
L’État, c’est la guerre
Philippe : Louis, nous en sommes toujours à examiner la question de l’État. Nous avons retracé la façon dont les conditions économiques, démographiques et politiques qui ont permis l’émergence de l’État ont été ébauchées par la Révolution néolithique, puis parachevées par la Révolution urbaine. Lors de notre dernier entretien, nous nous sommes particulièrement intéressés aux premières cités-États où s’est effectué le passage de la chefferie au royaume. Nous avons scruté les facteurs de nature environnementale et sociopolitique qui ont permis au prince d’éliminer les contre-pouvoirs, de contrôler les élites et d’assujettir le peuple. Vous avez mis l’accent sur les divers moyens auxquels le prince a pu recourir pour affirmer sa légitimité. Il est incontestable qu’un État doit être tenu pour légitime. Mais son pouvoir ne repose-t-il pas avant tout sur l’organisation d’une force? Qu’en est-il de la force, et quelle a été son importance dans l’instauration et l’affirmation des États?
Louis : Pour répondre à vos questions, il me faut au préalable revenir au Néolithique. Je vous rappelle que sans y insister, j’ai tout de même évoqué le rôle joué en cette période par l’utilisation de la force dans la consolidation de l’emprise des acteurs dominants sur les populations. J’ai signalé comment les chefs, s’appuyant sur leurs fidèles, clients ou esclaves, ont cherché à monopoliser la violence et à établir leur domination. J’ai également noté que la guerre avait alors changé dans ses buts et ses moyens. D’une part, les richesses stockées présentaient des occasions de pillage. D’autre part, l’augmentation des populations procurait des forces mobilisables. J’ai précisé que non seulement les grands hommes organisaient la défense de leur communauté, mais qu’ils conduisaient des razzias dont ils rapportaient des biens qui étaient en partie redistribués, et des esclaves qui assuraient les travaux les plus pénibles à exécuter.
P : Les sociétés néolithiques ont donc été des sociétés guerrières.
L : À partir d’un certain moment, la plupart l’ont effectivement été. La propagation d’une idéologie nouvelle en est tout à fait révélatrice. Pour la première fois dans l’histoire, des figurations de guerriers apparaissent, remplaçant en grande partie les statuettes féminines qui, exprimant des préoccupations centrées sur la sexualité, étaient jusque-là les représentations les plus courantes. Ces figurations de guerriers se présentent, par exemple, sous la forme de statues-menhirs, que l’on trouve dans tout le sud de l’Europe. Les armes, principalement des poignards, sont aussi représentées sur les gravures murales. D’ailleurs, les premières armes en tant que telles, dont les poignards, ont été fabriquées au Néolithique. Jusque-là on utilisait pour la violence entre humains des outils fabriqués dans d’autres buts : des arcs, des flèches et des javelots qui servaient pour la chasse, ou encore des haches employées pour travailler le bois. Un autre indice de l’idéologie guerrière qui s’impose au Néolithique se découvre dans le fait que des armes, poignards, haches et pointes de flèches, accompagnent désormais dans la tombe les personnages masculins les plus importants.
P : La guerre n’est-elle pas simplement l’expression d’une agressivité native, qui serait une composante fondamentale et inaltérable de la nature humaine?
L : Je ne crois pas. Les humains, particulièrement les hommes, ont assurément une propension à l’agressivité, qui se manifeste couramment dans les rapports interpersonnels. Mais la guerre est, elle, plutôt de l’ordre d’un fait social, dont l’existence est extérieure à l’individu et dont les principes et les formes vont varier d’un type de société à un autre. La guerre est présente depuis les toute premières sociétés. Contrairement à ce que prétendent certaines féministes, aucun témoignage archéologique, ethnologique ou historique ne confirme la vision chimérique de sociétés primitives idylliques et pacifiques, dans lesquelles aurait prévalu un matriarcat bienveillant. D’ailleurs, le pouvoir politique n’a jamais été exclusivement détenu par les femmes. À des degrés variables, la domination masculine semble avoir été un fait universel. Mais revenons à la guerre. Comme je l’ai souligné antérieurement, dans les sociétés primitives, elle est présente, mais limitée. En général, les ethnies s’évitent et s’efforcent de tenir les autres à distance. C’est ce que visent les raids guerriers, quand ils ne sont pas liés au devoir de vengeance. D’un autre côté, ces raids permettent aux jeunes mâles adultes de se glorifier de leurs ennemis terrassés, d’affirmer leur virilité et d’accroître leur prestige social en exhibant des scalps et des têtes coupées, qui serviront du reste à certaines cérémonies.
P : Suivant vos explications, je comprends que dans les sociétés néolithiques, la guerre se présente de façon fort différente. Du fait de la richesse qui existe désormais, elle devient un moyen pour s’emparer d’un butin et capturer des esclaves. Il me semble par ailleurs avoir déjà lu que quelques-uns de ces esclaves sont sacrifiés comme on le faisait antérieurement dans les sociétés primitives, ce qui démontre malgré tout une certaine forme de continuité. Qu’en est-il maintenant de la guerre dans les sociétés à État?
L : Avec l’apparition des sociétés étatiques, la guerre de conquête s’ajoute à la guerre de razzia. J’ai déjà évoqué la multiplication des guerres entre les cités ou contre les peuples environnants qui a accéléré le phénomène de concentration du pouvoir dans les cités-États. Mais au-delà de cette répercussion qu’elle a pu avoir au sein des cités-États, la guerre a surtout été l’accoucheuse des grands royaumes et des empires. La création de royaumes vastes, puissants et bien organisés s’est en effet réalisée à travers la lutte pour la domination entre des unités de domination coexistantes. Ce processus de monopolisation est intervenu maintes fois dans la genèse des grandes constructions étatiques. Il s’explique par le fait qu’en présence d’un grand nombre d’unités de puissance d’importance plus ou moins égale, une pression concurrentielle considérable s’exerce, conduisant à l’expansion de quelques-unes et, pour finir, à la formation de monopoles.
P : Les contraintes imposées aux micro-États ou aux cités-États par la concurrence étaient-elles si rigoureuses?
L : Tout à fait. Dans la situation qu’elles partageaient, aucune des cités-États n’avait le choix de ne rien faire, car ne rien faire c’était être assurément conquise. De plus, les concurrents se sont rapidement multipliés. Apparemment, il y a eu peu d’États primaires, soit des États qui se sont développés dans des aires où aucune forme étatique n’avait encore existé. Mais l’influence d’États préexistants, des micro-États d’abord, puis des cités-États et des royaumes, s’est exercée assez rapidement. Dans un monde où l’idée d’État et des modèles de formation d’un État étaient devenus disponibles, des chefs en puissance et leurs partisans les ont repris à leur compte. Il semble que les besoins en ressources des nouvelles cités-États ont joué à cet égard un rôle central. Édifiées dans des plaines, ces cités-États dépendaient en effet de matériaux existant dans les régions montagneuses ou boisées, que ce soit le bois, la pierre ou les métaux. Ces matériaux pouvaient être acquis par le commerce avec les habitants de ces contrées, en échange de surplus agricoles ou artisanaux exportables, ou par des guerres de conquête. Dans l’un et l’autre cas, leur nouveau rôle de fournisseurs de matières premières a transformé les régions périphériques. Certains villages se sont mués en cités populeuses vivant d’industrie et de commerce, et dans lesquelles des chefs en puissance ont su s’imposer. Quelques-unes de ces cités sont devenues bientôt suffisamment riches pour constituer des centres secondaires capables de résister à l’impérialisme des centres primaires et même de s’affirmer comme leurs égaux sinon leurs maîtres.
P : Avec tous ces protagonistes, les luttes pour la domination ont dû se poursuivre sans relâche.
L : Oui et non, car d’aucuns ont réussi à imposer temporairement leur domination. Sur la base d’un État déjà structuré, d’une autorité bien établie et d’une armée organisée et entraînée, certains monarques sont en effet arrivés à vaincre les royaumes environnants et à constituer un empire. Au Moyen-Orient, ce passage des cités-États aux empires s’effectuera sur quelques siècles. C’est vers 2350 avant notre ère que Sargon le Grand crée le premier Empire mésopotamien, soit un peu moins de six cents ans après la fondation des premières cités-États. En Égypte, en raison d’un environnement plus favorable quant au transport, à la communication et au contrôle du territoire et des populations, le premier empire sera fondé plus promptement et plus tôt, dans les débuts du troisième millénaire. Les empires babylonien, hittite, assyrien et mède vont se succéder dans la région, jusqu’à ce que l’Empire perse étende sa domination en – 522 sur une immense zone comprenant non seulement les Proche et Moyen-Orient, mais également l’Égypte et l’Asie centrale. En Chine, un processus similaire de lutte entre royaumes se déroulera pendant près de mille ans avant qu’un empire n’unifie le pays en 200 avant notre ère.
P : C’est donc fondamentalement au moyen de la guerre que ces différents empires vont se construire et se maintenir pour un temps plus ou moins long.
L : Absolument. Et les luttes vont s’enchaîner au cours des millénaires, des luttes engagées par des royaumes ou des empires rivaux, mais souvent aussi par des tribus nomades des steppes ou des déserts désireuses de prendre le contrôle d’États existants. Ces divers acteurs ont beaucoup innové dans l’art et les technologies militaires. Déjà, au cours du deuxième millénaire, la production du bronze a révolutionné l’armement. Le nouvel alliage était plus dur et résistant, et permettait des formes nouvelles, de plus grande taille. Ainsi a été créée l’épée, grâce à laquelle on peut désormais tuer l’autre de plus loin, mais aussi la lance. Le développement de ces armes offensives a suscité l’invention de moyens de protection utilisant eux aussi le bronze, depuis le casque, la cuirasse et les jambières jusqu’au bouclier. La course aux armements était amorcée.
P : Et elle n’était malheureusement pas prête de s’achever.
L : En effet. Les stratégies ont elles aussi été développées et les forces impliquées dans les affrontements ont été multipliées. C’est ainsi, par exemple, que le 1er octobre 331 avant notre ère, une armée macédonienne forte de 40 000 soldats, dont 7 000 cavaliers, l’emporte sur l’armée perse composée de 277 000 fantassins et 23 000 cavaliers, et disposant de 200 chars et 15 éléphants de combat. Alexandre le Grand meurt bientôt, mais trois de ses généraux se partagent l’immense empire perse qui sera graduellement hellénisé, à mesure que la langue, les idées, les thèmes et les symboles de la Grèce antique y seront introduits. Une autre conquête prodigieuse se fera mille cinq-cents ans plus tard, toujours en Eurasie, alors que Gengis Khan fondera le plus vaste empire continu que l’on ait connu. Il forge une cavalerie légère fortement disciplinée, facile à ravitailler et extrêmement mobile. Lui et ses fils l’utiliseront de façon magistrale, faisant appel au renseignement, et n’hésitant pas à se servir de la terreur comme arme pour s’emparer des villes, des territoires, des royaumes et des empires occupant l’essentiel de l’espace eurasiatique, depuis la Chine jusqu’aux frontières de l’Europe.
P : Décidément, l’histoire des sociétés à État a été extrêmement violente. En empruntant à Shakespeare, on pourrait dire qu’elle s’apparente à un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur. Finalement, l’État, c’est la guerre.
L : Oui. Toutefois, et de façon tout à fait paradoxale, l’État, c’est aussi l’essor de la civilisation!
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