Série 3. Entretien numéro 19.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les conditions sociopolitiques d’un nouveau contrat social

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a engagés dans une réflexion d’une nature différente au regard de la démarche que nous avions suivie jusque-là. Plutôt que d’interroger l’histoire pour comprendre la métamorphose qu’a subie l’État au cours des âges, nous nous sommes tournés vers l’avenir. Nous l’avons fait depuis un présent assombri par la pandémie de Covid-19 et en proie à une inquiétude croissante face aux cataclysmes environnementaux qui s’annoncent. La transition vers un développement durable nous est apparue comme la seule façon de préserver la biosphère, cette maison unique et commune à tous les vivants. Nous avons examiné les caractéristiques essentielles de ce modèle de développement qui permettrait de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Puis, ayant reconnu que l’État serait le seul à pouvoir assurer la régulation sociale et économique que requiert un tel modèle, nous avons inventorié les principaux moyens dont il disposerait pour ce faire. Toutefois, en fin d’entretien, nous avons laissé en plan la question des possibilités que s’opère effectivement le virage vers un développement durable. L’appel à un New Deal vert a-t-il véritablement des chances d’être entendu? Les populations et les gouvernements vont-ils réellement s’inscrire dans cette perspective? 

Louis : On ne le saura bien sûr qu’a posteriori. Cependant, on peut présumer que cela dépendra de la capacité des acteurs sociaux d’établir un nouveau contrat social basé sur le développement durable. Pour mieux comprendre ce que suppose la mise en vigueur d’un tel pacte, on peut se reporter à celui qui a été initié par certains gouvernements dans les années 1930, et qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale dans l’ensemble des pays développés. Élaboré grâce à un compromis adopté par les principaux acteurs sociaux à la suite de débats démocratiques houleux et prolongés, le nouveau contrat social a fourni de grandes orientations au développement économique et social, qui ont joui d’une certaine continuité, jusqu’à la fin des années 1970, sinon au-delà. En raison de cette entente fondatrice, qui a servi d’assise à l’instauration de l’État social régulateur, l’alternance politique a été relativement harmonieuse pendant plusieurs décennies, les gouvernements successifs poursuivant ce que les précédents avaient construit.

: Mais, une évolution similaire est-elle imaginable dans notre contexte politique actuel?

: À première vue, la situation ne semble pas très favorable. Plutôt qu’à un processus de convergence, on a assisté au cours des dernières décennies à un processus de polarisation et de radicalisation impulsé par les populismes. Prônant un nationalisme étroit, xénophobe et intolérant, les populismes cultivent des identités communes fondées sur la séparation et le rejet. Ils excluent évidemment les étrangers, les immigrés et tous ceux qui sont dénués du caractère natif qu’ils retiennent comme constitutif du peuple qu’ils exaltent. Mais ils repoussent également les élites, ces détenteurs du pouvoir politique, économique, social et culturel qui, selon eux, s’opposent au peuple et le méprisent. À les croire, toutes les situations de domination et d’exploitation découleraient de l’opposition entre ces élites mondialisées, qui seraient au service du capitalisme international, et le peuple.

: Comment expliquer l’essor des populismes?

: Il faut assurément prendre en compte les conséquences néfastes qu’ont eu les crises économiques successives, l’accélération d’une mondialisation peu ou mal maîtrisée et l’application des politiques néolibérales. Les populismes ont attiré majoritairement des personnes peu diplômées, celles qui ont été les plus affectées par la dégradation des conditions d’emploi et des conditions de vie. En proie à un sentiment d’insuffisance et d’impuissance, ces personnes n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir. Souvent, elles craignent d’être dépossédées de leur identité en raison de l’ouverture au monde liée à la mondialisation et de l’arrivée d’immigrés qui s’intègrent moins rapidement ou moins facilement que cela n’était le cas auparavant. Les populistes ont beau jeu d’entretenir cette appréhension, de nourrir le ressentiment et de soulever la colère. Ils peuvent rallier des citoyens d’autant plus facilement que ces derniers sont plus défiants à l’égard de la politique et des partis de gouvernement. 

: Vous parlez des populismes plutôt que du populisme. C’est donc que le phénomène offre une certaine diversité.

: Absolument. Tout en présentant des caractéristiques communes, les populismes se différencient à maints égards. Ils sont d’abord teintés par les cultures politiques dans lesquelles ils s’insèrent. Ces cultures émanent elles-mêmes du parcours politique antérieur, de la structure institutionnelle, de la nature des principaux antagonismes, de la place occupée par la religion, du profil des personnalités impliquées, etc. C’est ainsi qu’en Europe occidentale, dans les anciens pays colonisateurs hébergeant une population immigrante souvent mal intégrée, et dans un contexte où se multiplient les attentats terroristes de la part de groupes islamistes, une islamophobie manifeste s’est ajoutée à l’antisémitisme traditionnel. En Europe de l’Est, dans des pays culturellement déstabilisés à la suite de la sortie de l’ère soviétique, c’est la défense des valeurs traditionnelles touchant les modes de vie, l’ordre moral et la religion qui ressort davantage. L’extrême droite américaine offre un autre exemple singulier, par son racisme violent, héritage du système esclavagiste et de la ségrégation. Il nous faut également distinguer les populismes de droite, qui se démarquent par leur recours à une xénophobie active sinon virulente, des populismes de gauche, qui se singularisent par leur détermination à mener des actions redistributives en faveur des classes défavorisées quelles qu’en soient les conséquences. On ne saurait amalgamer le Rassemblement national de Marine Le Pen à la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, non plus qu’assimiler le Venezuela de Chavez à la Hongrie d’Orban. 

: Par ailleurs, au Venezuela ainsi qu’en Hongrie, on est en présence de populismes qui se sont hissés au pouvoir.

: C’est effectivement le cas tout comme ce l’est en Turquie et en Russie. Dans ces divers pays, non seulement des leaders forts prétendant incarner et défendre le peuple ont accédé au pouvoir, mais ils ont entrepris d’en transformer la nature. Ils ont instauré une sorte de démocrature, qui assure un exercice autoritaire du pouvoir dissimulé sous des apparences démocratiques. Réduisant la démocratie à l’expression d’une majorité électorale, et ne reconnaissant plus aucune autonomie à la sphère du droit, ils ont mis au pas ou carrément aboli les autorités indépendantes de l’exécutif, comme les cours constitutionnelles qui garantissent les droits et encadrent pour cela les pouvoirs législatif et exécutif. Ils ont politisé la fonction publique et les entreprises d’État. Ils cherchent à contrôler les médias, manipulent les élections et n’hésitent pas à utiliser la violence si nécessaire. D’autre part, en dehors de ces régimes populistes avérés, les démocraties actuelles ont été touchées par la propagation d’un populisme diffus qui a contaminé certains partis politiques établis. Le Parti républicain américain en constitue le parfait exemple, mais il n’est pas le seul. Dans d’autres pays, des partis moins crapuleux se sont aussi laissé séduire par le discours populiste, entre autres par son appel à un nationalisme étroit et xénophobe. 

: L’idéologie populiste engendre finalement l’intolérance et la division. 

: Elle amène effectivement les communautés à se refermer sur elles-mêmes. Et comble de malheur, s’ajoutent depuis peu les barrières érigées par les extrémistes de la rectitude politique et des luttes identitaires. Nos sociétés sont plus diversifiées, et les minorités de toutes natures, ethnique, religieuse, de genre et d’orientation sexuelle, etc. y revendiquent non seulement une égalité de droits, mais la reconnaissance et le respect de leurs spécificités. Ces revendications sont justes et légitimes. Les luttes entreprises contre les différentes formes de discrimination et d’oppression s’inscrivent dans le processus séculaire d’émancipation engagé sous la démocratie moderne. Malheureusement, comme il arrive parfois, ces luttes connaissent des débordements. De nouveaux zélateurs multiplient les dénonciations arbitraires, culpabilisent des groupes entiers, s’attribuent le monopole de la parole et réclament une censure rigoureuse des discours et des œuvres qu’ils jugent offensants. Plutôt que de sensibiliser les gens aux causes qu’ils prétendent défendre, ces activistes font obstacle au dialogue, sèment l’incompréhension et minent l’empathie et la confiance des uns envers les autres.

: Ce sont en fin de compte les conséquences des idéologies populistes et identitaires qui vous font dire que la situation présente n’est pas très favorable à l’établissement d’un nouveau contrat social. 

: Certes, cette conclusion semble à première vue s’imposer. Toutefois, il nous faut éviter de nous laisser emporter par le tumulte des événements. Les possibilités de mobiliser l’opinion publique et de former des coalitions autour d’un New Deal vert ne sont peut-être pas si faibles qu’on ne le pense. Au cours des dernières décennies, certains analystes ont estimé sans plus que les individus étaient désormais repliés sur eux-mêmes, que nos démocraties étaient dorénavant en panne et nos espaces publics anémiés. Il est vrai que dans nos sociétés modernes, le processus d’individualisation s’est accéléré. Les gens se veulent plus autonomes, déterminés à choisir eux-mêmes leur avenir, leurs liens sociaux, leurs valeurs et leur style de vie. Ils valorisent davantage l’accomplissement personnel. Mais cela ne veut pas dire qu’ils se désintéressent nécessairement du bien commun et qu’ils désinvestissent la sphère publique. Si la confiance des citoyens dans les institutions a diminué et l’abstention aux élections augmenté, par contre, la vigilance civique s’est accrue et les formes de participation citoyenne non conventionnelles se sont multipliées. 

: Sauf que stimulant l’expansion d’une culture de la défiance et du soupçon, les populistes radicalisent et instrumentalisent cette vigilance.

: Assurément. Et avec l’Internet, les dérives complotistes et la désinformation prospèrent. Cependant, cela n’est pas si nouveau. Nos ancêtres n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour propager de fausses informations et des rumeurs, le faisant pendant longtemps oralement, puis par la presse et la radio. Des populations entières pouvaient ainsi être dupées. On peut estimer que cela est moins pire aujourd’hui grâce à l’éducation, à la circulation de l’information et à l’ampleur des débats publics qui font en sorte qu’une bonne partie des gens sont à même d’exercer leur jugement critique lorsqu’une situation problématique les interpelle. On peut d’ailleurs compter sur les conséquences des outrances et des bêtises des extrémistes pour favoriser une avancée progressive de l’esprit critique. Pensons au nombre considérable de morts qu’a entraîné Trump par sa sous-estimation grossière de l’impact de la Covid-19, ou encore à l’assaut du Capitole suscité par sa rhétorique incendiaire. De plus, des formes de régulation et d’autorégulation des grandes plateformes numériques comme Facebook ou Google sont en voie d’être instaurées afin que les contenus véhiculés sur les réseaux sociaux soient contrôlés. D’autre part, il ne faut pas oublier les luttes progressistes de toutes natures qui profitent de ce puissant moyen d’information et de mobilisation qu’est l’Internet. Car, sans verser dans l’activisme radical, de nombreux mouvements sociaux et associations s’emploient à changer les choses. Certains de ces groupements s’en tiennent strictement à leurs objectifs propres, mais d’autres ont une vision plus globale des problèmes, et s’efforcent de conscientiser la population. Il y a enfin d’autres acteurs, plus inattendus, qui peuvent eux aussi participer à l’émergence d’une nouvelle volonté collective.

: Qui avez-vous en tête?

: Je pense aux entreprises, dont un bon nombre commence à découvrir l’intérêt de s’engager dans la décarbonisation de l’économie, la revalorisation des matières résiduelles, la création de chaînes d’approvisionnement plus courtes, etc. Elles sont d’ailleurs incitées à le faire non seulement par les syndicats et la société civile, mais par certains grands Fonds d’investissement, eux-mêmes convaincus de la nécessité d’assumer leur responsabilité sociale et environnementale. Évidemment les économies nationales ont tout à y gagner. 

: De nombreux acteurs collectifs, mouvements sociaux, associations, syndicats ou entreprises, seraient donc potentiellement ouverts à un virage vers le développement durable. Mais les États sont-ils prêts à adopter ce nouveau modèle de développement et à en assumer le pilotage?

: La situation varie évidemment d’un pays à l’autre. Nous devrons y revenir dans notre prochain et dernier entretien de cette série, alors que nous aborderons les possibilités d’instaurer une coopération internationale favorable à la transition souhaitée. Mais on peut tout de même noter que le repositionnement de l’État supposerait idéalement que des partis politiques s’en fassent les promoteurs, conscientisent les citoyens, assurent la convergence des forces de changement, nouent les alliances nécessaires, se fassent élire sur cette base et gouvernent en conséquence. Il est très peu probable que les partis de droite ou de centre droit s’engagent les premiers dans cette perspective. Au centre gauche, les partis qui ont exercé le pouvoir au cours des dernières décennies ont souvent perdu leur capacité de proposition, se repliant sur une gestion purement défensive visant à protéger les acquis de l’État social. Et à leur gauche, des partis campant généralement dans l’opposition continuent à se projeter sans tenir compte des circonstances et des contraintes. On ne peut qu’espérer que des partis arrivent à conjuguer lucidité et imagination pour se saisir des nouveaux enjeux. Il est néanmoins fort vraisemblable que le passage au développement durable s’effectue à travers un processus plus lent et plus complexe, sinon plus chaotique, qu’on ne le souhaiterait. 

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