L’instauration de l’État
Philippe : Louis, nous avons consacré nos deux derniers entretiens à la question de l’émergence de l’État. Nous avons examiné la façon dont la Révolution néolithique a tout à la fois jeté des bases et dressé des entraves à l’égard de cette émergence. Confisquant à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté grâce à l’agriculture et à l’élevage, certains individus se sont efforcés de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais en raison de diverses conséquences désastreuses résultant de la formation de grands centres urbains sur la santé, l’environnement et le tissu social, cette entreprise a été longue et laborieuse. Il demeure cependant qu’au fil des générations, et malgré des reculs passagers, la majorité des populations se sont habituées aux conditions et aux rapports sociaux inédits établis par la néolithisation. La situation serait ainsi devenue relativement propice à l’instauration de l’État. Il nous reste à voir comment ce seuil a été finalement franchi.
Louis : Vous avez raison de parler de seuil à franchir. Car le passage de la société à chefferie à la société à État n’allait pas de soi. La transition ne sera assurée qu’avec une deuxième grande révolution, la Révolution urbaine. Ce profond changement d’ordre économique, politique, moral et culturel se produit au cours des quatrième, troisième et deuxième millénaires avant notre ère. Il repose fondamentalement sur une intensification de la production agricole. Développée grâce à la mise au point de nouvelles techniques, dont l’irrigation à grande échelle, la métallurgie du bronze et du fer, l’utilisation de la roue et de la charrue, et le harnachement des bœufs, l’agriculture intensive requiert des sols riches et bien arrosés. De ce fait, elle se déploiera d’abord dans des vallées alluviales, creusées par des cours d’eau sur des terrains meubles, à pente faible et formés de sédiments fertiles : les vallées du Tigre et de l’Euphrate, du Nil, du fleuve Jaune, de l’Indus et du Gange.
P : Ces territoires n’avaient pourtant pas été nécessairement les premiers à connaître la néolithisation.
L : En effet, car à l’origine ils étaient plutôt inhospitaliers envers les agriculteurs. S’ils présentaient des perspectives alimentaires des plus riches, ils exigeaient des travaux préparatoires des plus ardus. Par exemple, la crue annuelle du Nil qui fournit à la fois eau et limon annonce à coup sûr une abondante subsistance. Mais les terrains inondés n’étaient à l’origine qu’un chapelet de marécages et de jungles de bambous. Là, comme en Basse-Mésopotamie, il fallut drainer l’eau des marécages, construire des digues et creuser des canaux pour arroser les champs. Ces aménagements représentaient une tâche gigantesque, dont on trouve un écho dans l’épisode du récit de la création où Dieu lui-même sépare les éléments, un épisode qui a du reste été d’abord composé en Mésopotamie. Aussi, en cette région tout autant qu’en Égypte, le départ a-t-il été relativement tardif, quelque trois millénaires après le développement de l’agriculture au Proche-Orient. Et comme nous l’avons vu, dans les deux cas, ce départ a profité d’un débordement démographique provenant du Proche-Orient.
P : Mais quel est concrètement le rapport entre le développement d’une agriculture intensive et l’instauration de l’État?
L : Ce rapport est circulaire. D’une part, c’est le surplus fourni par l’agriculture intensive qui va permettre l’instauration de l’État. Une administration, de grandes constructions, une armée professionnelle, une prêtrise nombreuse sont inconcevables sans l’existence de surplus agricoles. On a calculé que dans les sociétés néolithiques pratiquant une agriculture extensive, il fallait en moyenne cinquante personnes productives pour faire vivre une personne improductive. En comparaison, dans les sociétés urbaines pratiquant l’agriculture intensive, il en suffisait de cinq. D’autre part, l’État va tout faire pour améliorer la productivité du secteur agricole, et accroître ainsi le surplus qu’il va pouvoir prélever. On doit à cet égard noter que les premiers États tout autant que les royaumes et les empires qui vont suivre seront tous fondés sur des cultures céréalières, que ce soit le blé, l’orge, le riz, le maïs, le sorgho ou le millet. C’est que seules les céréales sont vraiment adaptées à une agriculture intensive dont la production est facilement concentrée et contrôlée, et dont les produits sont aisément stockés, dénombrés, transportés et prélevés.
P : Mais comment expliquer qu’à l’encontre de ce qui s’était le plus souvent passé antérieurement, les agriculteurs aient accepté de supporter un haut degré d’exploitation et de domination?
L : Voilà une vaste question qui présente plusieurs aspects. Envisageons d’abord les conditions géographiques qui ont pu influer sur le processus d’émergence d’un État. Et reportons-nous pour le faire à nos exemples de la Mésopotamie et de l’Égypte. Aménagés, comme nous l’avons vu, par la domestication de grands fleuves, ces deux territoires se présentent comme des oasis coincés entre mers, montagnes et déserts arides. Aussi, ont-ils fonctionné historiquement comme des pièges qui ont retenu les populations, procurant aux dominants un pouvoir de coercition exceptionnel sur les individus. L’Europe offre un cas de figure opposé. En raison d’un espace ouvert, encore peu peuplé, aux ressources naturelles abondantes et au climat favorable, il était beaucoup plus difficile d’y maintenir en place une population sous un pouvoir central fort. C’est ainsi que mise à part la civilisation minoenne qui s’est développée en Crète aux troisième et deuxième millénaires, l’ensemble du continent européen continuera à être occupé pendant longtemps par des sociétés de type chefferies. Les premières cités-États y apparaîtront seulement au cours du premier millénaire avant notre ère, d’abord en Grèce, puis en Italie.
P : Les caractéristiques du milieu physique auraient donc facilité ou au contraire entravé l’assujettissement d’une population. Quels sont les autres facteurs qui ont pu intervenir dans l’établissement d’une domination?
L : Pour affirmer une souveraineté, il a sûrement fallu éliminer les contre-pouvoirs, ce qui a dû nécessiter le dépassement de l’organisation lignagère ou tribale, l’atomisation du peuple et un contrôle étroit des élites. Il fallait brouiller les appartenances et mélanger les gens de manière à obtenir, à la fin du mélange, un peuple de sujets peu susceptibles de former des coalitions et des élites définies par leur position dans l’appareil du pouvoir. La concentration du pouvoir a demandé passablement de temps, comme en atteste l’exemple de la Mésopotamie, qui est la première région à avoir connu des cités-États. Celles-ci y apparaissent au IVe millénaire. Elles sont gouvernées au départ par des conseils d’élus ou d’anciens, composés de représentants des grands propriétaires fonciers, des riches commerçants, des prêtres mais parfois également des paysans-propriétaires et des artisans. Les positions de pouvoir ne seront monopolisées que lentement. Le Lugal, un chef temporaire qui agissait au nom des conseils en période de crise, se transformera peu à peu en chef permanent. Ce processus sera accéléré avec la multiplication des guerres entre les cités ou contre les peuples environnants. Qu’un Lugal réussisse à exercer sur une base continue les pouvoirs qui ne lui étaient accordés normalement que de façon exceptionnelle et qu’il rende pérennes les mesures touchant la levée d’impôts et l’imposition de corvées qui n’étaient prévues que pour les temps de crise, et c’est la naissance de la royauté. Qu’il parvienne à faire nommer ou à imposer son fils comme successeur, et c’est la naissance d’une dynastie. En Mésopotamie, les premiers royaumes et les premières dynasties apparaissent dans les grandes cités entre 2 900 à 2 350 environ avant notre ère.
P : Et dans ces royaumes, quel sera le sort de l’élite? Quel sera le sort du peuple?
L : L’élite dominante est transformée en noblesse de cour, dont les titres et les privilèges dépendent du roi, ce qui favorise son contrôle. Cette cour joue le rôle de bureaucratie centrale ayant à conseiller le prince et à s’assurer de l’exécution de ses décisions. Car le pouvoir dispose désormais d’organisations spécialisées qui manquaient aux chefferies : des armées plus ou moins permanentes et des bureaucraties assumant les fonctions administrative, judiciaire, fiscale, d’intendance et idéologique. Quant au peuple, il voit s’élargir la distance qui le sépare des élites jusqu’au point où les genres de vie cessent d’être comparables. La hiérarchie sociale esquissée au Néolithique se parachève et se durcit. Dans ce nouveau type de société où les différences sont d’emblée perçues comme des inégalités, la cohésion tient à ce que chaque individu, chaque groupe et chaque activité a son rang assigné.
P : Mais comment les monarques ont-ils pu s’y prendre pour faire régner un tel ordre rangeant le plus grand nombre dans une position clairement subalterne?
L : Il est clair que la mise en place de la domination n’a pas pu n’être que le fruit de la violence. Il y a nécessairement eu coopération ou du moins acceptation de la part de la majorité. Les rapports hiérarchiques nouveaux ont dû être considérés comme capables de répondre à des problèmes cruciaux et, par conséquent, comme un avantage pour tous ceux et celles qui bénéficiaient de la liberté. Car il faut bien sûr rappeler la présence et l’importance de l’esclavage. Mise en servitude, une partie de la population composée essentiellement de prisonniers de guerre était privée de la moindre part de richesse, de prestige et de pouvoir. Les esclaves déchargeaient la majorité des travaux les plus pénibles, tout en lui assurant un certain statut, une certaine distinction. Cependant, au-delà de cet allègement relatif, pour qu’un pouvoir séparé de la société soit tenu pour légitime, il a sûrement fallu que son exercice se présente comme un service que le ou les dominants rendaient aux dominés. Ce service touchait assurément la défense du territoire, la création et l’entretien d’infrastructures favorisant la prospérité et le bien-être, et l’application du droit et donc d’une certaine justice. Mais il devait également concerner l’apport de sens.
P : Qu’entendez-vous par là?
L : Toute vie en société requiert une culture commune, c’est-à-dire un monde de significations et de références partagées qui dictent et fondent à la fois les modes de vie, les normes et les valeurs, et les interprétations de la vie. Dans les royaumes, ce seront dorénavant le pouvoir royal et ses institutions qui élaboreront et fourniront les principaux éléments de cette culture commune. Ils le feront essentiellement en faisant appel aux religions polythéistes qui émergent en corrélation avec l’institution de l’État. À l’instar des formes religieuses antérieures, le polythéisme permet d’agir symboliquement sur les forces surnaturelles régissant les phénomènes que l’on veut mieux contrôler, mais il sert aussi d’instrument de pouvoir pour les gouvernants. Les dieux jouissent d’une liberté absolue tout comme les souverains ici-bas. Investi d’un pouvoir d’essence divine, le roi assume la responsabilité de la sauvegarde de l’ordre idéal du monde et de la société contre les forces du chaos. Maîtres de tout ce qui compte, les dieux se retrouvent dans un panthéon hiérarchisé à l’image de la société. La puissance des dieux fonde le pouvoir des rois. Le roi est le vicaire ou même le fils bien-aimé du dieu suprême, le dieu protecteur de la capitale du royaume. C’est non seulement le souverain qui est ainsi légitimé par la volonté divine, mais l’ordre social lui-même dont la transgression ne peut être que source de maux et doit par conséquent être sévèrement châtiée.
P : Votre dernière remarque à propos du châtiment me rappelle la question de la violence. Ne l’avez-vous pas quelque peu occultée jusqu’ici?
L : Sans l’occulter totalement, je crois en effet que je n’ai pas mis l’accent sur la violence. Il nous faudra sans doute la considérer davantage lors de notre prochain entretien.
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