Série 3. Entretien numéro 5

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État, c’est la civilisation

Philippe : Louis, nous poursuivons notre enquête concernant l’évolution de l’État. Au cours de notre dernière conversation, nous avons analysé les liens étroits qui unissent l’État à la guerre. Non pas que l’État ait inventé la guerre. Celle-ci est présente depuis les toute premières sociétés, tout en ayant beaucoup varié depuis lors dans ses principes et ses formes. Les sociétés primitives ont connu les raids éclairs menés par de petites bandes de guerriers exerçant des actions de défense d’un territoire ou de représailles. Les sociétés néolithiques ont tantôt infligé, tantôt subi des razzias visant à s’emparer d’un butin et à capturer des esclaves. Aux guerres héroïques ou de prédation, l’État va ajouter les guerres de conquête. C’est par la guerre que les royaumes et les empires vont se construire, se maintenir pour un temps plus ou moins long, et être conquis ou démembrés. Ils vont développer l’art et les technologies militaires, et les luttes vont s’enchaîner au cours des millénaires. L’histoire des sociétés à État a donc été extrêmement violente. Et pourtant, vous affirmez que l’État, c’est aussi l’essor de la civilisation.

Louis : Mon affirmation apparaît sans doute paradoxale. Mais j’estime qu’elle est tout à fait fondée, et qu’on peut le démontrer. Il faut toutefois commencer par lever les ambiguïtés que comporte la notion même de civilisation. Au XIXe siècle, elle a été communément utilisée dans un sens évolutionniste pour légitimer l’assujettissement et la colonisation des sociétés non occidentales, considérées comme primitives ou barbares. Cherchant à rompre avec cette vision profondément idéologique et à éviter tout jugement de valeur, la plupart des chercheurs appliquent de nos jours la notion de civilisation à la culture de toute société, ou s’en servent pour désigner des ensembles de cultures ayant entre elles des affinités ou des origines communes, la civilisation occidentale par exemple. Le respect de la diversité culturelle est sans aucun doute un acquis précieux. Mais je ne crois pas qu’il faille pour autant verser dans le relativisme. Les sociétés n’ont pas toutes atteint le même degré de développement, que ce soit sur le plan matériel, intellectuel, artistique, spirituel ou social. La notion de civilisation m’apparaît encore utile pour désigner les avancées dans ces différents domaines. Bien sûr, ces avancées n’ont jamais représenté un progrès absolu, et certaines ont entraîné des effets contradictoires. Mais, au total, elles sont à la source de ce qui constitue aujourd’hui l’essentiel du patrimoine de l’humanité.

: Et selon vous, l’État a joué un rôle central dans la réalisation de ces avancées.

: Absolument. Avec les États, on assiste d’abord à l’essor des arts. Les villes s’édifient et avec elles, la haute culture urbaine. Une culture du luxe se développe au profit des élites : résidences somptueuses, admirables jardins d’agrément, grande cuisine, pratiques artistiques dans les domaines de la sculpture, de la peinture, de la musique, de la danse, de la joaillerie, etc. Pour susciter la crainte et l’admiration, on va matérialiser la grandeur et la majesté dans des palais, des temples, des pyramides et autres monuments imposants et grandioses. 

: Cette prodigieuse opulence suppose évidemment d’importantes ressources. 

: Certainement. Aussi, au-delà de l’appropriation brutale de richesses par le biais des guerres de razzia, les États vont-ils favoriser le développement de l’économie. Grâce au surplus agricole, dont ils favorisent l’augmentation et dont ils prélèvent une bonne part, ils vont soutenir la mise en place d’activités manufacturières et marchandes. Ils vont encourager le perfectionnement des modes d’organisation de la production et du travail et promouvoir les innovations techniques. Ils vont édicter des règles touchant les prix, les salaires, les prêts, les contrats, les fermages, etc. Ils vont s’adonner eux-mêmes au commerce à longue distance ou tout au moins le stimuler en améliorant les infrastructures et les moyens de transport, et en sécurisant les routes commerciales terrestres et maritimes. En échange de matériaux bruts et d’esclaves, mais aussi de pierres ou de métaux précieux, les États vont exporter vers les périphéries des produits permettant aux élites locales d’affirmer leur statut, textiles, céramiques, objets en métal ou en verre, etc.

: J’imagine que pour être à même d’accomplir de telles réalisations, les États ont dû se doter d’instruments de pouvoir appropriés.  

: Effectivement, il fallait avant tout établir un ordre moral et social assurant la soumission et l’obéissance des populations. Il fallait créer du lien et discipliner les individus. Dans les sociétés primitives, marquées d’une forte cohérence, et encore dans les villages néolithiques, les normes, les valeurs et les interprétations de la vie s’élaborent et s’acquièrent grâce aux interactions quotidiennes et aux rites accomplis en commun. En revanche, le défi est beaucoup plus grand dans les sociétés à État où la culture doit permettre de stabiliser non seulement les individus dans leurs comportements, mais aussi l’entité politique elle-même qui intègre une multiplicité de groupes plus ou moins hétérogènes. Dans de telles sociétés, les mœurs relèvent désormais moins de l’évidence que de l’exigence. Le pouvoir royal va devoir instaurer un système de justice chargé de définir et d’appliquer le droit. Parmi les premières lois qui nous sont connues, se trouvent celles qui ont été publiées il y a près de 4 000 ans par Hammourabi, roi de Babylone, qui y détaille les devoirs de ses sujets et édicte de féroces châtiments en cas de transgression. Pour légitimer et conforter l’ordre légal, on fera appel à l’ordre divin. Le souverain érige des temples et entretient un clergé qui met au point une mythologie de nature théologico-politique qui justifie l’état des choses, et célèbre des liturgies qui en assurent la permanence. Les figures de pouvoir, royales et divines, s’imposent partout dans des sculptures monumentales.

 : Le souverain était donc le prêtre suprême, comme il était le chef des armées, le législateur et le premier magistrat. Mais, outre le clergé dont vous venez de parler, les souverains ont sûrement eu à s’entourer d’une administration.

: Assurément. Les royaumes et les empires qui ont duré se sont dotés d’appareils administratifs et bureaucratiques performants, capables de commander les personnels de la maison royale et de l’armée, d’assurer la collecte des revenus, de superviser l’achat et la vente des produits et des denrées, d’entretenir les infrastructures, de réquisitionner et de diriger la main-d’œuvre pour les grands chantiers, d’enregistrer les informations et les décisions, etc. Pour ce faire, de nombreux outils de gestion ont été conçus. Mais je vous propose de nous arrêter ici sur une invention qui a joué historiquement un rôle proprement révolutionnaire, celle de l’écriture. 

: Quand et comment a-t-elle été mise au point?

: Les premiers systèmes d’écriture sont le résultat d’un long développement de modes de notation dont les administrations des palais et des temples et leurs commerçants avaient besoin pour consigner et comptabiliser les transactions devenues plus nombreuses et plus complexes. Le tout premier est apparu en Mésopotamie vers la fin du IVe millénaire avant notre ère. De l’enveloppe en argile contenant des jetons indiquant la nature et la quantité des marchandises échangées, on y est passé à l’enveloppe sur laquelle étaient imprimés ou dessinés des pictogrammes, c’est-à-dire des dessins figuratifs stylisés comme on en trouve aujourd’hui dans la signalisation routière. On a finalement abouti à la tablette sur laquelle étaient écrits des signes correspondant à la fois à des mots et à des syllabes. De tels systèmes d’écriture mixte ont été créés ailleurs ultérieurement, en Égypte, par exemple, à peine un siècle après.  Subséquemment, au Proche-Orient, aux alentours du XIVe siècle avant notre ère, a été mis au point un alphabet ne notant que des consonnes, comme on le retrouve chez les Phéniciens et les Hébreux. Finalement, c’est en Grèce, au début du VIIIe siècle avant notre ère, qu’a vu le jour un alphabet réduisant considérablement le nombre de signes tout en incluant les voyelles.

: Et en quoi l’invention de l’écriture a-t-elle été révolutionnaire?

: L’écriture sera bien sûr favorable à l’administration et au commerce. Mais en raison de ses effets cognitifs et sociaux, ses conséquences iront beaucoup plus loin et seront beaucoup plus lourdes. Au-delà de sa fonction de stockage de l’information et du savoir qui permet de dépasser les limites de la mémoire humaine, l’écriture rend possible la réalisation d’opérations cognitives ou intellectuelles qui sont, pour certaines, plus difficiles et, pour d’autres, infaisables dans un système oral. Non pas que les humains dépourvus d’écriture soient incapables de raisonnement logique. Mais l’interaction entre le cerveau humain et le mot écrit transforme la façon dont opère l’intellect humain. La lecture d’un texte écrit, par soi ou par un autre, favorise une attention critique et une perception des contradictions qui sont pratiquement impossibles à avoir dans le cas de paroles entendues ou d’un discours tenu. Facilitant l’élaboration de méthodes d’investigation et le déroulement de processus collectifs de débat, d’examen, de vérification et de formulation de théories, l’écriture permet le développement des sciences et l’accumulation d’un savoir confirmé. Elle peut également susciter et soutenir l’interrogation philosophique, qui est une mise en question ouverte des croyances et des certitudes communes, aussi bien que l’interrogation politique qui est une mise en question également ouverte des institutions de la société. Je pense que l’on peut aller jusqu’à dire que l’écriture est au fondement de la civilisation de la même façon que le langage a été au fondement de l’hominisation.

: Et pourtant, toutes ces potentialités que vous attribuez à l’écriture n’ont pas opéré nécessairement, et encore moins immédiatement.

: C’est tout à fait juste. Il faut se rappeler que depuis ses débuts, et longtemps après, l’écriture est demeurée aux mains d’une infime minorité. Non seulement sa pratique était difficile, mais son utilisation était contrôlée. Les scribes et autres serviteurs du souverain vont en user essentiellement à des fins administratives, religieuses ou de divertissement. Les mathématiques et l’astronomie seront développées. Des doctrines religieuses seront élaborées. Des traditions littéraires seront établies. Mais le doute, la critique et le passage à une autre forme de pensée permise par l’écriture devront attendre qu’un autre type de situation politique et idéologique ne se présente. Ainsi que nous le verrons, ce sera le cas sous la modernité. Mais déjà, aux Ve et IVe siècles avant notre ère, les cités-États autonomes de la Grèce antique vont, pour un temps tout au moins, préfigurer cette modernité dans quelques-uns de ses aspects. 

: Il serait intéressant de voir pourquoi et comment la Grèce de l’époque classique a pu se distinguer de pareille façon des puissances asiatiques qu’elle avoisinait.

: Oui, d’autant que les facteurs qui ont été à la base du « miracle grec » présentent des analogies frappantes avec ceux qui expliquent que la modernité et l’État démocratique moderne aient émergés en Europe.        

3 réponses sur “Série 3. Entretien numéro 5”

  1. L’écriture est au fondement de notre civilisation et étonnamment la comptabilité est la première manifestation de l’écriture. C’est pourquoi on désigne encore une transaction inscrite dans un registre comptable ¨ une écriture ¨.

  2. INTÉRESSANT ET PERTINENT. Les racines de l’histoire de nos institutions nous enseignent à la fois la modestie et surtout comment la modernité à oubliée les causes et l’origine de nos institutions. Pédagogiquement précieux … ces entretiens.

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