Série 3. Entretien numéro 6

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’exception grecque

Philippe : Louis, au cours de nos récents entretiens, nos efforts pour comprendre l’évolution de l’État nous ont conduits à scruter le rôle fondamental qu’il a exercé tout autant dans le développement de la civilisation que dans le déchaînement des guerres. La dernière fois, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’invention de l’écriture. Nous avons vu qu’à l’instar des autres avancées favorisées par l’État, qu’elles aient été de nature intellectuelle, artistique, spirituelle, matérielle ou sociale, l’écriture a été mise au point et utilisée essentiellement pour répondre aux besoins et aux attentes des élites au pouvoir. Aussi, la plus grande partie de ses conséquences révolutionnaires potentielles ont-elles été reportées dans le temps, jusqu’à ce qu’un autre type de situation politique et idéologique ne se présente. Et vous avez noté que longtemps avant l’émergence de la modernité, aux Ve et IVe siècles avant notre ère, une telle situation est survenue dans les cités-États autonomes de la Grèce antique. Cette observation soulève la question de savoir pourquoi et comment la Grèce de l’époque classique a pu se distinguer de pareille façon des puissances asiatiques qu’elle avoisinait.

Louis : Quelques mots au préalable sur ce voisinage asiatique. Je vous rappelle que les plus anciennes cités-États ont vu le jour en Mésopotamie, et que c’est là et dans les régions limitrophes que les premiers royaumes ont été édifiés. Durant des millénaires, les progrès civilisationnels ont été pour l’essentiel réalisés dans la zone allant du littoral méditerranéen jusqu’à l’Asie centrale. La Grèce n’était alors qu’une périphérie ou semi-périphérie des grands empires nés dans ce berceau, les empires mésopotamien, égyptien, assyrien, babylonien, mède et perse. Mais elle a par la suite échappée, pour un temps tout au moins, aux caractéristiques politiques et idéologiques communes à ces sociétés soumises à des pouvoirs autocratiques. À la base de l’exception grecque, on retrouve un certain nombre de facteurs associés qui ont agi sur le long terme. D’abord, le relief accidenté du pays qui, entravant les communications, a favorisé l’autonomie de plusieurs centaines de cités, qui seront stimulées par leur rivalité et leur émulation. Ensuite, une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social. 

: Pouvez-vous expliciter quelque peu ce deuxième facteur? 

: Bien sûr. Les cités grecques occupaient des positions maritimes qu’elles ont mises à profit pour développer le commerce entre elles et avec l’étranger. Le commerce à longue distance avec l’Égypte, la Sicile ou le pourtour de la mer Noire était aux mains des particuliers. Mais la cité-État le soutenait par les équipements qu’elle aménageait : des ports, des quais, des entrepôts, des chantiers navals et des routes. Elle le stimulait également par la frappe de la monnaie qui introduisait une grande souplesse dans les transactions. À l’intérieur de la cité, c’est sur l’agora que s’effectuait l’échange des biens par achat et vente entre des partenaires formellement égaux en droit dans le cadre de cette relation. Les prix s’établissaient selon la loi de l’offre et de la demande. Et le niveau des prix avait une incidence directe sur l’activité de production. C’est en fonction du niveau des prix que l’on se tournait vers une activité artisanale ou vers une autre, ou, si l’on était agriculteur, qu’on décidait de développer telle production ou même de chercher une autre source de revenus en changeant d’activité. 

: Et en quoi ce développement économique a-t-il eu une incidence sur l’ordre social?

: Le dynamisme économique va permettre aux paysans-propriétaires et à de nouvelles couches urbaines, des entrepreneurs, des armateurs, des commerçants, des artisans, de s’enrichir et de forcer la vieille aristocratie à partager son pouvoir. D’autre part, les taxes sur les échanges, les impôts sur les biens ou les productions, et les recettes provenant de mines d’or et d’argent vont permettre à l’État de satisfaire des besoins collectifs comme la construction de fortifications, de systèmes d’adduction d’eau et de fontaines, de théâtres ou de sanctuaires en l’honneur des dieux. En outre, une partie de ces revenus pourront être distribués directement aux citoyens. La citoyenneté sera en effet conçue non seulement comme la possibilité de participer aux décisions, mais également comme celle d’avoir part aux ressources distribuées. 

: Dirigées par les citoyens et fonctionnant à leur service, les institutions civiques présentaient donc un caractère démocratique. Voilà sans doute un autre facteur explicatif de l’exception grecque. 

: Assurément, mais cette affirmation demande à être précisée. Il nous faut d’abord nuancer l’idée reçue que la démocratie serait une invention propre aux Grecs. D’une part, d’autres sociétés ont connu une forme de démocratie. Ainsi, et comme nous l’avons vu, en a-t-il été de certaines sociétés néolithiques et des cités-États mésopotamiennes à leurs débuts. On peut aussi évoquer l’organisation politique des cités-États étrusques ou phéniciennes, et plus particulièrement celle de Carthage, qui se comparait à l’organisation politique des cités-États grecques. D’après le témoignage d’Aristote, Carthage bénéficiait d’un régime constitutionnel garantissant le respect des droits et la participation des citoyens. On y trouvait une Assemblée du peuple, ouverte en principe à tous les citoyens, et diverses instances dont l’accès était électif. D’autre part, la démocratie directe qui régnait dans les cités grecques était, dans les faits, un pouvoir oligarchique. Les citoyens pourvus de droits politiques n’étaient qu’une minorité, probablement moins de 10 % de la population adulte totale, minorité dont étaient exclus les esclaves, les métèques, c’est-à-dire ceux qui étaient considérés de génération en génération comme des étrangers, et les femmes. En outre, et comme Athènes l’a amplement démontré dans ses relations avec ses cités alliées, une démocratie forte à l’interne pouvait se conjuguer avec un impérialisme externe intransigeant. Mais en dépit de ses limites, la démocratie grecque a tout de même revêtu un caractère absolument exceptionnel. 

: Et pourquoi cela?

: Essentiellement en raison de l’autonomie qu’elle a assurée au politique. Dans la cité grecque, il n’y a ni souverain représentant un dieu suprême ni bureaucratie sacerdotale héréditaire hiérarchisée. Bien sûr, la religion, avec ses rituels, y imprègne en profondeur la vie collective, façonnant un sentiment d’appartenance commun, soudant la communauté autour de pratiques et de valeurs communes. Mais cette religion est indissociablement civique et démocratique. Les prêtres des cultes publics sont pour la plupart tirés au sort, comme le sont les magistrats et les jurés. Cette absence de structure rigide autoritaire a soutenu le pluralisme et fait en sorte que la culture grecque de l’écrit a pu se distinguer des autres cultures de l’écrit. N’étant pas réservée à des prêtres cherchant à énoncer une vérité ultime et indépassable, non plus qu’à des bureaucrates l’utilisant comme instrument de prestige politique et d’organisation économique, l’écriture a bénéficié d’un espace libre permettant la quête de la connaissance et l’évolution des idées. Cette évolution va permettre le passage entre la pensée mythique et la pensée rationnelle et critique.

: Comment ce passage s’est-il opéré?

: Déjà, dans la Grèce des VIIIe, VIIe et VIe siècles avant notre ère, la parole est libre, soustraite à l’autorité religieuse. Contrastant avec les mythologies élaborées par les prêtres dans les royaumes et les empires du Proche et du Moyen-Orient, les grands récits mythologiques composés par les poètes, comme Homère ou Hésiode, se présentent davantage comme des œuvres poétiques ou dramatiques que comme des œuvres sacrées. Cette laïcité trouverait son origine dans les pratiques d’assemblée égalitaires en usage dans le milieu guerrier. Ultérieurement, entre le milieu du VIe et la fin du Ve siècle, émergent dans le paysage intellectuel des cités grecques des généalogistes et des chroniqueurs qui portent un regard critique sur les traditions poétiques. Dépourvus de tout statut officiel, et ne s’autorisant que d’eux-mêmes, ces individus vont donner leur opinion de la même manière que les citoyens le font lorsqu’ils participent au débat sur les affaires communes. Tout en adhérant encore au monde que les récits mythologiques dépeignent, ils vont questionner ces récits du point de vue de leur cohérence et de leur vraisemblance. Cela suppose l’adoption d’un nouveau critère de vérité, une vérité qui, loin d’être le fruit d’une révélation divine, devra à leurs yeux être établie par des procédures intellectuelles. Plus tard, la rupture sera poursuivie par des historiens comme Hérodote ou Thucydide, qui vont s’affranchir des traditions des origines et procéder à des récits argumentés et circonstanciés d’évènements de l’histoire récente. Les grands philosophes vont prendre la suite, depuis Thalès de Millet jusqu’à Aristote, en passant par Socrate et Platon.

: Selon vous, le développement de la rationalité philosophique et scientifique grecque a donc eu beaucoup à voir avec la démocratie. 

: En effet, quelle qu’en ait été la réalisation concrète, c’est l’idéologie de la démocratie qui a permis de poser le principe selon lequel dans l’évaluation d’un raisonnement, c’est le raisonnement qui compte, et non l’autorité ou le statut de son auteur. L’argument d’autorité ne prévalant plus, le savoir et les pratiques traditionnelles pouvaient être mis en question. On peut ajouter que la forme de débats entre points de vue opposés que connaissaient les citoyens grecs dans les assemblées et les tribunaux a largement influencé la nature des discussions philosophiques et scientifiques que poursuivaient les différentes écoles. Les Grecs de l’époque classique se sont non seulement affirmés comme ayant été les fondateurs de leurs cités et les créateurs de leurs institutions, mais ils ont beaucoup débattu de la cité idéale, imaginant des modèles autres d’organisation sociale. Ouverts au changement et au progrès, ils étaient convaincus qu’une communauté autonome peut remodeler sa structure sociale et redéfinir ses valeurs culturelles. Le lien étroit entre le style des activités intellectuelles et le contexte sociopolitique ressort également lorsque l’on considère la suite de l’histoire.

: Que s’est-il passé?

: Eh bien, à partir de la conquête du roi Philippe II, père d’Alexandre le Grand, la tutelle macédonienne imposée aux cités grecques va créer une situation nouvelle. Non pas que les traditions civiques démocratiques aient entièrement disparu, mais les institutions passeront graduellement aux mains des notables. La question politique deviendra désormais inopportune sinon inabordable, et la réflexion se recentrera sur l’individu, la sagesse et le bonheur. Et avec la domination de la Rome impériale, s’ouvrira la période des grands commentateurs. Il est intéressant d’observer qu’il en est allé de même en Chine où, à partir de l’unification sous le premier empereur en 221 avant notre ère, l’invention de nouveaux systèmes philosophiques a fait place à leur interprétation. Du VIe au IIIe siècle, dans un contexte de coexistence de plusieurs États autonomes, la Chine des Royaumes combattants avait connu de considérables avancées philosophiques et scientifiques. Un grand nombre de domaines d’étude étaient du reste communs à la Grèce et à la Chine anciennes : éthique, cosmologie, médecine, astronomie, mathématiques, logique et théorie de la connaissance. Même la manière de conduire les enquêtes se ressemblait, depuis la critique des croyances traditionnelles et des positions des rivaux jusqu’à une réflexion sur les enquêtes elles-mêmes. 

: Indépendamment de ces ressemblances, y a-t-il des différences importantes entre les deux traditions philosophiques? 

: Certainement. En Chine, par exemple, le métaphorique, et par conséquent la poésie, était tenu comme un véhicule possible de la vérité tout autant que le discours littéral. En outre, les Chinois, plus pragmatiques, se préoccupaient moins des fondements qui justifient les positions théoriques. Et puis, n’ayant pas été élaborée dans des cités démocratiques, la philosophie politique chinoise prenait généralement les institutions existantes comme un donné, même quand elle critiquait le comportement des princes et qu’elle proposait des conseils sur le bon gouvernement, contrairement aux Grecs qui, eux, se posaient la question de la meilleure Constitution. 

: Mais, finalement, les deux traditions ont connu un sort comparable. 

: En partie seulement. Il est vrai que sans disparaître entièrement, les deux traditions ont été fortement infléchies sinon déformées. On a assisté à un retour en force du religieux, qui a fini par inclure la philosophie dans une religion révélée, dans le christianisme ou l’islam dans un cas, dans le bouddhisme et le taoïsme mystique dans l’autre. Mais avant d’être ainsi altérée, la philosophie grecque a connu pour sa part une reprise et un développement indéniable d’abord dans les royaumes hellénistiques, puis dans la Rome républicaine. C’est d’ailleurs essentiellement en référence aux apports romains en matière de pensée politique que seront ultérieurement fondées les institutions politiques modernes. 

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