Série 3. Entretetien numéro 2.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les résistances à l’émergence de l’État

Philippe : Louis, nous en sommes au deuxième entretien de notre nouvelle série qui porte sur l’État et l’étonnante métamorphose qu’il a connue historiquement. Nous intéressant d’abord à l’émergence de l’État, nous avons entamé notre investigation en nous penchant sur la Révolution néolithique, qui a vu des populations se sédentariser, puis développer l’agriculture et l’élevage. Nous avons examiné la façon dont ladite révolution a posé les bases sur lesquelles pourront être ultérieurement fondés les premiers États. La néolithisation, suivant votre explication, a engendré une forte croissance démographique et généré une richesse qui a favorisé l’apparition d’inégalités socioéconomiques. Tirant avantage des conditions nouvelles, certains individus ont en effet confisqué à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté. Ce faisant, ils ont pu s’attacher des dépendants grâce auxquels ils vont s’efforcer de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais cette entreprise, selon votre dernier commentaire, aurait été laborieuse, et ne se serait réalisée que très graduellement. Qu’en est-il?  

Louis : L’entreprise en question a effectivement rencontré de nombreux écueils, et la marche vers l’État proprement dit a été très lente, tout au moins si l’on se situe à l’échelle des générations humaines. Car, en raison de ses conséquences fâcheuses sinon funestes, les populations ont résisté pendant fort longtemps à la formation de centres urbains où pourront être érigés des États. Au Proche-Orient, par exemple, dans cette région qui a été la première à connaître la néolithisation, les Cités-États n’apparaissent qu’au IIIe millénaire, alors que les premiers indices de hiérarchisation de la société s’y manifestent dès la seconde moitié du IXe millénaire. Pourtant, sous l’effet d’une poussée démographique de plus en plus forte, les villages néolithiques n’avaient cessé d’y grossir en taille, au point de réunir dans certains cas plusieurs milliers d’habitants aux environs de 8 000 avant notre ère. Mais, mille ans plus tard, le mouvement semble s’être inversé. Les villages redeviennent plus petits, et une partie des habitants quittent la zone pour aller coloniser l’ensemble de la Mésopotamie et l’actuelle Turquie, puis ultérieurement l’Europe. D’autres régions du monde suivront plus tard une évolution relativement similaire. 

: Comment expliquer cela? Qu’est-ce qui a pu entraîner de telles régressions?

: Une première cause réside sans doute dans les épidémies redoutables qui ont sévi à l’époque. Ces épidémies se sont développées à l’occasion de l’apparition de maladies inédites, issues d’espèces animales domestiquées ou d’espèces dites commensales de l’humain, comme les rats, les souris ou les pigeons qui s’étaient adaptés à l’environnement agropastoral créé par les humains. Et leur propagation a bien sûr été facilitée par l’augmentation de la densité de population. Une deuxième cause pourrait tenir à une surexploitation des ressources environnementales qui aurait fragilisé les communautés et les aurait rendues vulnérables face aux changements climatiques qui sont intervenus à un moment ou à un autre. Ce type de problèmes a été de fait observé dans des sociétés ultérieures, dans la civilisation urbaine de l’Indus, ou dans les cités mayas ou khmères, par exemple. Enfin, la résistance à une trop grande concentration de la richesse et du pouvoir a probablement joué, elle aussi, un rôle important. Il n’allait sûrement pas de soi que les égaux d’hier acceptent docilement de déployer des efforts considérables pour le seul profit des nouveaux chefs. Ces diverses causes expliquent vraisemblablement le fait que des débuts d’urbanisation se sont historiquement interrompus à maintes reprises au bout de quelques siècles. Dans plusieurs régions, on peut repérer une succession alternée de moments où les communautés sont nettement plus hiérarchisées, comme le laissent voir l’organisation des villages et la richesse de certaines tombes, et d’autres où les disparités sont réduites.

: Ces interruptions du processus d’urbanisation et ces transitions entre des communautés plus ou moins hiérarchisées ont-elles signifié un retour à un mode de vie prénéolithique?  

: Généralement, non. Le plus souvent, les proto-cités se sont effondrées lentement sur elles-mêmes pour faire place à des agglomérations villageoises dont la petite taille permettait d’éviter temporairement les problèmes rencontrés. On connaît quelques cas, dont un qui s’est déroulé dans la vallée du Mississipi, où à la suite d’une forte dégradation climatique, une fraction de la population s’est dispersée pour revenir à une économie de chasse et de cueillette plutôt que d’émigrer vers des régions plus favorables à l’agriculture. Il était peut-être tentant de renoncer à l’agriculture et à l’élevage qui exigent un travail bien plus considérable que la simple récolte de plantes sauvages parvenues à maturité ou la chasse d’un gibier. Toutefois, même si cette tentation a possiblement été fréquemment éprouvée, elle est assurément demeurée habituellement de l’ordre de la velléité. Plusieurs motifs poussaient en ce sens. Un premier tenait au fait qu’il fallait nourrir une population qui avait notablement augmentée depuis les débuts de la néolithisation. De toute évidence, cet impératif pouvait être beaucoup mieux satisfait par une économie de production que par une économie de prédation. D’autres motifs découlaient des intérêts en jeu du fait des avantages appréciables offerts à certains individus par le mode de vie néolithique. 

: Vous pensez sûrement ici à ceux qui détenaient de la richesse et qui occupaient des positions de prestige.

: Évidemment, ces gens-là avaient tout intérêt à affermir les mœurs et les pratiques sociales nouvellement instituées. Ces mœurs et ses pratiques pouvaient par ailleurs être de différents types selon la forme d’organisation sociopolitique prédominante. En nous fondant sur les études anthropologiques des deux derniers siècles, nous pouvons distinguer trois formes qu’ont pu emprunter les systèmes sociopolitiques au Néolithique : la ploutocratie ostentatoire, l’organisation lignagère et la démocratie primitive. La ploutocratie ostentatoire présente une organisation formelle minimale au niveau politique. Les fonctions du chef demeurent limitées à la représentation du groupe, à la pacification et à la médiation. Cependant, ce sont les riches qui sont les chefs, d’où la désignation de ploutocratie. À la recherche de considération sociale et d’estime, ces riches dépensent pour être vus, souvent en fêtes somptueuses, et par conséquent de façon ostentatoire. Historiquement, cette première configuration s’est particulièrement réalisée sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord et en Nouvelle-Guinée. Dans l’organisation lignagère, l’ossature de la société est formée par le lignage, qui se reconnaît un ancêtre commun et dans lequel la solidarité s’impose. Par comparaison avec les deux autres systèmes sociopolitiques, celui-ci donne le maximum de poids à la parenté réelle ou imaginée, dont dérivent presque tous les rapports sociaux, et également à la séniorité. Ce sont les hommes âgés qui assurent la direction des lignages et disposent du pouvoir. L’organisation lignagère a été dominante en Afrique et au Proche-Orient.

P : Et qu’en est-il de la démocratie primitive?

L : La démocratie primitive a été prédominante dans les Grandes Plaines de l’Amérique du Nord, mais également en Europe. Chez les Iroquois, par exemple, où elle prévalait, des conseils formés de représentants se retrouvaient aux différents niveaux de la vie sociale: le village, la tribu, la confédération. Ces conseils fonctionnaient comme des assemblées souveraines. Toutefois, les décisions ne pouvaient y être prises qu’à l’unanimité, ce qui empêchait une majorité d’imposer sa loi à une minorité. Les conseils investissaient de façon officielle les sachems, les chefs de paix, et décidaient de la guerre et de la paix. Mais ils ne disposaient ni de police ni d’armée qui leur auraient obéi. Lorsqu’une guerre était déclarée, c’était aux chefs de guerre d’organiser par leurs propres moyens la guerre, et ils le faisaient d’une manière entièrement privée, enrôlant qui voulait bien être enrôlé et les suivre. La démocratie primitive sera à terme menacée par la puissance de ces chefs de guerre lorsqu’ils disposeront d’une armée de soldats liés à eux par des liens personnels.

: Bien que la forme et la source de leur pouvoir aient été dissemblables, peut-on supposer que les différents acteurs dominants ont recouru à un ou des moyens similaires pour maintenir et consolider leur emprise? 

: Bien sûr. Ils ont certainement tous pratiqué le clientélisme, œuvrant à la mise en place et au contrôle de réseaux d’échanges de biens et de services afin de s’assurer une clientèle d’obligés. Mais ils ont également fait appel au surnaturel. Le rapport au surnaturel, au religieux, change de nature au néolithique. Dans les religions agraires qui apparaissent alors, on demande, on supplie et on prie les âmes des ancêtres comme on doit le faire avec ses supérieurs. La mythologie s’étoffe. En plus d’expliquer l’origine de ce qui existe et d’établir le bien-fondé de l’ordre social, les mythes justifient désormais la suprématie des adultes, des hommes, des aînés, des anciens et des chefs. Parfois reconnus pour être animés par une force spirituelle hors du commun, les grands ont recours au sacré pour manifester leur prestige individuel et affermir leur pouvoir. On décèle des indices d’un tel usage dans les riches tombes individuelles, contenant armes et parures d’or et d’argent, et recouvertes de vastes amas de terre et de pierres ou intégrées dans des dolmens, ces monuments mégalithiques formés de dalles de plusieurs dizaines de tonnes. Un indice plus éloquent encore se révèle dans la pratique de l’accompagnement funéraire, soit le fait que des gens se suicident ou sont tués lors de la mort de leur maître afin d’accompagner celui-ci dans l’au-delà. Cette pratique a été largement répandue au Proche-Orient et en Afrique, mais aussi en Asie, où elle a été ultérieurement transformée par la substitution d’êtres d’argile aux êtres humains, comme le font voir les soldats de terre cuite qui accompagnaient le premier empereur chinois dans son mausolée.  

: Y a-t-il d’autres facteurs qui ont favorisé le maintien et la consolidation de l’emprise des acteurs dominants sur les populations?

: Les guerres, assurément. Dans les sociétés primitives, la guerre est présente, mais limitée. En général, les ethnies s’évitent et s’efforcent de tenir les autres à distance. Quand ils ne sont pas liés au devoir de vengeance, les raids guerriers sont le plus souvent menés par de jeunes mâles adultes qui cherchent à conforter leur virilité et leur prestige social en exhibant scalps et têtes coupées. Au Néolithique, la guerre change dans ses buts et ses moyens. Les richesses stockées présentent des occasions de pillage et l’augmentation des populations procure des forces mobilisables. De raids de rapines et de rapts de femmes et d’enfants qu’ils étaient, les conflits entre les chefferies vont se transformer en guerres de conquête et se multiplier. En Europe, par exemple, les premiers villages néolithiques sont ouverts, et l’on ne trouve pas de traces de blessures sur les squelettes des défunts. En revanche, à partir du milieu du Ve millénaire, et au-delà, les signes de tensions et de violences entre communautés humaines y deviennent patents et s’y multiplient. Les villages tendent désormais à s’installer sur des hauteurs et à se fortifier avec des palissades, des fossés, des levées de terre, voire des murailles en pierres sèches. Non seulement les grands organisent la défense de la communauté, mais ils conduisent des razzias dont ils rapportent des biens qui sont en partie redistribués, et des esclaves qui assurent les travaux les plus pénibles à réaliser. 

: J’imagine qu’au fil des générations, et malgré les reculs passagers, les gens ont dû le plus souvent s’habituer aux rapports sociaux instaurés par la néolithisation, et que la situation est finalement devenue propice à l’émergence de l’État. Je suis impatient de voir comment ce seuil a pu être réellement franchi. 

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