L’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne
Philippe : Louis, nous en sommes toujours à explorer le parcours politique de l’Europe prémoderne dans le but de cerner des éléments qui ont favorisé l’introduction d’innovations politiques et idéologiques, des innovations qui seront ultérieurement à la base de l’État démocratique moderne. Suivant votre avis, nous avons choisi de procéder en utilisant comme grille de lecture les éléments que nous avions identifiés auparavant en tant que facteurs explicatifs de la singularité de la Grèce de l’époque classique. Ces facteurs, je le rappelle, sont relatifs à la coexistence de nombreuses cités-États autonomes qui a stimulé la rivalité et l’émulation, à une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social, et à des institutions civiques qui ont préservé un espace de liberté. Considérant dans un premier temps la question du polycentrisme, nous avons pu constater que le parcours européen, depuis l’Antiquité jusqu’à l’Europe des monarchies en passant par la féodalité, a été marqué par l’absence d’unification et la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents. Si l’on envisage maintenant le deuxième facteur, qu’en est-il de l’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne?
Louis : Je vous signale tout d’abord que l’expression « ouverture économique » est utilisée ici à très bon escient puisqu’à la suite de la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a été pratiquement absente du grand commerce, entre le Ve et le XIIe siècle environ. Au début de notre ère, un véritable système d’échanges économiques s’était mis en place en Eurasie, reliant les différents royaumes et empires entre eux et avec des régions périphériques. En échange de matériaux bruts et d’esclaves, les marchands des différents centres exportaient aux élites des périphéries des produits marqueurs de statut, signes de richesse et de pouvoir : des textiles – soieries, cotonnades, étoffes de lin ou de laine –, des céramiques, dont de la porcelaine, des verres, des objets en métal, de l’alcool, des parfums et des épices. Ce système d’échanges s’est maintenu à travers les siècles tout en connaissant une alternance de phases d’expansion et de contraction selon que les conditions sociales et politiques étaient ou non favorables à la production et au commerce. Les périodes d’essor correspondaient à la présence d’États forts, capables de capter et de diffuser de nouvelles technologies, d’améliorer les infrastructures et de sécuriser les routes commerciales. Les périodes de déclin étaient, elles, liées à des difficultés majeures rencontrées par les États, à l’occasion de luttes pour le pouvoir ou lors de changements climatiques entraînant des migrations de populations et des invasions. Sur le long terme, les routes commerciales sur lesquelles circulaient les biens, mais également les savoirs et les croyances, vont se conformer aux déplacements des lieux de pouvoir, de production et d’accumulation.
P : C’est ainsi que Rome a été un temps au cœur de ce système commercial.
L : Oui. Les Romains ont joui au départ d’une certaine supériorité grâce à leur mainmise sur le Proche-Orient. Mais à la suite de la chute de Rome, et pour près de huit siècles, l’Europe occidentale est devenue quasiment absente des réseaux d’échanges eurasiens et africains. Seul l’Empire romain d’Orient, l’Empire Byzantin, en est demeuré partie prenante. Or, pendant tous ces siècles, le commerce lointain a connu une expansion inédite et un perfectionnement de ses moyens. Transitant soit par la mer – mer Rouge ou golfe Persique, océan Indien, mer de Chine –, soit par la terre – la route de la soie –, il tirait parti de l’existence de diasporas d’origine chinoise, indienne, arabe, juive ou persane installées en terre étrangère dans le but de faciliter les affaires de leurs communautés d’appartenance.
P : L’Europe a donc été coupée de ce commerce lointain.
L : En bonne partie, oui. Ce sont des villes maritimes italiennes qui, à partir du XIe siècle, vont graduellement ranimer le commerce européen avec la Méditerranée orientale, d’abord avec Constantinople et d’autres villes de l’Empire byzantin, puis avec le monde musulman. Elles vont profiter des croisades pour prendre pied au Proche-Orient. Grâce à leurs flottes, elles vont transporter et ravitailler les croisés installés dans les États latins qui vont perdurer sur le littoral entre 1095 et 1291. Mais elles vont surtout s’attacher au commerce des marchandises les plus recherchées, celles qui rapportaient davantage et qui provenaient souvent de loin. La demande de soie, de coton, de lin et de tissus fabriqués en Méditerranée orientale, en Asie centrale ou en Chine était énorme. Les épices commençaient également d’affluer d’Orient vers l’Europe. Elles étaient expédiées depuis Constantinople, Jérusalem ou Alexandrie vers les cités-États d’Italie, puis de là vers les marchés d’Allemagne, de France, de Flandres et d’Angleterre. Si le négoce d’objets et de marchandises onéreux ne concernait qu’une petite proportion de la population, il était important car ces articles permettaient aux riches de se distinguer et d’afficher leur statut.
P : Quelles ont été les cités italiennes les plus actives dans ce commerce?
L : Sans doute, Venise et Gênes, même si d’autres villes comme Pise ou Amalfi se sont aussi engagées dans la lutte impitoyable qui a été menée en vue d’acquérir la suprématie commerciale en Méditerranée orientale. Venise en est sortie clairement victorieuse. Elle le devait en partie à sa situation géographique dans l’Adriatique. D’une part, les traversées vers le Proche-Orient étaient plus courtes depuis Venise que depuis Pise ou Gênes. D’autre part, Venise n’avait pas de proche concurrente pour l’enliser, au contraire des rivales acharnées qu’étaient Pise et Gênes, toutes deux occupées à assurer l’indispensable contrôle de leurs rivages. En raison de son accès préférentiel à Constantinople comme aux principales villes du littoral, tant de l’Empire byzantin que de la Palestine et de l’Égypte, Venise connaîtra un développement incomparable. Mais Gênes sera également prospère, entre autres grâce à l’accès aux marchés dont elle disposera en Afrique du Nord. Par ailleurs, Venise et Gênes stimulèrent la croissance de nombreuses villes alentour d’elles. Le XIIe siècle italien a connu une expansion urbaine majeure, à la proportion du boom des marchés.
P : Quelles ont été les conséquences les plus significatives de ce mouvement?
L : Eh bien, c’est une nouvelle forme d’organisation sociale et politique qui émerge en Italie du Centre et du Nord à partir du milieu du XIIe siècle. Les communes affirment leur autonomie et se constituent en républiques indépendantes. À l’encontre de l’empereur et des seigneurs, elles font prévaloir leur droit à conduire leur vie politique sans aucune ingérence extérieure, et à se gouverner comme bon leur semble. Cherchant à légitimer leur résistance à l’égard de leur suzerain en titre, l’empereur germanique, ces républiques vont relancer l’histoire de la pensée politique qui s’était pratiquement interrompue avec la fin de la République romaine et avait été quasi oubliée après la chute de l’Empire romain d’Occident. Des organes électifs de gouvernement vont être mis en place. Au départ, on retrouvera souvent des conseils regroupant des notables, suivant l’avis desquels gouvernera un podestà. Habituellement choisi parmi les citoyens d’une autre cité afin d’assurer son impartialité, cet officier exerçait des fonctions judiciaires, administratives et de représentation. Il ne possédait pas le pouvoir d’initiative en matière politique, et à la fin de son mandat, qui dépassait rarement plus de six mois, il devait se soumettre à un examen formel de ses comptes et de ses jugements.
P : Ce type de régime s’est-il maintenu longtemps.
L : Une première transformation majeure est intervenue après quelques décennies à la suite des revendications du Popolo, ce peuple des gens de métier et de commerce qui exigeaient une participation au pouvoir. L’espace politique s’élargira et un plus grand nombre de citoyens pourront exercer des charges publiques. Cependant, avec le temps, ce nouveau régime institutionnel suscitera l’émergence d’un ensemble instable de partis, dont les oppositions finiront par menacer l’unité de la communauté. Et au cours du XIVe siècle, la crise trouvera une issue soit dans la soumission à un seigneur ou à une autre cité, soit dans un retour à l’oligarchie, comme cela sera le cas à Venise et à Florence. Toutefois, la pensée critique et l’expression libre vont se maintenir. Au XVe siècle, en Italie, ce que l’on a qualifié d’humanisme civique va aboutir à une première Renaissance, le Quattrocento. Un siècle plus tard, c’est l’ensemble de l’Europe qui sera touché. Cependant, cette Renaissance commune découlera non seulement de l’influence italienne, mais également des bouleversements engendrés par les Grandes découvertes.
P : Là, on passe de la Méditerranée à l’Atlantique, on quitte l’Italie pour le Portugal et l’Espagne.
L : Effectivement. Les découvertes ont connu leur apogée fin XVe-début XVIe siècle, avec l’arrivée des Espagnols dans les Amériques et le contournement de l’Afrique et l’atteinte de l’océan Indien par les Portugais. Elles vont susciter un essor économique majeur en Europe, un essor qui a conduit ultérieurement à la naissance du capitalisme. L’abondance en numéraire provoquée par l’arrivée des métaux précieux d’Amérique va permettre à l’Europe, qui avait bien peu à offrir auparavant, d’intensifier son commerce avec l’Orient. L’or et l’argent d’Amérique irriguent l’économie européenne en raison des dépenses colossales effectuées par les souverains espagnols dans le but d’instaurer leur hégémonie continentale. Grands bénéficiaires de cette expansion commerciale, les pays de l’Europe du Nord-Ouest, la Hollande, l’Angleterre et la France, s’engagent dans un processus de croissance qui va entraîner des mutations durables dans de nombreux domaines.
P : Et les bases de l’ordre social existant en seront modifiées.
L : Oui. On assiste d’une part à un appauvrissement relatif d’une partie de la noblesse qui voit la hausse des prix liée à l’abondance monétaire déprécier ses revenus, fixes, de la rente foncière, et augmenter ses dépenses. On observe d’autre part la montée de la bourgeoisie, ce nouveau groupe social de riches et de puissants, qui ne tirent pas leur statut de leur appartenance à un corps en raison de leur naissance comme les nobles ou du choix d’un état comme les ecclésiastiques, mais de leur dynamisme individuel, de leur esprit d’entreprise et de leur aptitude à faire fructifier la fortune qu’ils ont acquise.
P : Cette transformation de l’ordre social a été profonde.
L : Oui. Mais loin de s’opérer de façon brutale, la désintégration de l’ordre social ancien ne s’est finalement accomplie que sur quelque trois siècles. Les valeurs aristocratiques vont demeurer longtemps prépondérantes, incitant les bourgeois à conquérir la reconnaissance de leur succès par l’intégration au groupe de la noblesse. Toutefois, l’ouverture économique et l’accroissement spectaculaire des courants d’échange vont provoquer d’autres évolutions, dont un profond renouvellement des connaissances. Par l’apport de nouvelles connaissances sur le monde et ses habitants qui n’entraient pas dans les cadres dogmatiques des vérités admises, les grandes découvertes vont non seulement ruiner la vision médiévale du monde, mais conduire à un réexamen des fondements de la connaissance. Et le refus de l’argument d’autorité et l’esprit de libre examen qui avaient retrouvé leur vigueur à compter de la Renaissance seront graduellement appliqués à tous les registres de la vie humaine : d’abord la religion, ensuite les sciences et la philosophie, puis tous les domaines de l’action dont le politique.
P : Il y aura, j’imagine, des liens à faire entre ce développement de la pensée critique et notre troisième facteur, les institutions politiques.
L : Bien sûr. Nous verrons toutefois que la conquête de la liberté de pensée se fera en Europe dans des conditions fort différentes de celles qu’elle a connues dans la Grèce de l’époque classique. Je vous signale en terminant que les effets entraînés par les deux facteurs que nous avons examinés jusqu’ici ont été étroitement associés. L’existence de différents centres politiques rivaux a en effet joué un rôle majeur non seulement dans la réalisation des grandes découvertes, mais également dans l’actualisation des transformations que ces découvertes ont entraînées.
Une réponse sur “Série 3. Entretien numéro 9.”