Série 3. Entretien numéro 8

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le polycentrisme de l’Europe occidentale prémoderne

Philippe : Louis, notre dernier entretien a été consacré au républicanisme romain. Nous avons vu comment la Rome républicaine a évolué. Et nous avons examiné ses principaux apports en matière de pensée politique, des apports appelés selon vous à exercer une influence considérable sur l’histoire politique occidentale. Quand et comment cette influence s’est-elle exercée? 

Louis : Pour répondre à cette question, il nous faut examiner le parcours de l’Europe occidentale, en prenant soin de distinguer les différentes périodes traversées. Concernant l’Europe prémoderne, je vous propose de procéder en utilisant comme grille de lecture les éléments que nous avons identifiés en tant que facteurs explicatifs de la singularité de la Grèce de l’époque classique. Je vous rappelle que nous avons relevé trois facteurs qui ont été à la base de l’exception grecque, à savoir un polycentrisme fondé sur la coexistence de nombreuses cités-États autonomes qui a stimulé la rivalité et l’émulation, une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social, et des institutions civiques qui, revêtant un caractère démocratique, ont préservé un espace libre permettant le développement de la rationalité philosophique et scientifique. 

: Les conditions qui ont déterminé l’évolution politique de l’Europe prémoderne auraient donc à voir avec des facteurs similaires. 

L : Absolument. Examinons d’abord la question du polycentrisme. Contrairement aux autres grandes régions de l’Eurasie, l’Europe n’a jamais été politiquement unifiée.

En Chine, dès le IIe siècle avant notre ère, un puissant empire est édifié qui, malgré des divisions temporaires et des changements de dynastie, jouira d’une continuité incomparable pendant plus de vingt siècles. Sans bénéficier d’une telle stabilité, le Proche et le Moyen-Orient ainsi que l’Inde ont connu des unifications impériales intermittentes. Bien sûr, il y a eu l’Empire romain. Mais il n’a inclus au plus que la moitié de l’Europe, tout en empiétant par ailleurs sur la région proche-orientale et sur l’Afrique. Rome a pu s’emparer des territoires bordant la Méditerranée de même que des Gaules, mais elle n’a jamais conquis l’Europe germanique. Ayant subi un retard de la néolithisation de plusieurs millénaires pour cause de glaciation, la Germanie en était encore au stade de la tribu plus ou moins nomade. Aussi a-t-elle bénéficié d’une situation rendant beaucoup plus difficile sa conquête et son contrôle, contrairement au monde celte, qui disposait d’un tissu économique bien organisé et d’agglomérations urbaines dont la prise a pu causer l’assujettissement. Du reste, Rome était beaucoup plus attirée par le Proche-Orient qui regorgeait de richesses que par une Europe germanique couverte de forêts.  

: L’Europe n’a donc jamais été politiquement unifiée. Mais dans les territoires qui ont été sous leur contrôle respectif, Rome d’abord puis les royaumes qui vont suivre n’ont-ils pas connu de pouvoir politique unique?

: Eh bien, non. Cette singularité tient en bonne partie à la structure sociale qui a prévalu dans les sociétés européennes pendant presque trois millénaires. Du fait du retard évolutif européen, ces sociétés étaient formées d’une juxtaposition d’ensembles hiérarchisés composés chacun d’aristocrates, de paysans et d’esclaves. Cette structure éclatée, pyramidale et fluide, s’opposait à toute structure unitaire hiérarchique. Chaque ensemble avait une grande cohésion, les lignages aristocratiques et les ménages paysans étant unis par les liens de la fidélité. S’ils avaient intérêt à entrer dans une coalition régionale autour d’un lignage plus fort, les petits aristocrates avaient assez de ressources à leur disposition et pouvaient s’entendre entre eux assez facilement pour neutraliser et contrôler le pouvoir du grand aristocrate. Celui-ci occupait la position non pas d’un maître, mais d’un égal un peu plus égal que les autres : un primus inter pares. En concurrence entre eux, les grands aristocrates avaient eux-mêmes besoin de l’appui des petits aristocrates. Les coalitions pouvaient changer, mais le système de jeu était stable et, sur le long terme, une forme d’oligarchie a perduré. 

: Mais comment une telle organisation sociale a-t-elle pu se maintenir dans l’Empire romain?

: À l’époque républicaine et pré impériale, Rome a institutionnalisé les fondements aristocratiques de sa composition sociale, et les relations de clientèle entre patriciens et hommes libres ont prévalu. En outre, le pouvoir du Sénat, représentant les patriciens, était contrebalancé en partie par celui des tribuns de la plèbe. Dans les premiers siècles de l’Empire, certains empereurs ont bien été tentés d’éliminer l’aristocratie, mais l’entreprise a été abandonnée du fait que l’appareil du pouvoir avait besoin d’elle pour minimiser les coûts de la gestion et du contrôle d’un empire qui reposait sur un réseau de cités autoadministrées et autofinancées. Et si des tendances à l’absolutisme se sont affirmées au IVe siècle, elles ne se maintiendront que dans l’Empire d’Orient, l’Empire d’Occident se voyant pour sa part submergé par les grandes invasions. Dans les nouveaux royaumes établis par les Francs, les Lombards ou les Goths, l’aristocratie barbare, qui a intégré en partie l’aristocratie latine, défendra ses positions de pouvoir, de prestige et de richesse indépendantes de la monarchie. Les élites participeront volontiers à la gestion du bien commun en accord avec le roi et sous sa direction, mais elles soutiendront que le roi n’a aucun droit à se mêler des affaires particulières des aristocrates, ni de leurs biens ni de leurs relations avec leurs gens, ni même des positions publiques qu’elles occupaient à un niveau régional et local. 

: Ce que vous décrivez là ressemble beaucoup à la féodalité, non?

: Au IXe siècle, on assistera effectivement à l’instauration de la féodalité en tant que telle, soit un système de pouvoir éclaté, exercé par une noblesse assurée à titre héréditaire de ses possessions territoriales, de son fief, contractant des engagements volontaires de vassalité ou de suzeraineté avec d’autres seigneurs sans perdre pour autant son indépendance matérielle et politique. Auparavant, Charlemagne avait tenté de réunir la majeure partie du monde germanique avec le monde latin. Mais cette unification n’a pas abouti à une unité réelle. Cela, pour de multiples raisons : des raisons économiques, à savoir une économie de subsistance qui peine à supporter le poids d’un vaste État; des raisons techniques, telles que des difficultés de communication dans un immense territoire morcelé; des raisons idéologiques tenant à de vieilles conceptions tribales, comme le principe du partage entre les fils, qui s’opposent à l’émergence d’un État et à la stabilisation d’un pouvoir central. À peine Charlemagne est-il mort que l’empire s’effondre sous l’impact d’invasions extérieures et de guerres intérieures. Fondé au Xe siècle, le Saint Empire romain germanique ne couvrira qu’une partie de la Germanie et de l’Italie et ne sera jamais un pouvoir fort et centralisé, d’autant plus que l’Église sera en concurrence constante avec lui. 

: La féodalité apparaît comme un régime politique et social assez original. 

: Effectivement. Le seul parallèle historique à peu près convaincant est celui du Japon entre le XIIIe et le XVIe siècle. La vassalité lie deux membres des élites sociales, des aristocrates guerriers qui sont du même monde même s’ils sont inégaux en pouvoir, en prestige et en richesse, ce en quoi elle diffère des liens de clientèle qui peuvent unir un aristocrate et des hommes du peuple. Faute d’avoir les moyens nécessaires à la mise en place d’un appareil administratif et militaire, Charlemagne s’était résigné à faire appel aux liens personnels d’homme à homme. Il avait créé toute une hiérarchie de subordinations, exhortant les hommes libres, de haute et de petite noblesse, à entrer dans l’obéissance à un seigneur, en lui promettant le service militaire en échange d’une terre, remise en jouissance à vie. Mais à partir du moment où l’empire est morcelé, les liens d’homme à homme se sont affermis aux dépens de l’État. Chaque noble implanté localement a conservé pour lui les pouvoirs délégués par l’empereur. Aussi la seigneurie sera-t-elle non seulement une unité économique à tendance autarcique et une unité sociale, mais aussi une unité quasi politique, le seigneur assumant les pouvoirs régaliens de justice, de législation et de fiscalité.  

: L’ordre féodal va pourtant disparaître au profit de la montée en puissance des monarchies.

: L’ordre féodal contenait en lui-même les conditions de son propre dépassement. D’une part, le jeu politique était tel que les seigneurs entretenaient des rivalités incessantes pour agrandir leur territoire, ce qui a abouti à l’émergence de centres dynastiques assez puissants pour construire un espace étatique autonome. D’autre part, lassés de subir les effets des luttes endémiques, et soucieux de protéger leurs acquis, différents acteurs sociaux ont soutenu la construction de centres étatiques. Ce type de calcul a pu se retrouver autant chez le seigneur qui mesurait son incapacité de faire face à l’essor des villes et à l’émancipation des serfs, que chez le bourgeois qui cherchait à protéger l’autonomie de sa communauté. Car la fragmentation des souverainetés féodales avait produit ce phénomène majeur et singulier qu’a été la ville médiévale en Europe occidentale, une ville qui s’administrait elle-même et jouissait d’une autonomie politique et militaire vis-à-vis de la noblesse et de l’Église. L’Europe des monarchies prétendant à la souveraineté sur un peuple et un territoire va donc s’ériger graduellement.

: La division territoriale entre les différents royaumes va tout de même perpétuer à sa façon la fragmentation politique que l’Europe occidentale connaissait depuis toujours. 

: Oui. Et cette coexistence des royaumes va offrir à l’éclosion des libertés sociales et économiques des conditions de possibilité introuvables dans les vastes ensembles impériaux. Ce qui sera interdit en un lieu de pouvoir pourra être permis dans l’espace voisin. De plus, des unités politiques de dimension relativement réduite se prêteront mieux à des transformations graduelles de l’exercice du pouvoir. La comparaison avec l’Empire byzantin peut être ici éclairante. Alors que l’Empire d’Occident disparaît à jamais en 476 sous les coups des tribus germaniques, celui d’Orient, l’Empire byzantin, va subsister jusqu’au XVe siècle. D’un côté, une fragmentation du pouvoir qui a débouché sur l’atomisation féodale, de l’autre, l’autorité impériale intacte. Le pouvoir byzantin sera marqué par le patrimonialisme, en ce sens qu’il érigera le domaine public aussi bien que les personnes qui en relèvent en propriétés ou en serviteurs de l’empereur. En dehors de la famille impériale, la noblesse ne sera qu’une noblesse de service, commise à des tâches précises, sans indépendance matérielle, sans fief à titre personnel ou héréditaire, pourvue seulement à titre temporaire et révocable de domaines dont elle tire un bénéfice assimilable à une indemnité de fonction. L’ordre impérial byzantin fusionnera en outre les pouvoirs politique et religieux. 

: Qu’est-ce que cela signifie?

: En 337, lorsque l’empereur Constantin adopte la religion chrétienne, il subordonne l’autorité religieuse à la sienne. Représentant sur terre du seul Dieu, l’empereur n’a de comptes à rendre qu’à lui. Les empereurs byzantins traiteront le plus souvent l’Église comme un simple département de leur administration. Si l’Église orthodoxe a pu jouir parfois d’un certain rapport de force face au pouvoir politique, elle n’a jamais été à l’origine d’un contre-pouvoir, pas plus qu’elle n’a favorisé une quelconque autonomie. 

: Le rapport entre l’Église catholique et les pouvoirs politiques européens sera fort différent.

: Effectivement. En Europe occidentale, c’est la disjonction de l’autorité spirituelle et de l’autorité temporelle qui va s’imposer. Cette disjonction va s’opérer sous l’impact d’un conflit pluriséculaire opposant le pape aux souverains territoriaux, mais elle était inscrite comme potentialité depuis le départ. En effet, la dissociation du religieux et du politique correspond aux données mêmes de la théologie chrétienne qui porte en son sein l’idée d’une séparation nécessaire entre le domaine de César et celui de Dieu, entre la Cité des hommes et la Cité de Dieu. Il faut ici se rappeler que le christianisme s’est développé dans un puissant empire païen. Cette originalité sera par ailleurs confortée par l’effet de l’effondrement de l’Empire d’Occident. En effet, l’Église romaine sera encouragée, par le vide politique, à se doter d’une organisation de plus en plus autonome, suivant un modèle bureaucratique hiérarchisé, dirigé de fait et de droit par un souverain pontife. 

: L’Église romaine sera donc partie prenante du polycentrisme qui va stimuler la rivalité et l’émulation en Europe. 

: Eh oui! Dans notre prochain entretien, nous aborderons l’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne, un autre facteur qui y a favorisé une évolution politique particulière.

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