Série 2. Entretien numéro 6.

Dépasser l’État-nation

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a permis de compléter un examen succinct des voies qui peuvent vraisemblablement conduire à une réorganisation de la répartition de la richesse et des rapports de propriété, une réorganisation qui favoriserait le dépassement de la propriété privée et, par là même, du capitalisme. Concernant la répartition de la richesse, il s’agirait selon vous de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous comptez sur la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Vous insistez particulièrement sur les contributions potentielles des entreprises publiques et des entreprises sociales à la prise en compte du long terme et à la création des conditions d’un développement économique durable, ainsi qu’à la régulation économique qui pourrait être effectuée tant sur le plan national, régional que mondial. Toutefois, la question se pose de savoir s’il est possible d’emprunter ces diverses voies de manière effective. Je vous relance cette question, sur laquelle nous nous sommes laissés la dernière fois. 

Louis : Certaines des voies explorées peuvent être adoptées sans trop de difficultés par des États désireux de le faire. Il en est ainsi de la cogestion des entreprises privées qui peut très bien fonctionner dans un pays unique, comme l’Allemagne ou la Suède le démontrent depuis nombre d’années. Et comme on l’a vu avec l’exemple québécois, il en est de même de la mise à contribution d’entreprises publiques et d’entreprises sociales dans la régulation d’une économie nationale et la mise en œuvre de politiques de développement économique. À l’inverse, il est évident que la régulation d’une économie régionale ou mondiale ne saurait être le fait d’un seul État. Or, comme nous l’avons vu, un État isolé peut difficilement protéger son économie dans un contexte de mondialisation. Quant à l’impôt progressif sur la propriété, son instauration dans des pays de petite et moyenne taille pourrait provoquer des effets pervers, de riches citoyens étant susceptibles de renoncer à leur nationalité pour relocaliser leur patrimoine ailleurs dans le monde. De plus, un tel impôt ne saurait être pleinement recouvré sans que soient partagées les informations touchant les détenteurs ultimes des actifs financiers émis dans les différents pays. Tout compte fait, un profond remaniement de la répartition de la richesse et des rapports de propriété suppose d’une part, la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et d’autre part, une collaboration entre ces ensembles. Quelles que soient les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale, il est clair qu’elles auront pour corollaire la réduction des marges de manœuvre de chacun des pays.

: Les coopérations envisagées impliquent donc une perte de souveraineté nationale.

: C’est tout à fait juste. Et votre remarque nous mène à la question du dépassement de l’État-nation, qui, je le rappelle, constitue la deuxième condition indispensable à une transition vers un ordre postmoderne. L’État n’est pas une invention récente. Les premiers États apparaissent à partir du IIIe millénaire avant notre ère. Les royaumes et les empires ont tous été fondés sur l’existence d’un pouvoir séparé de la société, un pouvoir qui repose sur l’organisation d’une force et qui est tenu pour légitime. Et ce pouvoir a toujours disposé d’organisations spécialisées lui permettant d’assumer des fonctions de diverses natures, militaire, de police, administrative, judiciaire, fiscale, d’intendance et idéologique. Néanmoins, l’État qui prend son essor en Europe au cours du XIIIe siècle présentera progressivement des caractéristiques qui le distingueront nettement des formes étatiques antérieures. Ce sera un État souverain. L’État moderne jouira d’une autorité souveraine dans sa propre sphère d’action, où il ne connaîtra aucune autorité, politique ou religieuse, qui lui soit supérieure et qui viendrait le légitimer. Cet État possèdera un caractère abstrait ou impersonnel, se distinguant clairement de la personne des gouvernants. Par ailleurs, le pouvoir étatique sera limité, soumis au droit qui l’organise et le réglemente, interdisant ainsi les mesures arbitraires et assurant aux citoyens des droits défensifs qu’ils peuvent faire valoir vis-à-vis de l’appareil d’État. L’État moderne sera enfin démocratique, garantissant la participation citoyenne dans le choix des gouvernants, mais également dans le débat public.

: Et qu’en est-il de l’État-nation?

: La nation est une forme de communauté d’un type nouveau. Elle a partie liée avec la modernité. Elle s’élève au-dessus de la famille, de la parenté, du clan et de l’ethnie, réinscrivant les identités et les solidarités anciennes dans un nouveau cadre. La nation est le fruit d’une longue construction politique. Bien sûr, sa création vient s’étayer sur des bases préexistantes, mais ces bases sont à elles seules insuffisantes pour former des nations, et a fortiori des États nationaux. Du XIIIe au XVIIIe siècle, en Europe, les sentiments d’appartenance nationale se sont développés, se nourrissant, entre autres, des rivalités entre les différents centres dynastiques. Mais c’est à partir du début du XIXe siècle, que s’érige et s’institutionnalise pleinement la nation comme communauté politique. Le processus de formation d’États nationaux a connu certains moments forts. Ainsi, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’effondrement des grands empires multinationaux d’Europe centrale et orientale va le favoriser. Il en sera de même à l’occasion de la décolonisation des années 1950 et 1960, puis lors de l’éclatement de l’Empire soviétique, alors que de nombreuses nationalités vont se constituer en espaces souverains et accéder à la communauté des nations. Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de territoires qui ne soient occupés par l’un ou l’autre des 197 États-nations reconnus. 

: On peut donc dire qu’à présent, c’est avant tout au sein d’un État-nation que la très grande majorité des humains se forgent une identité commune, façonnent leur culture et construisent leurs solidarités. 

: Certainement. Que le lien national ait précédé l’État ou qu’il ait été pour l’essentiel le fruit de son action, il a fourni et il fournit toujours le cadre permettant aux citoyens d’assurer leur identité culturelle et de réaliser les choix de société qu’ils souhaitent se donner. Loin d’être un obstacle à la démocratie, l’État-nation a été une condition de la vie démocratique. Car la pratique démocratique ne peut s’enraciner sans le préalable de la conscience qu’une population doit avoir de son existence en tant que communauté de destin. Toute discussion démocratique sur l’organisation du vivre-ensemble et sur la gestion des affaires communes suppose une identité partagée. Toutefois, cette identité collective ne doit pas forcément s’appuyer sur une provenance commune, ethnique, linguistique ou culturelle, de tous les citoyens. Elle peut tenir à une culture politique commune. La citoyenneté démocratique requiert une appartenance et une culture politique communes, et non une provenance commune. 

: D’autre part, toutes les nations ne disposent pas d’un État souverain. 

L : En effet. Un monde de nations homogènes ne saurait exister. Comme le siècle dernier nous l’a démontré, tenter de redessiner la carte politique du monde selon les limites nationales ne saurait conduire qu’à l’expulsion ou l’extermination massive des minorités. Étant donné la répartition réelle des peuples, presque tous les États sont multinationaux. Aussi, le plus souvent, les États-nations n’ont-ils pu se donner une homogénéité culturelle qu’au prix de l’oppression et de l’exclusion de minorités nationales. Et la menace d’un nationalisme étroit, xénophobe et agressif subsiste toujours. Mais les choses peuvent évoluer. Marquées par la diversité croissante des modes de vie, des groupes ethniques, des confessions religieuses et des visions du monde, certaines sociétés s’éloignent graduellement du modèle de l’État-nation à population culturellement homogène. À l’égal des autres citoyens, les membres des minorités nationales exigent de plus en plus une pleine reconnaissance. On ne saurait répondre à une telle exigence en faisant simplement abstraction des différences dans le but d’assurer un traitement totalement égal entre les personnes. Il faut, d’une part, joindre à l’égalité de traitement l’égalité des chances, ce qui suppose souvent la nécessité d’appliquer des mesures d’action positive, qui vont au-delà de l’interdiction de la discrimination. D’autre part, les revendications identitaires touchent le respect de l’intégrité individuelle, mais également la protection des traditions culturelles et des modes de vie qui sont à la source de l’identité. 

: Le pluralisme culturel et les revendications identitaires ne conduisent-ils pas inéluctablement à la fragmentation de l’État-nation? 

: Je ne crois pas. Certes, toute communauté politique doit maintenir une culture publique commune. Mais cette culture n’est pas immuable. Les demandes de reconnaissance de la part des groupes minoritaires peuvent participer à la redéfinition de ce qui lie la communauté et fait sa particularité. Certains éléments de la culture publique commune peuvent s’avérer non négociables et exiger le respect de tous, l’égalité des sexes par exemple. Cependant, d’autres éléments, qui constituent des entraves à l’égal respect ou à l’estime de soi, doivent être transformés pour que tous puissent bénéficier des droits et libertés. En ce qui concerne les minorités nationales, il existe plusieurs voies institutionnelles pour parvenir à une inclusion respectueuse des différences: arrangements fédéraux ou à caractère asymétrique, décentralisation des compétences, octroi de l’autonomie culturelle, etc. Évidemment, il y a aussi la possibilité de sécession. Mais la sécession ne peut prévaloir que pour des minorités qui atteignent une certaine taille et qui jouissent d’une concentration spatiale. Et, manifestement, une sécession génère dans la plupart des cas de nouvelles minorités.

: L’État-nation doit donc se redéfinir pour s’adapter à des sociétés de plus en plus métissées et différenciées. Est-ce là le seul sens que vous attachez à son dépassement?

: Non. Car l’État-nation est confronté à des enjeux majeurs tout autant sur le front externe que sur le front interne. Jusqu’à tout récemment, les relations internationales n’étaient qu’une confrontation de souverainetés réglée par des rapports de force ou, au mieux, par un respect mutuel qui s’exprimait dans la non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays. Chaque État revendiquait sa souveraineté, soit son pouvoir de créer son ordre propre sans avoir à rendre compte à quiconque au-dehors. Bien sûr, la souveraineté n’a jamais été absolue. Les États devaient par exemple consentir quelques pertes de souveraineté pour respecter leurs obligations internationales et les traités qu’ils avaient signés : quelque 35 000 traités depuis 1945. Mais à l’heure actuelle, la souveraineté est mise en cause par l’irruption de problèmes inédits. Des problèmes assurément liés à l’accélération d’une certaine mondialisation, mais qui touchent également toute une série de questions, dont la protection de l’environnement n’est pas la moindre. La résolution de ces problèmes, ainsi que le dépassement du capitalisme qu’elle suppose, impliquent l’instauration de nouvelles formes de coopération de nature régionale et mondiale. 

: Pour autant, il ne s’agit pas de faire disparaître l’État-nation. 

: Absolument pas. Cela ne m’apparaît ni possible, ni souhaitable. Aussi loin que notre regard peut porter, il me semble que l’État-nation va demeurer essentiel en vertu de sa taille tout autant que de ses assises historiques et culturelles. Mais il faut aller au-delà en constituant des ensembles régionaux et en assurant la collaboration entre ces ensembles. 

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