Série 2. Entretien numéro 4

Propriété publique, propriété sociale

Philippe : Louis, au fil de nos trois derniers entretiens, nous avons entrepris une séquence qui porte sur les conditions indispensables à une transition vers un nouvel ordre humain qui pourrait succéder à la modernité. Selon vous, cette transition nécessite un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Et, à votre avis, le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Il ne s’agirait pas de l’abolir, mais bien d’aller au-delà, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Concernant la répartition de la richesse, il conviendrait, dites-vous, de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous tablez sur trois avenues complémentaires : la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Nous avons abordé la cogestion, cette formule qui permet aux représentants des salariés d’exercer conjointement avec les représentants des actionnaires la gouvernance de l’entreprise privée. Il nous reste à explorer les deux autres avenues. Qu’en est-il de la propriété publique?

Louis : Au cours des deux derniers siècles, la propriété publique est passée par des phases relativement distinctes. Pendant longtemps, dans un contexte où prédominait l’idéologie du laisser-faire, l’intervention de l’État dans l’activité industrielle et commerciale a suscité de fortes résistances. Elle ne s’est finalement imposée que par la nécessité. Les gouvernements ont en effet été amenés à créer des entreprises publiques afin de produire des biens ou des services jugés essentiels pour la collectivité, mais qui n’étaient pas ou insuffisamment offerts par les entreprises privées. Ce fut le cas, pour des raisons hygiéniques, dans les secteurs de l’adduction d’eau et de la gestion des déchets et des eaux usées. Puis dans les industries naissantes de l’électricité, des transports, avec le chemin de fer, et des télécommunications, avec le téléphone. Au lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, le recours à la propriété publique s’est fait plus important. De nombreux États se sont alors dotés d’entreprises publiques à vocation industrielle et commerciale dans des secteurs clefs afin de relancer leur économie et d’en soutenir le développement. Et si ces entreprises ont été touchées par des vagues de privatisation impulsées par le néolibéralisme dans les années 1980-1990, elles ont regagné du crédit depuis le début du XXIe siècle.   

: Qu’est-ce qui explique ce dernier retournement?

: La progression des dragons et des tigres asiatiques puis des grands pays émergents a assurément joué un rôle. Leur évolution a démontré que le développement économique est plus que jamais le résultat des stratégies de développement et des politiques économiques successivement appliquées par les États. Toutefois, dans une économie largement mondialisée, les moyens d’action traditionnels reliés à la souveraineté économique sont devenus relativement moins efficaces, qu’il s’agisse de la gestion de la monnaie et des changes, des tarifs douaniers ou de la stimulation de l’offre ou de la demande. Dans ce contexte, les entreprises publiques se sont affirmées comme de puissants instruments économiques alternatifs, des instruments utilisés comme leviers pour le développement d’un tissu industriel diversifié. Elles mettent en œuvre des politiques publiques en matière d’exploitation de ressources naturelles, de production d’énergie, de développement économique régional, etc. Et elles offrent des produits d’un bon rapport qualité-prix aux entreprises et aux consommateurs, tout en générant des revenus pour l’État. Hydro-Québec, qui assure la production, le transport et la distribution de l’électricité au Québec, en est un bel exemple. 

: Ces entreprises, qui produisent et vendent des biens ou des services, assument donc une fonction commerciale, tout en étant au service de l’intérêt général.

: Effectivement, ce sont des organisations hybrides. Elles doivent concilier les exigences de la mission publique qui leur est confiée, les caractéristiques de fonctionnement du secteur dans lequel elles interviennent et les principes de management qui assurent leur efficacité et leur compétitivité. Elles sont tenues d’obéir à la fois à une logique étatique, qui suppose un pilotage stratégique et un contrôle exercés par l’État, et à une logique de marché, qui nécessite une autonomie de gestion. Comme les entreprises privées, elles ont avantage à instaurer à l’interne un management participatif qui favorise la contribution des employés. Quant à leur gouvernance, elle gagne à associer aux mandataires de l’État-actionnaire des représentants des parties prenantes issues des employés, du monde de l’entreprise, de la société civile et des clients ou usagers.   

: Ces caractéristiques qui distinguent les entreprises publiques en font à votre avis des instruments pouvant potentiellement favoriser un dépassement du capitalisme. 

: En effet. Par leurs particularités, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt général, les entreprises publiques peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tout autant sur le plan national, régional que global. De telles contributions supposent toutefois qu’elles évitent de se laisser enfermer dans une logique strictement financière. Ces contributions impliquent aussi qu’elles apprennent à se lier en réseau et à agir de façon concertée, au-delà de leur domaine industriel particulier. Nous pourrons examiner plus à fond ces perspectives, mais je voudrais auparavant aborder la question de la propriété sociale.

: Bien. Qu’en est-il alors de ce dernier type de propriété?

: La propriété sociale emprunte plusieurs formes : coopérative, mutuelle, organisme à but non lucratif, association exerçant des activités économiques, etc. Elle comprend une multitude d’organisations qui ont été mises sur pied au cours des deux derniers siècles dans le but de répondre à des besoins non satisfaits par le marché et l’État. Ces organisations interviennent dans de multiples domaines : agriculture et agroalimentaire, foresterie, épargne et investissement, environnement, recyclage, commerce équitable, tourisme social et alternatif, éducation, santé, accueil des itinérants, logement social, banque alimentaire et resto populaire, insertion au travail, etc. Regroupées aujourd’hui sous l’appellation « économie sociale et solidaire », elles prônent toutes des valeurs communes : finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que profit, autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des personnes et du travail sur le capital, répartition des revenus. Bien sûr, ces valeurs s’incarnent plus ou moins dans leur pratique. Et il peut toujours y avoir des dérives : des mutuelles et des banques coopératives qui se prennent au jeu de la spéculation financière, des entreprises collectives dont les dirigeants mettent à mal les valeurs démocratiques en confisquant le pouvoir, des associations qui se font instrumentaliser par l’État pour offrir des services de bas de gamme aux plus pauvres. 

: En admettant qu’elles évitent ces dérives, en quoi les organisations de l’économie sociale et solidaire pourraient-elles favoriser un dépassement du capitalisme?   

: Elles représentent assurément un potentiel émancipateur pour les individus, les quartiers et les régions qui s’y engagent. Elles composent également un espace d’expérimentation pour des innovations qui peuvent être ensuite généralisées. Il en est allé ainsi au XIXe siècle alors que les mutuelles et les coopératives ont dégagé et expérimenté plusieurs des bases constitutives des systèmes de sécurité sociale qui ont été par la suite mis en œuvre par les États occidentaux. L’économie sociale et solidaire dispose actuellement d’un poids relativement appréciable. Au Québec, par exemple, elle comprend environ 11 200 entreprises qui, ensemble, génèrent un chiffre d’affaires de quelque 48 milliards de dollars et comptent près de 220 000 employés. Dans les décennies à venir, elle pourrait jouer un rôle conséquent dans l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable. En coordonnant leur action avec celle d’entreprises publiques, des entreprises d’économie sociale peuvent exercer un leadership dans certains secteurs stratégiques, comme celui de la finance, par exemple. 

: Mais, en quoi le secteur de la finance est-il stratégique dans une perspective de dépassement du capitalisme? Et que peuvent y faire des entreprises d’économie sociale?

: Que les rapports de propriété soient ou non capitalistes, aucune économie nationale ne peut connaître son décollage non plus que son plein développement sans un système financier efficace, bien ancré dans le territoire et au service de la création d’entreprises performantes aux plans économique, social et environnemental. Historiquement, les entreprises se sont financées par l’entremise des banques ou sur les marchés boursiers. Mais au cours des dernières décennies, avec la financiarisation de l’économie, l’investissement à court terme et la spéculation sont devenus la norme. Les banques se sont dotées de filiales qui se comportent comme tout autre établissement d’investissement. À la recherche de valorisations rapides et refusant tout engagement à l’égard de l’entreprise, les marchés financiers ont cessé de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Heureusement, d’autres agents financiers continuent à donner une finalité productive à l’épargne, et à s’engager durablement dans le capital des entreprises. 

: De quels agents s’agit-il?

: Des banques coopératives, bien sûr, qui sont implantées et impliquées localement, et dont la mission première est la promotion des intérêts de leurs membres, qui sont également leurs clients. Mais d’autres acteurs interviennent aujourd’hui. Je veux parler des fonds d’investissement à caractère public qui se sont multipliés depuis le début des années 2000, particulièrement dans les pays dotés de matières premières essentielles et abondantes, comme le pétrole, ou dans les pays émergents comme la Chine. Ces fonds sont alimentés de diverses façons : par le produit de rentes, pétrolières, minières, forestières ou agricoles, ou encore par l’épargne publique canalisée dans les réserves pour les retraites, par exemple. Au-delà de la création de valeurs, ces fonds, mis au service de stratégies d’émergence économique, permettent de canaliser les capitaux vers des investissements productifs à long terme et de résister à la volatilité des marchés internationaux. 

: Et quelle est la relation entre les fonds d’investissement à caractère public et l’économie sociale?

: C’est que ces fonds sont de différents types. Outre les fonds souverains ou semi-souverains, qui sont des entreprises publiques, il existe des fonds qui relèvent de l’économie sociale. C’est le cas au Québec, où l’on trouve à côté d’Investissement Québec et de la Caisse de dépôt et placement du Québec des fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population. Ces divers fonds collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. J’y reviendrai lors de notre prochain entretien alors que nous examinerons plus à fond les contributions possibles des entreprises publiques et des entreprises sociales à un dépassement du capitalisme.

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