L’État, pilote d’un développement durable
Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a rapprochés du temps présent. Nous avons évoqué la crise économique structurelle profonde qui a marqué les années 1970-1980, et noté l’accélération de la mondialisation des marchés et de la production à laquelle elle a donné lieu. Nous avons constaté les impacts négatifs de ces deux phénomènes sur la situation financière et budgétaire de l’État, ainsi que sur son efficacité et sa légitimité. Puis, nous nous sommes penchés sur l’offensive néolibérale qui s’est déployée dans ce contexte particulièrement défavorable à l’État social régulateur. Cherchant à mesurer l’influence effective des idées néolibérales, nous avons relevé les conséquences économiques et sociales désastreuses que leur mise en pratique a entraînées. Nous avons observé en revanche que le discours néolibéral sur le nécessaire retrait de l’État n’a pas eu les effets escomptés par ses adeptes et qu’il a finalement fait long feu. D’une part, la majorité des États n’ont pas battu en retraite face aux marchés, et l’État social régulateur lui-même, bien qu’affaibli, n’a pas été démantelé. D’autre part, les États ont été de plus en plus sollicités et pressés d’intervenir, d’abord en matière de sécurité après les attentats du 11 septembre 2001, puis sur les plans économique et social après la crise de 2008. Vous avez toutefois souligné que ce que certains ont qualifié de retour de l’État allait s’effectuer dans un contexte porteur de défis inédits.
Louis : Des défis inédits ou à tout le moins perçus comme tels. Certes, les problèmes majeurs auxquels nos sociétés sont confrontées ont été pour la plupart soulevés il y a déjà un bon moment par des scientifiques ou des militants. Toutefois, aux yeux de la majorité des populations et dans les espaces publics, c’est sans doute la pandémie de Covid-19 qui les a révélés dans toute leur ampleur. La crise sanitaire a amplifié les attentes à l’égard de l’État, un État devant parer aux dangers, assurer la protection du territoire national, offrir les soins de santé indispensables, apporter un soutien financier aux individus et aux entreprises. Elle a mis en scène des gouvernements qui ont souvent manqué de réactivité et qui pour plusieurs font face à une défiance accrue de la part des citoyens. Elle a dévoilé l’insuffisance des moyens dont disposent les États et a fait exploser leurs dettes. Et la sortie de crise qui s’annonce soulève sans contredit des questions fondamentales. D’abord, celle de savoir comment et à quelle vitesse seront remboursées les dettes. Les gouvernements vont-ils avoir tendance à adopter des mesures d’austérité comme cela a été fait après 2008, au prix de la réduction et de la désorganisation des services publics, de l’accentuation des inégalités et d’une reprise économique lente et hésitante? Au vu des maux qui ont été provoqués par cette politique draconienne, on peut imaginer que les populations vont réclamer que l’on s’y prenne autrement. L’autre question capitale qui se pose concerne le type de repise qu’il faut envisager, compte tenu de la crise climatique qui commence déjà à frapper à nos portes.
P : Les diagnostics environnementaux et les projections pour le siècle à venir sont de plus en plus alarmants.
L : En effet, les méfaits de la crise écologique mondiale s’annoncent considérables : dérèglement climatique, élévation du niveau des mers, surexploitation des ressources, pertes de biodiversité, baisse de la production agricole, dégradation générale de l’environnement et multiplication des catastrophes naturelles majeures. Ces problèmes tiennent au modèle de développement qui a prévalu jusqu’ici dans les économies modernes, des économies dans lesquelles la production et la consommation de biens sont en expansion constante sans que soient prises en compte les contraintes écologiques. S’inspirant du New Deal mis en place dans les années 1930 par Franklin D. Roosevelt, des groupes et des institutions ont lancé un appel à un New Deal vert. Leur exhortation dépasse la simple idée de favoriser la relance économique par des investissements dans les énergies propres et dans les activités visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils invitent à opérer un virage vers un modèle de développement fondé sur le développement durable.
P : Qu’est-ce que cela implique?
L : Les tenants du développement durable considèrent que l’économie doit intégrer les aspects environnementaux et sociaux. Il s’agit de modifier les pratiques de production et de consommation de façon à ce que le patrimoine naturel soit sauvegardé. Cela appelle la mise au point de techniques de fabrication moins polluantes et plus économes en ressources. Cela suppose aussi que la recherche de qualité et de durabilité ainsi qu’une certaine modération se substituent à la poursuite d’une consommation effrénée. Dans cette perspective, la demande devrait être soutenue de deux façons. D’abord par des investissements majeurs dans les biens communs, dans les services de santé et d’éducation, par exemple, ou dans les transports et les logements, soit là où les investissements verts les plus importants peuvent être réalisés. La demande devrait être également soutenue par une augmentation substantielle et plus égalitaire du pouvoir d’achat de la population.
P : De toute évidence, la mise en œuvre de ces diverses mesures nécessiterait l’action de l’État.
L : Absolument. Un modèle de développement permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement suppose un mode de régulation sociale et économique approprié, et passablement différent de celui qui a prévalu dans les pays avancés avant la vague néolibérale. L’État social régulateur s’est voulu complémentaire du marché. Il a laissé en grande partie le marché déterminer la nature des biens et des services à produire, et la façon de les produire. Il est intervenu essentiellement en amont, par la création des infrastructures nécessaires, par la formation des travailleurs, etc., et en aval, par la redistribution visant à atténuer les inégalités et à garantir le pouvoir d’achat. Le développement durable exige davantage, il requiert un pilote qui guide les acteurs économiques afin que soit préservé le bien commun. Seul l’État peut assumer un tel rôle. Il dispose pour ce faire d’importants moyens d’intervention en matière de persuasion, d’incitation et de réglementation. Par l’information, l’État peut amener les citoyens à partager certaines préoccupations et les convaincre de s’attaquer à certains problèmes. Il est le seul à pouvoir réunir l’ensemble des acteurs économiques et sociaux afin de tracer, en concertation, une perspective de développement cohérente. L’État peut aussi instaurer des incitations financières sous la forme de taxes, une taxe carbone par exemple, ou de subventions et d’allocations de prêts à long terme et à bas taux d’intérêt accordées aux collectivités locales, aux entreprises ou aux ménages afin de leur permettre d’investir dans des champs appropriés. L’État peut enfin utiliser son pouvoir légitime de contrainte, puisqu’un bon nombre de pratiques doivent être tout simplement proscrites.
P : Un tel État pilote ne va-t-il pas exercer une mainmise sur la société?
L : Il n’est pas question d’aller vers un État qui prétende administrer sa société. On ne saurait se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus. Et, comme l’expérience soviétique l’a amplement démontré, il n’est absolument pas souhaitable de concentrer la propriété au sein d’un État bureaucratisé. On a tout avantage à conserver des entreprises privées, notamment en raison de leur capacité d’innovation en matière de produits, de procédés et de gestion, et de la réactivité que leur confère leur autonomie. Mais encore faut-il s’assurer qu’au-delà de la recherche de profit, elles contribuent au bien-être collectif. Plus généralement, l’État n’a pas à se substituer aux autres acteurs, que ce soient les groupes et associations de la société civile, les collectivités locales, les entreprises coopératives ou les entreprises privées. Il doit par contre les inciter et les mobiliser, soutenir leurs initiatives et faciliter leurs relations mutuelles. Il peut le faire notamment par l’entremise d’entreprises publiques.
P : Ce type d’entreprises existe déjà.
L : Effectivement. Au cours des deux derniers siècles, les gouvernements ont été amenés à créer des entreprises publiques afin de produire des biens ou des services jugés essentiels pour la collectivité, mais qui n’étaient pas ou insuffisamment offerts par les entreprises privées. Ce fut le cas, pour des raisons hygiéniques, dans les secteurs de l’adduction d’eau et de la gestion des déchets et des eaux usées. Puis dans les industries naissantes de l’électricité, des transports, avec le chemin de fer, et des télécommunications, avec le téléphone. Au lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux États se sont dotés d’entreprises publiques à vocation industrielle et commerciale dans des secteurs clefs afin de relancer leur économie et d’en soutenir le développement. Et si ces entreprises ont été touchées par des vagues de privatisation impulsées par le néolibéralisme dans les années 1980-1990, elles ont regagné du crédit depuis le début du XXIe siècle. Dans une économie largement mondialisée, les entreprises publiques s’affirment comme de puissants instruments économiques, des leviers pour le développement et la sauvegarde d’un tissu industriel diversifié.
P : Mais en quoi peuvent-elles contribuer à un développement durable?
L : Par leurs particularités, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt général, les entreprises publiques peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Individuellement, elles sont en mesure de mettre en œuvre des politiques publiques responsables dans leur domaine d’activité, en matière d’exploitation de ressources naturelles ou de production d’énergie par exemple. Mais elles sont également aptes à mobiliser différents acteurs économiques et à exercer un leadership dans certains secteurs stratégiques. Dans le secteur de la finance, par exemple, des fonds d’investissement à caractère public peuvent jouer un rôle majeur. Disposant d’importantes ressources et d’une forte expertise, ces fonds peuvent réunir différents agents financiers, des banques coopératives ou privées, afin de canaliser les capitaux vers des investissements conjuguant l’efficacité économique avec la pertinence sociale et la responsabilité environnementale. Au-delà de la création de valeurs, de tels réseaux se réclamant de la finance socialement responsable peuvent assurer aux entreprises un capital patient et les accompagner dans leur développement.
P : Admettons, ce qui est loin d’être évident, que les États décident de s’engager dans une telle perspective, et d’assumer le rôle de pilote d’un développement durable. Néanmoins, comment pourraient-ils disposer des ressources nécessaires à leur action, surendettés qu’ils sont au sortir de la pandémie?
L : Nous devrons bien sûr examiner ultérieurement la question de la capacité et de la volonté des États de piloter un développement durable. Mais considérons pour l’instant celle des ressources dont pourrait disposer l’État dans un avenir prévisible. Pour rembourser les dettes souveraines, dont les intérêts risquent de grever lourdement les budgets publics, on pourrait lever un impôt exceptionnel et progressif sur le capital privé, ce qui permettrait de s’assurer que chacun contribue à l’effort demandé à la mesure de ses moyens. Une telle avenue, qui n’a rien de farfelu, a été empruntée par plusieurs pays européens et par le Japon après chacune des deux guerres mondiales. Ce prélèvement unique est allé jusqu’à atteindre 50 et même 60 % chez les plus riches. Pour ce qui concerne le financement régulier de l’État, il serait difficile d’escompter une hausse forte et durable du taux moyen d’imposition compte tenu du fait que l’État perçoit déjà en moyenne un tiers du revenu national des pays développés. En revanche, on peut imaginer redonner aux impôts sur le revenu la progressivité qu’ils avaient avant l’offensive néolibérale. Et on pourrait les compléter par un impôt sur la propriété. Car, chez les plus riches, le revenu ne représente qu’une fraction insignifiante du patrimoine. Or, si l’on taxe assez souvent le patrimoine immobilier, les actifs financiers ne sont pas pris en compte. De plus, les taxes foncières sont établies de façon proportionnelle à la valeur des biens quelle que soit l’ampleur des détentions individuelles. Il conviendrait d’appliquer des taux progressifs dépendant du montant total des actifs détenus par une personne.
P : De telles mesures supposeraient une transparence financière internationale, la fin des paradis fiscaux et une diminution de la concurrence fiscale. Vous me semblez verser ici dans la science-fiction.
L : C’est à voir. Il est sûr que les conditions de réalisation d’un New Deal vert peuvent apparaître inaccessibles. Il nous reste à examiner ce qu’il en est autant sur le plan national que sur le plan international.
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