Série 3. Entretien numéro 1

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La Révolution néolithique : une condition à l’émergence de l’État

Louis : Philippe, dans cette nouvelle série d’entretiens que nous amorçons, je vous propose de réfléchir à la question de l’État. Il est vrai que nous l’avons abordée à diverses reprises, car elle est aujourd’hui à la fois omniprésente et objet de nombreuses controverses. Cependant, ce qui m’amène à vous suggérer de l’approfondir tient surtout à l’évolution absolument étonnante qu’a connue et que connaît toujours l’État depuis quelques siècles. Dès son apparition et pendant des millénaires, l’État a été essentiellement un outil de domination et d’exploitation des populations au bénéfice de minorités gouvernantes. Il l’est du reste malheureusement encore trop souvent, et certains, les anarchistes par exemple, prônent son rejet pur et simple. Toutefois, depuis le XVIIIe siècle, d’autres, s’efforçant de transformer radicalement l’État pour en faire un outil d’émancipation et de développement, ont réussi, dans certains cas, et en partie tout au moins, à relever ce formidable défi. De ce fait, autant l’émergence de l’État a été déterminante pour le parcours ultérieur de l’humanité, autant sa mutation a pu et peut encore infléchir ce parcours. 

Philippe : Cette métamorphose de l’État vous apparaît donc absolument singulière. Comment souhaitez-vous l’examiner? 

: Je vous propose de nous interroger d’abord sur l’émergence de l’État, et de scruter les conditions qui l’ont favorisée, les fortes résistances qu’elle a suscitée et les raisons qui ont finalement fait en sorte qu’elle l’emporte. Nous pourrons par la suite nous pencher sur la conduite des États prémodernes, sur leurs réalisations majeures et sur les phénomènes relativement répétitifs qui ont marqué leurs différentes trajectoires. Nous pourrons enfin analyser de façon comparative le ou plutôt les parcours qu’ont suivis les États dans les sociétés démocratiques modernes.

: Je vous sens impatient d’attaquer notre sujet. Allons-y avec les conditions qui ont favorisé l’émergence de l’État. 

: Rappelons tout d’abord que cette émergence s’est produite assez tard dans l’histoire de l’humanité. Notre espèce, Homo sapiens, est apparue il y a environ 200 000 ans. Migrant hors d’Afrique aux alentours de 100 000 ans, elle s’est installée par étapes dans les différents continents. Les premiers États n’apparaîtront, eux, qu’à partir du IVe millénaire, soit seulement après que soit intervenue la profonde transformation opérée par la Révolution néolithique.

: Qu’en est-il de cette révolution?

: Nous savons maintenant que ladite révolution, qui porte bien mal son nom, s’est opérée graduellement, sur plusieurs millénaires. Nous avons également compris que la sédentarité est historiquement advenue avant et non après la domestication des plantes et des animaux. C’est grâce à l’accès permanent qu’offraient certaines régions à des ressources terrestres ou aquatiques, que des populations de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisées et ont développé des pratiques de conservation, ensilage des grains, fumage ou séchage des poissons, etc. Dans certains cas, la sédentarité a débouché sur l’agriculture et l’élevage. Le processus de néolithisation est survenu en tout premier lieu au Proche-Orient. À partir de 12 000 ans avant notre ère, on y a construit des villages, puis domestiqué le blé, l’orge et des légumineuses, ainsi que le mouton, la chèvre, le bœuf et le porc. En dehors du Proche-Orient, et à des époques variant selon les cas du XIe au VIe millénaire, des dynamiques de néolithisation ont été enclenchées en Chine, autour du fleuve Jaune (avec le millet) et autour du Yangzi (avec le riz), ainsi qu’au Mexique et dans les Andes (avec le maïs), en Nouvelle-Guinée (avec le tarot et la banane), et dans le nord de l’Afrique (avec le mil et le sorgho).

: Comment expliquer que la néolithisation soit intervenue précisément dans ces régions et à ces époques?

: Différents facteurs ont joué, des facteurs de nature environnementale, mais également culturelle. La néolithisation ne démarre qu’à la fin de la dernière période glaciaire, au moment où certaines régions sont débarrassées des glaciers qui les ont recouvertes pendant quelque 100 000 ans, et qui pour cette raison sont rendues plus hospitalières à une diversité du vivant. Ces régions offrent désormais aux humains de la préhistoire des ressources alimentaires importantes et réparties sur l’ensemble de l’année, ce qui favorise la sédentarisation. Ces mêmes régions sont parfois dotées d’une faune et d’une flore constituées de plantes et d’animaux domesticables. Cependant, pour que soient consentis les efforts nécessaires à la domestication des espèces sauvages, encore faut-il que cette domestication représente un gain. Cela ne sera pas le cas dans les environnements trop bien pourvus en matière de ressources naturelles. À titre d’exemple, on peut évoquer la civilisation japonaise de Jomon qui a prospéré depuis 13 000 ans avant notre ère, et pendant plus de 10 millénaires. Grâce à d’abondantes ressources aquatiques, cette civilisation a connu la sédentarité et développé des pratiques sociales et techniques complexes. Dans les arts du feu, par exemple, elle est la première à avoir inventé la poterie. Elle a pourtant toujours conservé une économie de chasse, de pêche et de cueillette. Il en sera différemment dans des régions comme le Proche-Orient, où un environnement riche, mais instable, qui voit se succéder de bonnes et de mauvaises années, va inciter les populations à stocker puis à produire des céréales. 

: Et qu’en est-il des facteurs de nature culturelle? 

: Le développement de l’agriculture et de l’élevage a évidemment impliqué la mise au point de nombreuses techniques permettant d’assurer la cueillette et le stockage des céréales, les soins à apporter à des animaux enfermés, etc. Mais au-delà des conditions environnementales et techniques qui l’ont rendu possible, ce processus n’a pu suivre son cours que parce que certaines communautés humaines en ont fait le choix, et ce, malgré les bouleversements qu’il engendrait. Au contraire, d’autres groupes, préférant poursuivre leur mode de vie, ont continué à pratiquer la chasse et la cueillette itinérantes.  

: Malgré tout, le néolithique, se diffusant à partir de ses zones originaires, va un jour ou l’autre toucher ces groupes.

: Effectivement. Comme elle garantit une plus grande sécurité alimentaire et assure ainsi la sédentarité, l’agriculture provoque un boom démographique partout où elle s’implante. Le paysan n’a plus les raisons qu’avait le chasseur-cueilleur de limiter le nombre de ses enfants, au contraire il a besoin d’en avoir beaucoup plus pour cultiver la terre. Les enfants représentent non seulement une force de travail et une caisse de retraite, mais également une source de prestige et un facteur déterminant pour l’avenir de la famille ou du groupe d’apparentés. Connaissant une forte croissance, les nouveaux agriculteurs vont déverser régulièrement leur trop-plein démographique par une émigration continue vers de nouvelles régions, où ils vont absorber peu à peu ou repousser les petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui y vivaient. Au Proche-Orient, par exemple, l’agriculture gagne bientôt toutes les régions, de la mer Rouge puis l’Égypte, jusqu’à la Turquie et à la Mésopotamie. Vers 6 500 avant notre ère, des communautés d’agriculteurs venues du Proche-Orient atteignent l’Europe, où ils refoulent ou assimilent les chasseurs-cueilleurs qui y nomadisaient. Vers – 4 500, l’ensemble de l’Europe centrale et occidentale est occupée par les agriculteurs. Des chasseurs-cueilleurs ne se maintiennent que pour un temps et plus au nord, dans les zones moins propices à l’agriculture, sur les bords de la Baltique et de la mer du Nord. 

: Le même phénomène se déroulera ailleurs?

: Bien sûr. En Orient, par exemple, c’est depuis la Chine que l’agriculture gagnera petit à petit l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. À compter du IIIe millénaire, la riziculture se répandra dans toute la péninsule indochinoise et malaise, accompagnée par la poterie. Le mouvement se poursuivra ensuite vers les îles, Philippines et Indonésie, et s’étendra bientôt à toute l’Océanie. 

: Mais, en quoi la néolithisation a-t-elle posé les bases sur lesquelles ont été ultérieurement fondés les premiers États? 

: Le processus de néolithisation ne se limite pas à la maîtrise de la nature végétale et animale. Il modifie profondément la manière de vivre ensemble. Il le fait d’abord par le biais de la croissance démographique dont nous venons de parler, une croissance qui est la condition de toute évolution vers des sociétés plus complexes, vers des sociétés à État. Mais il le fait également par l’affirmation de l’inégalité socioéconomique et de la hiérarchie sociale qu’il entraîne. Contrairement à la société primitive, la société néolithique sera inégalitaire et divisée. C’est la richesse, produit de l’accumulation de ressources permise d’abord par le stockage puis par la production agricole, qui a été à la source de cette transformation radicale. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les fruits de la chasse, de la pêche et de la cueillette sont difficilement conservés, et généralement partagés. On y trouve évidemment des biens matériels comme des armes, des outils ou des objets de parure, qui peuvent être l’objet d’échanges ou de dons. Cependant, le nombre de ces biens demeure limité en raison d’une production peu différenciée. Tout compte fait, il n’y a pas de richesse qui participe à organiser et, encore moins, à hiérarchiser ces sociétés. 

P : Il en sera différemment au Néolithique! 

L : De fait, le néolithique voit s’affirmer une stratification sociale fondée sur la richesse, une richesse qui se fait socialement utile. Les biens matériels deviennent indispensables à chacun pour faire face à ses obligations sociales, dont notamment celles liées aux transactions matrimoniales. On obtient dorénavant son épouse non plus en donnant de sa personne ainsi qu’il en était chez les chasseurs-cueilleurs, où le gendre devait par exemple donner une part du produit de sa chasse à sa future belle famille, mais en fournissant les biens matériels stipulés par la coutume. Aussi les pauvres ne pourront-ils désormais se marier que grâce aux prêts que pourront leur consentir les big men qui auront su accumuler des biens matériels, et deviendront-ils ainsi leurs clients. Et l’esclavage fera mieux encore en fournissant en quantité des dépendants sans identité et sans parents sur lesquels le maître a tout pouvoir et dont il peut faire ses serviteurs les plus dévoués, les plus fidèles. L’acquisition d’esclaves se fera par la guerre, qui change alors de but, ou dans le cadre de l’esclavage pour dettes, la personne incapable de payer sa dette à son débiteur lui étant asservie.

P : Ces relations de dépendance qui s’instaurent vont vraisemblablement favoriser l’établissement d’une domination politique. 

L : Effectivement, et ce sera là une autre caractéristique majeure qui distinguera les sociétés néolithiques des sociétés primitives. Dans ces dernières, il n’y a pas de domination politique, pas de division politique entre dominants et dominés. Le pouvoir n’est pas séparé de la société qui, comme totalité, en est le détenteur exclusif. Il peut être délégué à qui a fait la preuve de compétences particulières, comme chasseur ou comme conciliateur par exemple, mais toujours à titre circonscrit, temporaire et réversible. Le chef, dont la position n’est pas transmissible, n’y dispose d’aucune puissance, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Il n’est pas là pour commander et personne n’est destiné à lui obéir. Pacificateur et médiateur essentiellement chargé de désamorcer les conflits qui peuvent surgir entre individus, il ne dispose que de la parole pour persuader, car sa parole n’a pas force de loi. Le chef peut occuper une position exceptionnelle dans le circuit des femmes et des biens, mais c’est pour lui permettre de s’acquitter de son devoir de générosité. Car il ne peut maintenir son prestige qu’au prix d’une générosité permanente. Et s’il bénéficie de certains attributs religieux, de certains pouvoirs rituels, c’est pour lui permettre de jouer son rôle.

P : Dans les sociétés néolithiques, la place des chefs sera donc profondément différente. 

: Absolument. Confisquant à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté, et s’appuyant sur leurs fidèles, clients ou esclaves, ces chefs vont tenter de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais cette entreprise sera laborieuse. Comme nous le verrons lors de notre prochain entretien, elle rencontrera de nombreux écueils et ne se réalisera que très graduellement.  

5 réponses sur “Série 3. Entretien numéro 1”

  1. Bonjour Louis ! Toujours intéressant de te lire. J’ai, sans prétention, une petite réflexion et une petite réserve cependant sur l’idée de société primitive égalitaire. Il est certain que l’accroissement des richesses rendu possible par la révolution agricole a engendré plus d’inégalités . Car comme l’indique Steven Pinker «  lorsqu’il n’y a pas de richesse tout le monde a sa juste part de rien « . Mais il indique aussi, dans l’un de ses ouvrages, que la théorie de communisme primitif de Marx et Engels serait selon lui remise en question aujourd’hui. Des observations d’ethnographes de certaines tribus primitives laisseraient plutôt croire que nos ancêtres chasseurs cueilleurs pouvaient aussi être très inégalitaires. La nature humaine étant ce qu’elle est avec son insécurité congénitale, j’ai de la difficulté à imaginer l’homme primitif égalitaire. L’inégalité en terme absolu était certainement moins élevée à son époque mais peut-être pas autant en terme relatif.
    Je sais que tu sauras me répondre. Merci !

    1. Ghislain, c’est un plaisir de te lire. La question que tu soulèves est effectivement controversée. La notion d’égalité n’est pas univoque. Mais je crois qu’à certains égards l’on peut très bien distinguer les sociétés dites primitives des sociétés néolithiques. Dans les premières, il n’y a pas d’accumulation possible. La richesse n’y structure donc pas les rapports sociaux. Et si certaines inégalités peuvent exister entre les individus, elles sont peu ou pas institutionnalisées. Si tu le souhaites, tu pourrais lire avec profit certains livres d’Alain Testart, un anthropologue de qui j’ai beaucoup appris sur ces questions. Je te signale enfin que la conception de la nature humaine à laquelle tu sembles adhérer m’apparaît erronée. Les motivations et les comportements des humains changent profondément d’un type de société à un autre. Je reviendrai là-dessus dans de prochains entretiens.

    1. Gaston,
      C’est effectivement le début d’une longue histoire. J’espère que la suite sera aussi intéressante.

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