d’or n’a touché qu’une minorité de sociétés. Dans un contexte de guerre froide, les pays du bloc soviétique en étaient évidemment pratiquement exclus. Mais cela a été également le cas de la plupart des pays du tiers-monde. Le processus de décolonisation était en cours, mais l’indépendance a dû souvent être arrachée par la force. Il est consternant de réaliser qu’au moment même où elles évoluaient à l’interne vers un État plus démocratique et plus social, plusieurs des anciennes puissances coloniales refusaient toujours de renoncer à la domination sur leurs colonies. Il en a été ainsi par exemple de la Hollande et de la France, qui se sont enlisées dans des guerres atroces, la première en Indonésie, la seconde en Indochine, puis en Algérie. Par surcroît, simultanément à ces guerres rétrogrades vouées à l’échec, et sous hégémonie américaine, s’est mise en place une nouvelle forme de domination, le néocolonialisme, qui a touché tout autant l’Amérique latine que l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie.
P : Alors que l’État de démocratie libérale se transformait, au moins en partie, en outil d’émancipation et de développement sur le plan national, il demeurait donc au service d’un nationalisme belliqueux et spoliateur.
L : Malheureusement, oui. En outre, comme nous le verrons, cet État allait bientôt être confronté à une crise structurelle majeure et à la montée de l’idéologie néolibérale.
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