Série 3. Entretien numéro 17.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Crises de l’État et offensive néolibérale

Philippe : Louis, poursuivant notre étude de la métamorphose qu’a subi l’État depuis son avènement jusqu’à aujourd’hui, nous avons consacré notre dernier entretien à la période de l’après-deuxième-guerre-mondiale. Nous avons vu l’État de démocratie libérale se transformer dans le cadre de l’instauration d’un nouveau modèle de développement économique et social. Dans les pays occidentaux, l’État va dorénavant intervenir largement pour assurer un meilleur partage de la prospérité. Pour ce faire, il va élaborer une législation sociale propice aux travailleurs, adopter des mesures de sécurité sociale substantielles et développer une offre de services publics d’importance. L’État se fera également régulateur de la conjoncture économique par ses politiques monétaires, budgétaires et fiscales. Il parviendra ainsi à lier l’économique et le social par un mécanisme circulaire, de telle sorte que le soutien de la demande assurera la relance de l’économie, alors que le bon fonctionnement de celle-ci permettra en retour de se rapprocher du plein emploi et d’alimenter la poursuite d’une politique sociale. Par l’exercice de ses nouveaux rôles, l’État social régulateur va favoriser une croissance qui se maintiendra sur plusieurs décennies. En fin d’entretien, vous avez cependant noté que cet âge d’or ne concernait pour l’essentiel que les sociétés industrialisées, et qu’il allait bientôt s’achever sous le coup d’une crise majeure.

Louis : Effectivement, à partir du milieu des années 1970, l’économie mondiale entre dans une crise structurelle profonde, une crise qui allait bien au-delà des récessions récurrentes, et qui va durer presque vingt ans. On peut l’expliquer brièvement de la façon suivante. Pour des raisons reliées, entre autres, aux limites des technologies existantes, mais aussi à une organisation du travail déplorable qui soulevait la résistance ouvrière, on a assisté dans les pays industrialisés à une chute drastique des gains de productivité. La croissance s’est arrêtée et les entreprises ont vu leur taux de profit s’affaisser. En 1974, la crise devient manifeste. Le choc pétrolier, dans lequel plusieurs ont vu la cause de la crise, ne sera qu’un catalyseur et un accélérateur par la ponction de capitaux qu’il exercera soudainement. Pour compenser le ralentissement de leurs marchés nationaux, les grandes entreprises ont tenté de s’emparer des marchés étrangers, intensifiant la lutte commerciale sur le plan international. Par surcroît, ces grandes entreprises, pour rétablir leur rentabilité, se sont internationalisées, délocalisant leurs activités productives à travers des investissements directs à l’étranger. Elles ont déployé leur système productif sur des continents entiers. Elles ont noué des liens de sous-traitance avec des pays du tiers-monde. Par la suite, ces pays, qui se seront industrialisés, vont se joindre à la concurrence qui n’en sera que plus virulente.

: Quel a été l’impact de la crise sur l’État?

: Sous l’effet de la crise économique, l’État social régulateur fera lui-même face à une triple crise. La première sera de nature financière et budgétaire. Dans un contexte de récession et de restructuration économique qui excluait du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre et désertifiait des régions entières, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante. Et cela, au moment même où les revenus de l’État stagnaient en raison de l’arrêt de la croissance. Les gouvernements ont paré à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui ont débouché sur un processus d’endettement qui s’est révélé, à terme, impossible à suivre. L’État fera également face à une crise d’efficacité, qui a revêtu plusieurs aspects. 

: Quels ont été les plus importants?

: On doit d’abord souligner qu’en raison de la constitution d’un marché mondial unifié, la possibilité de réguler l’économie a échappé, en partie tout au moins, aux gouvernements nationaux. Dans les années 1970, convaincus d’avoir affaire à des difficultés conjoncturelles habituelles, les gouvernements ont fait appel aux politiques usuelles de soutien de la demande. Or, ces politiques ne pouvaient évidemment enrayer la chute de rentabilité causée par la baisse de productivité. En outre, dans un contexte d’internationalisation croissante, la demande stimulée au moyen de fonds publics profitait autant sinon plus aux producteurs étrangers qu’aux producteurs nationaux. D’autre part, les gouvernants se sont vu imposer de sérieuses contraintes en matière de développement économique et, plus largement, de gouvernance. La mobilité croissante des capitaux, jointe aux stratégies des firmes multinationales, avait en effet transformé l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché. Finalement, l’État s’est révélé de moins en moins capable de protéger sa société contre la montée du chômage, de la pauvreté et de l’insécurité. Plusieurs des politiques et des programmes dont il s’était doté, notamment en matière d’éducation et de santé, vont apparaître moins efficaces. Cette désillusion par rapport à l’action de l’État, conjuguée aux difficultés financières et budgétaires, va conduire à une crise de légitimité. Le large consensus qui prévalait antérieurement quant aux orientations poursuivies par l’État social régulateur va être mis à mal. Et dans ce contexte politique particulièrement défavorable, l’offensive néolibérale va se déployer.  

: Qu’en est-il du néolibéralisme?

: L’idéologie néolibérale est apparue dans les années 1940, alors qu’un groupe d’opposants à l’État social qui se mettait alors en place s’est organisé sur le plan international pour mener la lutte contre l’intervention étatique. Des think tanks néolibéraux ont été créés, particulièrement dans les pays anglo-saxons. Très peu influents à l’époque où la croissance perdurait, ces néolibéraux ont profité de la crise des années 1970-1980 pour intervenir en faveur d’un retour au libéralisme classique. Ils vont mener la charge contre la gestion macroéconomique conduite par les États. Attribuant aux politiques publiques la cause du phénomène de stagflation qui conjuguait récession et forte inflation, ils vont prôner le retrait de l’État. 

: L’influence des néolibéraux a été considérable. 

L : Oui, d’autant plus qu’ils ont été fortement appuyés par de nombreux capitalistes, trop heureux de retrouver une plus grande liberté d’action face à l’État. Tout au long des années 1980 et au début des années 1990, le discours néolibéral a été dominant dans les différents forums internationaux, tels que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’OCDE. Il a été à la base des politiques imposées aux pays en développement dans le cadre du consensus de Washington. Selon cet accord tacite conclu par les grands bailleurs de fonds internationaux et le Trésor américain, les aides financières ne devaient être accordées aux pays requérants qu’à la condition que soient rejetées toute action structurelle et toute intervention stratégique de l’État au profit de la libéralisation des marchés internes et d’une ouverture à l’économie internationale. Dans les pays industrialisés, le modèle néolibéral n’a été appliqué au départ de façon relativement stricte que dans quelques pays anglo-saxons. En Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, on a ainsi déréglementé les marchés financiers et le marché du travail, on a privatisé, on a amputé les programmes sociaux, particulièrement ceux destinés aux plus pauvres. Et, naturellement, on a réduit les impôts dans le but d’empêcher l’État d’avoir les moyens de revenir à la charge. Toutefois, dans un contexte de mondialisation accélérée, les idées néolibérales ont eu, à terme, des conséquences majeures dans la quasi-totalité des pays. On a connu dans les différents pays industrialisés le gel ou, pire, la baisse des salaires réels, la précarisation croissante de l’emploi, la diminution de la protection sociale et la montée des inégalités.

: Les États, affaiblis, ont donc battu en retraite face à des marchés exerçant une emprise de plus en plus puissante sur le fonctionnement des sociétés.

: Il faut nuancer un tel diagnostic. Je vous rappelle tout d’abord que ce sont les États les plus riches qui ont délibérément organisé la globalisation économique contemporaine, et que nombre d’États ont cherché et réussi à en tirer parti, en adoptant des stratégies de croissance adaptées à une économie ouverte. Qu’un État abandonne une part de sa souveraineté et ouvre ses frontières ne signifie absolument pas qu’il se retire. C’est ainsi que plusieurs pays en développement ont pu entamer leur décollage économique en profitant d’un accès plus aisé aux capitaux, aux technologies et aux marchés. Évidemment, ils n’ont pu le faire qu’en allant à l’encontre dudit consensus de Washington. Que ce soit dans le cas des dragons et des tigres asiatiques ou dans celui des grands pays émergents, comme la Chine, le rôle de l’État a été partout décisif. Non seulement c’est l’État qui a mis en place un cadre légal et institutionnel approprié, développé des infrastructures adéquates et assuré la formation d’une main-d’œuvre de qualité. Mais c’est également l’État qui a défini les stratégies et contrôlé l’ouverture aux investissements étrangers des firmes multinationales afin que puissent être constituées des bases industrielles nationales solides. Déjà, au milieu des années 1990, la Banque mondiale, reconnaissant la réussite des pays émergents, avait changé de mot d’ordre, passant du moins d’État au mieux d’État.

: Cependant, tout au moins dans les pays développés, l’État semble avoir reculé face aux marchés.

L : Ici encore, il faut relativiser. Contrairement à ce que laissent entendre certains, il n’y a pas eu de démantèlement de l’État social régulateur. Dans les pays développés, l’État a continué à intervenir amplement sur les plans économique et social. Et, pour avoir les moyens de le faire, il n’a pas cessé de prélever une bonne partie des richesses produites. En 2019, dans les pays membres de l’OCDE, la pression fiscale était encore en moyenne de 33.9 % du PIB, et près de 60 % de ces prélèvements étaient consacrés aux dépenses sociales. Bien sûr, cela varie d’un pays à l’autre. Ainsi, l’ensemble des taxes et des impôts représentait 24,5 % du PIB aux États-Unis, alors qu’il était de 34,1 au Canada, de 38,9 % au Québec et de 46,3 % au Danemark. En outre, les modes d’intervention de l’État dans l’économie diffèrent considérablement. Il est vrai que dans les pays anglo-saxons, particulièrement aux États-Unis, l’État a tendance à accorder un rôle déterminant aux marchés, laissant autant que possible la concurrence jouer et l’adaptation de la main-d’œuvre opérer sans trop de contraintes. Mais il existe d’autres voies. 

: Le modèle anglo-américain ne s’est pas imposé universellement.

: Absolument. Dans les pays nordiques, où l’on pratique un système de négociations salariales coordonnées, l’État assure un haut niveau de protection sociale et applique des politiques actives sur le marché du travail, ce qui encourage la flexibilité de la main-d’œuvre tout en stimulant l’innovation et la productivité. Plusieurs pays européens présentent une certaine parenté avec ce modèle social-démocrate, sans toutefois offrir une protection sociale aussi développée, et en s’engageant davantage dans la défense des emplois existants. En Asie, de nombreux États collaborent activement avec les grandes firmes à l’élaboration et à la réalisation de stratégies industrielles à long terme. Ces firmes reçoivent un soutien de l’État, qui s’assure en retour que leur expansion profite au maximum au pays.

: À vous entendre, on pourrait conclure que le discours néolibéral sur le nécessaire retrait de l’État a fait long feu.

: Finalement, oui, mais non sans avoir causé de multiples dégâts et posé de sérieux défis. Sur la base de l’application graduelle d’une nouvelle grappe d’innovations technologiques touchant l’information, la communication et la production, et grâce à la montée des pays émergents, l’économie mondiale a connu une certaine reprise à partir du milieu des années 1990. Mais l’équilibre a été instable avant d’être fortement ébranlé. C’est que la financiarisation de l’économie qui a vu le jour dans les années 1980 a octroyé un pouvoir exorbitant aux marchés financiers. Dérégulés, ceux-ci ont cessé de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Les traders et les fonds spéculatifs ont proliféré. Des bulles financières ont éclaté. Les paradis fiscaux ont prospéré, et les inégalités se sont creusées. Et c’est au cœur du milieu de la finance américaine que va se former une crise financière majeure qui va éclater en 2008 et se transformer en une récession globale.  

: Et tous de se tourner vers les États, qui sont alors intervenus de façon massive. 

: Oui, cela a permis d’éviter le pire, même si l’endettement des pays en a été aggravé. Il est clair que le discours dominant concernant l’État a bien changé depuis les années 1980. Déjà, après les attentats du 11 septembre 2001, certains parlaient d’un retour en force de l’État, tout au moins en matière de sécurité. Depuis 2008, ce soi-disant retour est apparu plus spectaculaire et plus généralisé. Le FMI s’est mis à prôner l’intervention de l’État, et l’OCDE à mener la lutte aux paradis fiscaux. C’est tout dire. Toutefois, le contexte social, économique et politique a beaucoup évolué. Et il pose des défis inédits que les États ne pourront relever sans poursuivre leur métamorphose. 

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