Série 3. Entretien numéro 7

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le modèle républicain romain

Philippe : Louis, notre dernier entretien a été consacré à la Grèce de l’époque classique, qui, à vos yeux, a préfiguré sous certains aspects la société démocratique moderne. Nous avons cherché à comprendre les facteurs qui ont fait en sorte qu’elle s’est ainsi fortement distinguée des puissances avoisinantes sur les plans politique et idéologique. Selon vous, ces facteurs présentent des similitudes frappantes avec ceux qui ont été à la base de l’émergence de la modernité qui est intervenue en Europe occidentale de nombreux siècles plus tard. Nous pourrons revenir sur ces facteurs qui ont marqué le parcours de l’Europe prémoderne. Mais je souhaiterais que nous nous arrêtions auparavant sur les apports de la Rome républicaine en matière de pensée politique. Car, suivant l’affirmation par laquelle vous avez conclu notre dernier échange, ce serait essentiellement en référence à ces apports qu’ont été ultérieurement fondées les institutions politiques modernes.

Louis : Je crois en effet que le républicanisme romain a marqué l’histoire politique occidentale de façon importante, infiniment plus que n’a pu le faire le modèle démocratique athénien. À partir du Ve siècle avant notre ère, après s’être défait d’une monarchie dont on ne sait que peu de choses, les Romains ont fait de la gouverne de leur cité-État une affaire publique et collective, une Res publica. À travers un processus ponctué de conflits parfois violents entre les patriciens et la masse des artisans et des paysans, ils ont instauré graduellement un régime politique mixte. Fruit de la résolution des antagonismes, ce régime visait à assurer des relations de complémentarité et de contrôle entre un Sénat composé de représentants des patriciens, deux consuls nommés pour un mandat limité à une année et formant en quelque sorte un exécutif, et des assemblées du peuple et ses tribuns. Mais à compter du milieu du deuxième siècle avant notre ère, les diverses parties arrivent de moins en moins à négocier les compromis qui avaient permis jusque-là de dénouer les conflits et les dissensions. Et le régime entre en crise.

: Que s’est-il passé?

: À la faveur de ses remarquables succès militaires, Rome avait conquis la péninsule italienne, puis l’ensemble du bassin méditerranéen. Le butin pris sur les peuples soumis a entraîné un énorme afflux de richesses, et l’économie romaine a été transformée par une arrivée massive d’esclaves et un développement fulgurant du commerce. Les écarts de fortune se sont accrus comme jamais auparavant, et une part des citoyens se sont retrouvés sans terre. De plus, le corps civique a intégré une quantité considérable d’étrangers de diverses origines : des esclaves affranchis par des particuliers, des soldats ou des civils remerciés pour leurs services rendus à la République, et même des communautés entières dont presque tous les Italiens. Des tribuns se sont portés à la défense des intérêts sociaux, économiques et politiques de la plèbe. Mais ils ont été assassinés. Car, ne supportant pas de voir ses nouveaux acquis mis en cause, une fraction importante de l’élite dirigeante s’est radicalisée, rejetant toute forme d’opposition. La situation se prêtant à l’émergence d’un grand homme, des guerres civiles entre généraux vont se succéder jusqu’à ce que soit mis en place l’Empire par Auguste, le fils adoptif de César. 

: Avec le dysfonctionnement des institutions et la montée du pouvoir personnel, on a sans doute assisté à une diminution progressive de la liberté de parole et d’action dont jouissait tout au moins un petit nombre.

: Oui, mais en même temps, et de façon paradoxale, la dernière époque de la République a été caractérisée par un développement intellectuel impressionnant. Rome n’avait jamais eu de constitution écrite. Les pratiques avaient évolué de façon pragmatique et se maintenaient grâce à une adhésion tacite. La crise va faire naître des divergences idéologiques et des débats publics quant à la légitimité de certaines de ces pratiques. La place de chaque pouvoir – Sénat, consuls, tribuns – va devenir un objet de discussions et de dissensions. Le rapport à la tradition sera profondément modifié, d’autant plus que les conquêtes vont ouvrir la société romaine à d’autres cultures, particulièrement à la culture grecque, dont l’influence sera considérable. La réflexion, la pensée et l’étude, qui étaient auparavant perçues comme relevant du privé et du loisir, vont acquérir une dimension d’activité publique. L’argument d’autorité sera réfuté, et l’on fera dorénavant appel à la raison critique. Pour appréhender l’importance de cette mutation et la portée des apports intellectuels qu’elle a favorisée, on peut se référer à Cicéron, qui a vécu de 106 à 43, et dont une grande partie de la production nous est heureusement parvenue. 

: S’agissant de la philosophie politique, quelles ont été les principales contributions de cet auteur?

: Elles sont multiples. Pour en avoir un aperçu, on peut considérer le domaine du droit, un domaine fondamental à Rome puisque la citoyenneté y impliquait essentiellement une protection juridique, et non une participation politique directe comme il en était dans les cités grecques de l’époque classique. Depuis le IIIe et surtout le IIe siècle, l’interprétation du droit avait été laïcisée, ne relevant plus du collège sacerdotal des pontifes, mais de jurisconsultes qui proposaient des avis juridiques élaborés à partir de leur compréhension des coutumes et de l’expérience ancestrales. Les juges pouvaient, ou non, retenir ces avis personnels, et, bien sûr, les controverses étaient multiples. Plutôt que de s’en remettre aux conventions et à l’autorité des Anciens, Cicéron va faire appel à la raison pour tenter de définir un droit naturel, supérieur et transcendant toute tradition nationale. Luttant contre les superstitions, les préjugés et l’arbitraire, il est à la recherche d’assises ou de valeurs rationnelles et universelles. Il s’agit pour lui de cerner des normes qui soient valables pour tous les humains. Posant les bases d’un humanisme reconnaissant l’unicité du genre humain, il propose une éthique applicable à tous, quels que soient leur origine ethnique et leur degré de civilisation. Dans une société romaine qui reposait traditionnellement sur le lien familial et la dépendance personnelle, il en appelle à une société de droit qui respecte l’égalité juridique de tous. 

: On se croirait au siècle des Lumières.

: Effectivement, Cicéron manifeste une liberté de pensée et un esprit critique que l’on retrouvera au XVIIIe siècle. Sauf, qu’à ses yeux, cette liberté-là ne saurait être accessible à tous. Dans l’intérêt de la République, il faut selon lui laisser le peuple, les non-instruits, être guidés par les autorités, la religion et les coutumes. En outre, s’il reconnaît une égalité de tous les hommes inscrite dans l’ordre naturel, il recommande toutefois de respecter les divisions, les hiérarchies et les dépendances existantes. C’est ainsi, qu’à l’instar des autres penseurs de l’Antiquité, dont les penseurs chrétiens, il n’a jamais remis en question l’esclavage, se contentant de souhaiter un traitement juste pour les esclaves. Malgré tout, il demeure que les avancées théoriques réalisées par Cicéron et d’autres penseurs de la fin de la République ont constitué un progrès considérable. 

: Un progrès auquel l’Empire va porter un coup d’arrêt. 

: Absolument. Tout en simulant le contraire pour des raisons tactiques, Auguste rejette le caractère public et collectif de la gouverne. Il abolit la publication des actes du Sénat instaurée par César, et rétablit le secret entourant l’Assemblée. La liberté d’opinion est supprimée. Les débats politiques publics sont désormais interdits, et les livres censurés. Les anciennes hiérarchies sociales sont renforcées. Par contre, influencé par l’héritage républicain, l’impérialisme romain se montrera relativement ouvert et respectueux de la diversité. Contrairement aux Grecs, dont les cités à caractère fortement ethnique se montraient irréductibles les unes aux autres, les Romains feront preuve d’une capacité à faire des vaincus des citoyens. La citoyenneté sera accordée à des communautés entières, d’abord en Italie puis dans les provinces, et finalement, en 212, à tous les habitants libres de l’Empire. Cherchant à conquérir et non à assimiler, le pouvoir impérial respectera les pratiques coutumières, les langues et les religions locales. Ayant doté les très nombreuses cités du monde méditerranéen d’institutions calquées sur celles de Rome, l’empereur, assisté d’une modeste bureaucratie dirigée par des membres de l’aristocratie sénatoriale romaine, gouvernera par l’entremise des élites citadines locales. Ralliées à la Pax Romana, et ayant adopté les valeurs et le mode de vie romains, ces élites apporteront à la puissance romaine sa légitimation.

: Ces concessions donneront-elles les résultats attendus?

: Tout à fait. Cessant d’être un pur mécanisme d’extorsion, l’Empire va devenir une sorte de communauté d’appartenance. Il va connaître une expansion démographique incroyable, regroupant au milieu du IIe siècle quelque 75 millions de personnes, soit un quart de la population mondiale. L’agriculture, la production artisanale, le commerce, les marchés et les services financiers vont assurer une forte croissance économique. D’autre part, les armées romaines vont réussir à contenir les ennemis sur toutes les frontières, grâce aux avantages tactiques, stratégiques et logistiques dont elles bénéficiaient. Pour couvrir les coûts reliés à l’hégémonie militaire, mais aussi aux salaires des civils, au ravitaillement en céréales, à la construction d’infrastructures et de monuments, l’État tirera des revenus annuels équivalant à environ 5 % du PIB. 

: Pourtant, cette période d’apogée va bientôt s’achever et l’Empire va entrer en déclin.

: Oui, la chute va venir, constituant sans doute l’une des plus grandes régressions de l’histoire. Cependant, contrairement à ce que plusieurs ont longtemps imaginé, cette chute n’a pas été engendrée par un lent et irréversible déclin interne. Elle a plutôt été causée par un enchaînement de changements climatiques spectaculaires, de terribles pandémies et de guerres sans fin. À partir du IIe siècle, des variations dans l’inclinaison et la rotation de la terre associées à une activité volcanique intense ont entraîné une instabilité du climat, puis provoqué une période de froid intense qui a duré approximativement de 450 à 700. Cette détérioration du climat a coïncidé avec la succession de trois pandémies. Il y a eu d’abord la peste Antonine, possiblement une épidémie de variole, qui, de 165 à 190, a fait périr 10 à 20 % de la population. Le choc a mis sous tension les capacités du système impérial, mais il a été finalement absorbé. La deuxième pandémie, la peste de Cyprien, probablement une fièvre hémorragique virale similaire à l’Ébola, a sévi de 250 à 270, et entraîné une perte démographique de plus ou moins 30 %. Les capacités de l’Empire étant amoindries, des troupes d’envahisseurs germaniques en ont profité pour pénétrer très avant dans ses territoires. Les armées romaines les ont ultimement refoulées, mais le système impérial en est sorti profondément modifié. Une série d’empereurs d’origine militaire vont progressivement instaurer une autocratie extrêmement centralisée et bientôt sacralisée par une religion d’État, le christianisme. Les villes vont perdre leur autonomie et les fonctionnaires impériaux vont se multiplier. À partir du IVe siècle, les parties occidentale et orientale de l’Empire vont graduellement diverger jusqu’à ce qu’une seule des deux survive, pour un temps, à l’effondrement.

: J’imagine que cet effondrement a à voir avec la troisième pandémie?

: Oui et non. Car il y a eu deux effondrements distincts. Le premier, total, a touché la partie occidentale de l’Empire. Il a pour origine des événements qui se sont produit dans les steppes d’Asie centrale. Dans les années 350 à 370, cette région a connu une méga-sécheresse, qui a poussé les Huns à migrer vers l’ouest. L’arrivée de ces puissantes confédérations de guerriers a bousculé les tribus germaniques qui, installées le long des frontières depuis plus d’un siècle, collaboraient plus ou moins avec Rome. Ses frontières ayant été franchies et ses territoires submergés, l’Empire d’Occident s’est écroulé. De son côté, l’Empire d’Orient a pu résister et a même connu une embellie jusqu’à ce que la peste Justinienne, causée celle-là par la bactérie de la peste, le frappe à partir de 541. Une quinzaine d’épisodes épidémiques vont se succéder jusqu’en 767, fauchant quelque 50 % de la population. Une crise fiscale et militaire sans précédent va toucher l’Empire qui, affaibli, va perdre dans les années 630 et 640 ses possessions africaines et orientales aux mains des tribus arabes lancées à la conquête sous la bannière de l’islam. 

: L’Empire survivra tout de même.

: Oui. Graduellement diminué, l’Empire byzantin se maintiendra jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Quant au modèle républicain romain, il était encore appelé à exercer une influence tout autant chez les médiévaux que chez les modernes. Nous y reviendrons.

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