Série 3. Entretien numéro 10.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’institution d’un nouveau type de souveraineté en Europe occidentale prémoderne 

Philippe : Louis, nous poursuivons notre étude de la métamorphose qu’a subi l’État depuis son avènement jusqu’à aujourd’hui. Nous avons scruté les conditions dans lesquelles il a émergé et les caractéristiques qu’il a communément présentées pendant des millénaires. Puis, nous avons considéré deux cas d’exception, celui de la Grèce de l’époque classique et celui de la Rome républicaine, qui ont connu des innovations politiques et idéologiques majeures. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux facteurs qui ont favorisé l’introduction de ces innovations en Grèce. Nous avons par la suite examiné la façon dont des facteurs similaires sont intervenus dans le parcours politique de l’Europe prémoderne. Nous avons pu constater que ce parcours a été marqué par l’absence d’unification et un polycentrisme fondé sur la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents. Nous avons également pu observer les effets sociopolitiques qu’a entraîné la réinsertion graduelle de l’Europe dans les réseaux d’échanges économiques transcontinentaux, d’abord à l’occasion du mouvement communal italien, puis à la suite des Grandes découvertes. Il nous reste à considérer le troisième facteur, celui qui se rapporte précisément aux institutions politiques.

Louis : Tout à fait. Lors de notre dernier entretien, nous avons vu comment une nouvelle forme d’organisation sociale et politique a émergé en Italie du Centre et du Nord à partir du milieu du XIIe siècle. Des communes affirment leur autonomie, se constituent en républiques indépendantes et mettent en place des organes électifs de gouvernement. Le mouvement communal se rencontrera dans d’autres régions, que ce soit dans le sud de la France ou encore en Allemagne, où des villes commerciales vont s’octroyer une souveraineté politique et s’associer au sein de la Ligue hanséatique. C’est toutefois dans les villes italiennes comme Florence que le questionnement sur les institutions politiques a été le plus intense et le plus fécond. Ce questionnement s’est du reste nourri de l’expérience de la République romaine, que les auteurs latins avaient décrite et commentée.

: Ce sont donc leurs écrits qui, de nombreux siècles plus tard, ont inspiré des penseurs comme Machiavel. 

: Absolument. Et les idées politiques nouvelles développées à la Renaissance vont influencer largement les théoriciens qui vont ultérieurement poser les bases de l’État moderne. Mais cet État moderne va se déployer dans un contexte fort différent de celui des cités-États, dont le temps était compté. Un tout autre processus de construction étatique était en marche, un processus qui allait façonner l’avenir. Enclenchée en Europe occidentale au XIIIe siècle, une lutte pour la domination entre différents centres dynastiques battait son plein, une lutte qui allait défaire l’ordre féodal établi. 

: Comment cela s’est-il passé?

: Comme nous l’avons vu antérieurement, l’ordre féodal était tel que les seigneurs entretenaient des rivalités incessantes pour agrandir leur territoire, ce qui a abouti à l’émergence de centres dynastiques relativement puissants. Eux-mêmes forcés de faire la guerre, ne serait-ce que pour se protéger des tentatives d’assujettissement de la part de voisins belliqueux, les rois ont été contraints de s’approprier des moyens de plus en plus considérables. Ils ont entrepris pour ce faire de taxer l’ensemble de leurs sujets, et non plus seulement leurs vassaux, lesquels à leur tour taxaient éventuellement leurs propres hommes. Ce nouveau circuit de prélèvement a bouleversé les hiérarchies sociales et les pratiques de commandement caractéristiques de la féodalité. Avec l’apparition d’un prélèvement d’État, l’autorité publique jusque-là répartie entre les membres de l’aristocratie s’est reconcentrée. Non seulement les rois se sont affirmés comme ceux qui assuraient la paix et la sécurité, mais ils se sont portés en outre garants et dispensateurs de la justice. De plus en plus conscients que l’administration de la justice était un moyen d’affirmer leur autorité et d’augmenter leur pouvoir, les souverains les plus capables vont sans cesse chercher à élargir la compétence de leurs tribunaux, réservant à ceux-ci les crimes majeurs ou instituant des procédures spéciales permettant aux plaideurs de court-circuiter le tribunal du seigneur local et de se présenter directement devant une juridiction royale. La suprématie théorique du roi ne cessera au cours des années de s’affirmer dans la pratique, et la distinction entre les terres directement gouvernées par le roi et celles que les barons gouvernaient en son nom perdra de son importance. Un bloc compact de territoire émergera ainsi, où un souverain unique exercera l’autorité suprême.

: Somme toute, l’État qui prend son essor en Europe au cours des XIIIe et XIVe siècles acquerra progressivement les caractéristiques que présentaient les grands empires de l’Antiquité, que ce soit en Perse, en Égypte ou en Chine. 

: C’est partiellement juste. Il est vrai que les deux situations présentent des similitudes. Dans les deux cas, un centre dynastique élimine les contre-pouvoirs, monopolise l’action dans les domaines de la guerre et de la justice, met en place une fiscalité d’État lui permettant d’accumuler des ressources propres, assujettit les élites et se dote d’une bureaucratie. Par contre, dans les monarchies européennes, la souveraineté sera conçue de façon nouvelle. D’une part, du fait de la coexistence de plusieurs entités monarchiques dans une même aire continentale, la souveraineté sera territoriale et non à caractère universel comme celle que prétendaient incarner les empires. D’autre part, cette souveraineté sera fondée sur une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie de l’État et les limites de son pouvoir. 

: L’idéologie en question viendra donc reconnaître la déprise de l’État à l’égard des structures sociales et confirmer la liberté qu’il avait gagnée vis-à-vis les grands féodaux.  

: Assurément. Mais elle viendra également légitimer l’autonomie de l’État à l’endroit de l’Église. Je vous rappelle la place importante qu’a occupée l’Église romaine à la suite de l’effondrement de l’Empire d’Occident. Revendiquant le monopole de l’exercice du pouvoir spirituel et considérant détenir la clé de la légitimation du pouvoir temporel, cette Église a été impliquée dans un conflit séculaire avec le Saint-Empire romain germanique qui, de son côté, détenait la prééminence sur les autres souverains et prétendait concentrer les deux pouvoirs. La papauté a réussi à faire barrage aux empereurs, mais sa tactique du diviser pour régner l’a conduite à favoriser l’affermissement des petits royaumes périphériques en France, en Angleterre et en quelques autres lieux. En outre, son succès dans la dépossession des princes de toute prérogative religieuse aura comme effet indirect de baliser la différenciation du spirituel et du temporel. Les monarchies territoriales vont pouvoir graduellement interpréter la distinction des deux sphères à leur profit : le monarque et le pape ont reçu tous deux un mandat de Dieu, l’un pour gérer la cité des hommes, l’autre pour organiser leur vie spirituelle. Les deux pouvoirs seront peu à peu conduits à définir leurs attributions, leurs domaines, leurs juridictions jusqu’à légitimer ainsi sans cesse davantage l’inéluctabilité de leur différenciation. Ainsi, Thomas d’Aquin, l’un des principaux maîtres de la théologie catholique, concevra l’État comme un corps politique découvert par la raison humaine, donc hors de l’Église et hors de toute révélation. Il insistera sur le fait que le peuple doit suivre son roi avant le pape, sauf dans les matières qui sont explicitement d’ordre spirituel.

: Et qu’en est-il des limites assignées au pouvoir de l’État?

: Le pouvoir souverain ne sera pas conçu comme un pouvoir absolu, mais un pouvoir soumis au droit. À cet égard, le modèle contractuel qui avait de profondes racines dans l’histoire européenne et qui prévalait sous la féodalité a eu une incidence considérable. De nature contractuelle, le lien vassalique définissait les droits et les devoirs respectifs du vassal et du seigneur. Il en était de même du servage qui, contrairement aux apparences, reposait lui aussi sur un contrat précisant les droits et les devoirs et qui considérait le serf comme une personne juridique. Pour justifier la spécificité de son propre pouvoir qui était à ses yeux d’origine exclusivement divine, l’Église mettra en évidence la source populaire du pouvoir du prince. À l’idée d’un contrat conditionnel liant le prince et son peuple, des philosophes et des théologiens comme Thomas d’Aquin vont ajouter la référence au droit naturel. Le souverain doit s’abstenir d’arbitraire et agir conformément aux principes qui sont propres à la nature. 

: Les monarchies qui s’édifient en Europe à la sortie de la féodalité vont donc se réclamer du droit. 

: Oui. Elles vont se référer au droit romain, l’un des premiers et des plus importants systèmes juridiques de l’histoire. Elles vont l’invoquer et le développer, sans forcément bien sûr toujours s’y conformer. Si le roi se réserve les droits régaliens de guerre et de paix, de justice, de législation et de fiscalité, il s’engage toutefois à respecter la propriété de chacun, individu ou groupe. Le fait que les princes ne peuvent pas lever des impôts à leur gré, mais doivent obtenir le consentement des contribuables en est un indice probant. Pour être légitime, l’impôt devra être consenti. D’une part, il devra répondre à un besoin collectif identifié et légitimé, ce qui justifiera le développement des assemblées représentatives. D’autre part, puisque la personne du roi demandeur de l’impôt pour le bien collectif doit se distinguer de celle du roi en tant que seigneur, il faudra définir un bénéficiaire à la fois légitime en sa personne et transcendant en même temps cette personne et la collectivité. Ce sera l’État. L’autorité prééminente acquise par les rois va donc devenir peu à peu celle d’une structure de souveraineté permanente, en partie distincte de la personne physique royale. L’État émerge de la sorte du patrimonialisme, le prince ou les gouvernants cessant de considérer le pouvoir, ses attributs matériels et ses bénéfices moraux ou statutaires comme une propriété personnelle. Il faudra bien sûr du temps pour que le caractère impersonnel de l’État s’affirme pleinement.

: L’Europe des monarchies avait encore de l’avenir. 

: Oui. Mais les trois facteurs de temps long que nous avons examinés vont ultimement faciliter l’émergence d’une nouvelle forme de société politique et la construction d’un nouveau type d’État. Ces trois facteurs, je vous les rappelle, concernent la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents, la transformation des structures sociales sous l’effet d’une expansion géographique des échanges économiques, et la propagation d’une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie du champ politique, la souveraineté de l’État et les limites de son pouvoir. Leur conjonction va favoriser une évolution à laquelle nous allons nous intéresser à compter de notre prochain entretien.  

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