Série 2. Entretien numéro 5.

L’apport des entreprises publiques et des entreprises sociales au dépassement du capitalisme

Philippe : Louis, nous en sommes toujours à la question du dépassement du capitalisme. Un dépassement qui suppose, à votre avis, d’aller au-delà de la propriété privée, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Nous avons exploré trois avenues complémentaires pouvant favoriser la réorganisation des rapports de propriété, soit la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Les entreprises publiques et les entreprises sociales pourraient, selon vous, devenir le pivot de la transition vers une économie au service d’un ordre postmoderne. En raison de leurs caractéristiques, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt collectif ou général, ces entreprises peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tant sur le plan national, régional que mondial. Comme vous l’avez vous-même suggéré à la fin de notre dernier entretien, je vous propose que nous examinions plus à fond ces contributions potentielles. 

Louis : Bien. Commençons par la prise en compte du long terme, et la création des conditions d’un développement économique durable. Pour illustrer ce type de contribution, on peut reprendre l’exemple du secteur financier québécois. Le Québec dispose d’un écosystème financier singulier, composé d’un ensemble d’acteurs qui collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. Ces acteurs sont divers et multiples : sociétés d’investissement en capital privé, banques, coopératives financières, institutions s’adonnant à la finance solidaire et responsable, fonds d’investissement à caractère public. Ils sont regroupés au sein d’un même réseau, qui constitue une chaîne d’investissement qui dote le Québec d’un marché de capital de risque et de capital de développement très important, le deuxième au monde par rapport à son PIB. Et au centre de ce réseau, se trouvent les fonds d’investissement à caractère public. Investissement Québec, un fonds détenu par l’État québécois qui offre aux entreprises des prêts, des garanties de prêts, et de l’investissement en capital-actions. La Caisse de dépôt et placement du Québec, un investisseur institutionnel de long terme qui gère des régimes de retraites et d’assurances publics et parapublics. Le Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN, deux fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population en vue de la retraite. Profitant de mesures fiscales appliquées par les gouvernements fédéral canadien et québécois, ces fonds syndicaux visent le maintien et la création d’emplois au moyen d’investissements.

P : Ces fonds à caractère public jouent donc un rôle moteur. 

L : Absolument. Disposant d’importantes ressources et d’une expertise reconnue, ils œuvrent de concert à la mobilisation des différents acteurs, au montage des projets et à l’atténuation des risques. À l’encontre des pratiques financières dominantes, ils assurent aux entreprises un capital patient et les accompagnent dans leur développement. Non seulement ils stimulent ainsi l’économie québécoise, mais ils participent à l’inscrire graduellement dans une perspective de développement durable. Car, se réclamant de la finance socialement responsable, ils visent à conjuguer la pertinence sociale, la responsabilité environnementale et l’efficacité économique. 

: Des entreprises publiques ou sociales intervenant dans d’autres domaines que la finance sont-elles susceptibles de fournir un apport de même type?

: Bien sûr. Pensons, par exemple, à Hydro-Québec, qui est responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec. Depuis les années 1960, cette entreprise publique a joué un rôle fondamental dans l’essor de l’économie québécoise, en fournissant une énergie abondante et bon marché, et en réalisant une proportion importante des investissements qui se font sur le territoire. Produisant une énergie renouvelable à près de 100 %, avant tout grâce à l’hydroélectricité, elle a en outre permis au Québec d’opérer relativement tôt une transition énergétique partielle. Tout autant que les fonds d’investissement à caractère public dont on a parlé, Hydro-Québec constitue un puissant instrument stratégique permettant à l’État québécois de réguler son économie et de mettre en œuvre ses politiques de développement économique et régional.

: L’exemple québécois révèle donc la contribution potentielle des entreprises publiques et des entreprises sociales à la régulation d’une économie nationale. Mais qu’en est-il d’une contribution à la régulation d’une économie régionale?

: Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération la conjoncture actuelle. Depuis les années 1980, la mondialisation s’est accélérée de façon débridée, malmenant un grand nombre d’économies nationales de pays développés. Ces pays ont connu des délocalisations d’activités, un déclin industriel et une déflation salariale. Pour contrer ces phénomènes, il faudrait lier les échanges commerciaux au respect de conditions de nature sociale, fiscale et environnementale. Un tel néoprotectionnisme ne viserait ni à bloquer la diffusion des connaissances scientifiques et techniques ni à entraver la liberté des investissements directs, non plus qu’à empêcher la libre circulation des matières premières industrielles et des biens d’équipement. Tous ces facteurs s’avèrent en effet essentiels tout autant au décollage des économies émergentes qu’au fonctionnement régulier des économies développées. Les objectifs seraient plutôt de dissuader les délocalisations en frappant de droits appropriés les productions importées en provenance des sites à bas coût du travail et de combattre la pratique de non-réciprocité. Il s’agirait d’inciter les entreprises à s’installer au sein des marchés territoriaux qu’elles entendent conquérir et de les placer dans des conditions de concurrence équivalentes à celles des entreprises appartenant à la zone protégée. 

: Mais les pays de petite et moyenne taille pourraient-ils s’assurer une telle protection commerciale?

: Individuellement, non. Ils ne disposent pas d’un marché suffisant, et ne peuvent éviter facilement les rétorsions commerciales. La solution consisterait à établir des marchés communs régionaux. Cette solution stimulerait durablement les relations commerciales entre voisins, resserrant les courants d’échanges sur une base territoriale. Elle encouragerait les entreprises des autres régions de la planète à venir s’implanter au sein de la zone commerciale protégée pour y réaliser leurs productions. Elle réduirait enfin les distances d’acheminement et, par voie de conséquence, les coûts économiques et écologiques induits par les circuits d’approvisionnement. Cependant, comme l’expérience de l’Union européenne le démontre, le bon fonctionnement de marchés communs exige une étroite coordination des politiques publiques nationales. Nous pourrons rediscuter du défi politique que cela soulève. Mais si l’on s’arrête pour l’instant aux moyens pouvant servir à poursuivre des politiques publiques efficacement agencées, on peut saisir l’intérêt que présentent les entreprises publiques et les entreprises sociales, dont certaines pourraient assumer conjointement des missions d’intérêt général à vocation régionale. 

: Et qu’en serait-il d’une contribution à la régulation d’une économie mondiale?

: On pourrait recourir aux entreprises publiques et aux entreprises sociales les plus importantes pour parvenir à une coordination croissante des politiques publiques nationales et régionales. On pourrait également faire appel à elles pour assurer le financement et la production de biens publics mondiaux. On peut penser à des biens essentiels comme l’eau, le logement, les soins de santé primaires, les services bancaires. Mais il pourrait aussi s’agir de nouveaux biens, liés à la quatrième révolution industrielle qui s’amorce sur la base du développement de l’intelligence artificielle. S’ajoutant à l’Internet de la communication, un Internet des objets est déjà en chantier, et certains prévoient la mise en place prochaine d’un Internet de l’énergie collectant et redistribuant l’énergie renouvelable produite à partir du solaire, de l’éolien, de la géothermie, de la biomasse et de l’hydroélectricité. Les conséquences ultimes de ces diverses évolutions demeurent toutefois incertaines. Les différents réseaux vont-ils être monopolisés et exploités par des firmes d’envergure mondiale comme les géants du Web, les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et autres. Ou seront-ils mis au service des populations par des sociétés d’utilité publique?

: L’assignation de missions de service public à des regroupements supranationaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales pourrait ainsi contribuer à l’émergence d’un nouvel ordre économique international.

: Certainement. Et parmi ces missions, l’une des prioritaires devrait toucher les pays en développement. Il s’agirait de soutenir la création d’entreprises publiques et de fonds d’investissement à caractère public dans les pays en développement afin de favoriser leur émergence économique. Car, s’il est vrai que l’on en trouve de nombreux dans les pays émergents, cela n’est malheureusement pas le cas dans la majorité des pays en développement. Après les indépendances, au début des années 1960, un bon nombre de ces pays se sont dotés d’entreprises publiques. Mais, mal contrôlées, mal gérées, et très peu performantes, ces entreprises se sont souvent transformées en gouffres financiers. Puis, dans le contexte du fort endettement qu’ont connu ces pays dans les années 1970, et sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, elles ont été pour la plus grande part privatisées ou simplement liquidées. Depuis lors, des efforts de redressement ont été déployés et de nouvelles entreprises publiques ont été créées, mais les réussites sont mitigées. Quant aux fonds d’investissement à caractère public, ils ont été ou bien inexistants en raison d’une trop faible épargne et de l’absence de rente, ou bien consacrés à des dépenses de consommation, l’importation de biens alimentaires par exemple, et de prestige. Depuis 2018, le Venezuela, sombrant sous un régime populiste, donne un nouvel exemple d’un usage totalement inapproprié d’une rente pétrolière considérable et d’une gestion calamiteuse d’établissements publics. 

P : Pour de nombreux pays en développement, la création et la pérennisation de fonds d’investissement à caractère public et d’entreprises publiques posent donc des défis majeurs. 

L : Tout à fait, et cela tant en matière de ressources à mobiliser que de compétences techniques et gestionnaires à développer. Or, au cours des dernières années, les versements d’aide publique au développement en provenance des pays développés ou émergents ont fortement diminué. En outre, si un certain nombre d’entreprises publiques des pays développés ou émergents s’engagent à l’étranger, elles ne se préoccupent généralement pas du tout d’un transfert vers les pays hôtes. Elles proviennent majoritairement de pays, comme la Chine, dont les États soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises publiques pour des raisons économiques et politiques : s’approprier des ressources naturelles ou des productions agricoles, ouvrir de nouveaux marchés à leurs entreprises nationales, accroître le prestige de leur pays et son influence dans l’arène internationale.

: On peut donc souhaiter que les pays développés ou émergents axent leur aide au développement sur la promotion d’entreprises publiques et d’entreprises sociales. 

: En effet. Des fonds d’investissement à caractère public de ces pays pourraient, par exemple, s’engager dans la cocréation de fonds d’investissement dans des régions regroupant des pays en développement présentant des conditions favorables afin d’y rendre disponible du capital de risque et de développement pour les entreprises nationales collectives et privées. Une telle approche se distingue tout autant de la philanthropie qui ne recherche pas de rendement financier que de l’investissement traditionnel qui ne s’intéresse qu’à celui-ci.   

: Bien. Il existe donc diverses avenues permettant potentiellement d’organiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, et d’aller ainsi au-delà de la propriété privée et du capitalisme. Cependant, encore nous faudrait-il pouvoir les emprunter. 

: La question se pose effectivement, et nous devrons l’aborder.    

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