Surmonter les crises et amorcer les transitions
Philippe : Louis, d’après vous, la transition vers un ordre postmoderne suppose de passer au-delà de l’État-nation tout autant que de l’économie capitaliste. Le dépassement de l’État-nation vous apparaît du reste comme un prérequis à la mise en œuvre de quelques-uns des principaux moyens pouvant favoriser le dépassement du capitalisme. Non pas que l’État-nation doive disparaître. Dans un avenir concevable, il devrait selon vous demeurer essentiel en raison de sa taille et de ses assises historiques et culturelles. Mais certains de ses caractères fondamentaux devraient être profondément modifiés. D’une part, l’idéal chimérique et néfaste d’une population culturellement homogène devrait être abandonné. L’État-nation doit être à même de satisfaire les demandes de reconnaissance qui émanent de sociétés qui seront de plus en plus métissées et différenciées. D’autre part, le principe de souveraineté doit être amendé. Les problèmes majeurs de nature économique, environnementale et sécuritaire auxquels l’humanité est confrontée ne sauraient être résolus sans la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et l’instauration d’une pratique de collaboration active entre ces ensembles. Quelles pourraient être les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale?
Louis : Considérons d’abord le type d’institutions qui pourrait convenir à des ensembles régionaux. À cette échelle, nous disposons de l’expérience de l’Union européenne, dont nous pouvons tirer profit. L’Union européenne s’est construite essentiellement comme un grand marché, garantissant la libre circulation des biens, des capitaux et des travailleurs. Au départ, on a loué ses fondateurs qui avaient eu la sagesse de procéder graduellement, en commençant par la mise en place d’un marché commun. Cependant, sans politiques fiscales, budgétaires et sociales communes, elle a connu ultérieurement une évolution passablement chaotique, et souffre d’une faible légitimité. La plupart des décisions importantes exigent l’unanimité des pays membres et le Parlement européen est cantonné dans un rôle secondaire. Bien sûr, des accords inter-gouvernementaux sont conclus lorsque les préférences de tous et chacun des gouvernements s’accordent. Mais il n’y a pas de véritable délibération publique et contradictoire permettant que s’affrontent et évoluent les diverses opinions qui coexistent à l’intérieur des différents pays, et qu’émerge ainsi une vision partagée d’un possible intérêt communautaire. Il serait donc souhaitable que les ensembles régionaux soient dotés d’assemblées représentatives transnationales à qui serait délégué le soin de débattre et d’adopter des politiques communes de nature économique, sociale, environnementale et sécuritaire. Conformément au principe de subsidiarité, les institutions régionales n’interviendraient que dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres. Et comme nous en avons discuté auparavant, la mise en œuvre des politiques communes pourraient être notamment confiée à des réseaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales œuvrant sur le territoire concerné.
P : Que devrait-il en être sur le plan mondial?
L : On ne peut qu’espérer que les États, à commencer par les plus puissants, apprennent graduellement à s’inscrire dans une communauté de responsabilité à l’échelle mondiale et à se comporter comme des dépositaires de la survie de la planète, de son développement et des valeurs construites comme universelles. Le système multilatéral actuel est déficient et défaillant. Il existe une constellation d’organisations intergouvernementales : plus de 500 officiellement reconnues et plusieurs milliers qui bénéficient d’un statut semi-officiel ou consultatif. Chargées de missions qui se recoupent fréquemment, ces organisations coexistent de façon plutôt désordonnée. Enfin, et surtout, elles sont régies par des règles de prise de décision rigides qui, fondées sur le consensus, accordent à chaque État un droit de veto. Il est donc essentiel de sortir du cadre existant afin de disposer d’organisations internationales plus représentatives et capables de gérer les biens publics mondiaux, qu’ils concernent la protection de l’environnement, la santé des populations, la stabilité du système financier international, la résolution pacifique des conflits ou le développement de la recherche et la production de nouveaux savoirs. Par ailleurs, plutôt que de rester à attendre que tous les pays, notamment les plus puissants, soient d’accord pour avancer, on pourrait conclure des traités de codéveloppement entre les ensembles régionaux prêts à coopérer pour réorganiser la mondialisation sur d’autres bases.
P : La poursuite d’objectifs ambitieux par une communauté d’États, qu’elle soit à dimension régionale ou mondiale, suppose sans doute que les populations de ces États reconnaissent la légitimité de la communauté en question et acceptent de lui transférer les ressources nécessaires à son action. Est-ce imaginable?
L : La question se pose en effet. La solidarité, la confiance, l’entraide, la réciprocité et la coopération ne naissent pas spontanément. Ces dispositions, qui sont à la base d’un tissu social solide et qui constituent ce que l’on peut qualifier de capital social, se construisent dans le temps, à travers des pratiques historiques concrètes qui en démontrent les possibilités et les avantages. Mais pour que de telles pratiques puissent graduellement s’instaurer, une condition apparaît essentielle, celle d’une appartenance commune. Non pas une identité commune, mais le fait qu’une vaste majorité reconnaisse que, bon gré mal gré, elle appartient à une même communauté. Une fois constitué, le capital social se reproduit par le biais du vécu et du processus de socialisation. Il en a été ainsi dans le cas de plusieurs nations qui ont acquis une certaine longévité, et où les gens acceptent aujourd’hui un prélèvement de 50 % ou plus de leurs revenus afin d’assurer à tous leurs concitoyens un minimum de ressources financières et un accès à des services publics de qualité.
P : Et il vous semble possible que des sentiments d’appartenance régionale ou même mondiale croissent, favorisant le développement d’un capital social à leur dimension?
L : Oui, malgré les forts vents contraires, je crois que cela est possible. Il est évident qu’un tel espoir apparaît aujourd’hui beaucoup plus chimérique qu’il y a vingt ans, alors que l’on pouvait envisager l’avènement d’une société mondiale ouverte. L’heure n’est plus à l’ouverture, mais au repli et au durcissement identitaire et autoritaire. De nombreuses sociétés sont moins inclusives, et l’ordre international est fragilisé. On a l’impression d’assister à une décomposition des appartenances et des solidarités existantes et non à l’affirmation de nouvelles. Pourtant, pour vraisemblable qu’il soit, ce diagnostic peut être trompeur. On ne saurait le considérer comme un pronostic ou une prévision fiable de l’évolution à venir. Les circonstances évoluent parfois rapidement, et des retournements de situation sont toujours possibles. Il semble en être ainsi avec l’actuelle pandémie du coronavirus qui pourrait précipiter certains changements. En Europe, l’Union européenne s’est montrée capable d’assurer une relance économique commune et de renforcer la solidarité communautaire par une mutualisation des dettes nationales. Les extrêmes droites et les gouvernements ultra-conservateurs autoritaires auront sans doute plus de difficultés à s’y faire entendre. D’autres facteurs pourraient à terme favoriser les forces progressistes. Face à la crise sanitaire, de nombreux pays ont réussi à protéger au mieux leur population et à soutenir leur économie. En comparaison, la pitoyable gestion opérée aux États-Unis comme au Brésil aura révélé toute la turpitude des Trump et Bolsonaro de ce monde. En Chine, en raison de ses dissimulations, le parti communiste a aussi vu son image se dégrader. En outre, le régime, dont la légitimité repose sur ses réussites économiques, pourrait souffrir d’une crise qui s’approfondirait.
P : De telles éventualités ne sont tout de même pas suffisantes pour amorcer une transition vers un ordre postmoderne. Au fil de nos six derniers entretiens, nous avons examiné cinq voies qui pourraient nous conduire au-delà du capitalisme et de l’État-nation. Nous avons successivement traité de l’établissement d’impôts progressifs sur la propriété, de la généralisation de la cogestion des grandes entreprises privées, d’un recours aux entreprises publiques et aux entreprises sociales, de la constitution d’ensemble régionaux et de la rénovation du système international. Comment peut-on imaginer que nos sociétés s’engagent effectivement dans de telles voies?
L : L’histoire nous enseigne que les changements majeurs de trajectoire sont le plus souvent le fruit de luttes sociales et politiques entamées à l’occasion de crises sévères, et porteuses d’idées nouvelles. Pour de multiples raisons, dont la peur de l’inconnu et la crainte de perdre leurs biens, les humains sont généralement réfractaires au changement. Cependant, en raison de leurs effets dévastateurs, les crises d’envergure sont en mesure de les pousser à sortir d’un statu quo qui n’est plus tolérable. Une crise économique systémique, qui, contrairement à ce qui s’est produit en 2008, irait jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, serait de ce type. Et, bien sûr, la crise environnementale qui se profile en sera sans aucun doute.
P : Quelles réactions peut-on imaginer?
L : Il n’y a pas d’automatisme. Une crise économique d’ampleur colossale pourrait tout autant susciter un important repli protectionniste que la mise en œuvre de dispositifs de coordination des politiques macroéconomiques sous l’égide d’institutions internationales, anciennes ou nouvelles. Les méfaits de la crise écologique mondiale risquent de mettre en péril la cohésion et la solidarité sociale, semant un désordre pouvant aller jusqu’au chaos dans les pays les plus vulnérables. Mais ces mêmes méfaits peuvent tout aussi bien constituer un puissant stimulant poussant sinon à abandonner tout au moins à reconfigurer le système économique capitaliste, afin qu’il cesse de faire fi des contraintes écologiques. Les crises majeures aujourd’hui prévisibles peuvent ou bien nourrir l’hostilité entre les pays, ou bien les inciter à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement.
P : Et qu’est-ce qui peut faire en sorte que ce soit le scénario d’ouverture, de coopération et de dépassement qui l’emporte plutôt que le scénario de repli, d’hostilité et de régression?
L : Le dénouement d’une crise dépend des forces en présence, de leurs objectifs, de leur stratégie, de leur capacité à orienter et à mobiliser les espoirs et à solliciter les énergies collectives. Pour que le scénario optimiste se réalise, il faut que les forces de changement convergent vers un programme commun et qu’elles parviennent à former de larges alliances. Dans le contexte actuel, on ne saurait imaginer que cette tâche soit assumée par un parti révolutionnaire, comme il en a parfois été antérieurement. Les acteurs collectifs, dont des partis politiques ouverts aux changements envisagés, seront nécessairement multiples : des mouvements sociaux, mouvements féministes, mouvements écologiques, mouvements culturels et mouvements régionalistes; des syndicats; des groupes populaires et communautaires; des associations de toutes sortes qui mobilisent les individus, qui produisent de la confiance et de la coopération, et qui permettent l’émergence de nouvelles valeurs. L’enjeu est d’amener ces groupes à dépasser les luttes sectorielles pour se forger une perception commune et globale des problèmes et arrêter de concert des stratégies permettant de les résoudre.
P : Le premier combat à engager est donc de nature idéologique, il doit se mener sur le terrain des idées.
L : Tout à fait. Pour que les voies de changement envisagées soient un jour empruntées, il faut conscientiser la population, gagner l’opinion publique, exercer une pression sur les partis politiques et les élus afin que soient adoptées des mesures contribuant à l’évolution graduelle des institutions et de la culture politiques. Heureusement, de nombreuses organisations nationales et internationales œuvrent déjà en ce sens. Pour terminer notre conversation, je me permets de donner en exemple une organisation scientifique internationale à laquelle j’ai collaboré pendant quelques années, le Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC). Comprenant une vingtaine de sections nationales, le CIRIEC a tissé un réseau de plusieurs centaines d’entreprises, de chercheurs et de praticiens intéressés à l’économie solidaire. Ces différents acteurs sont tous engagés dans l’investissement et la production socialement responsables. Cherchant à opérer un véritable renouvellement idéologique, plusieurs d’entre eux militent pour une transformation radicale du système économique existant en prenant appui sur l’action des entreprises collectives. La vitalité de tels groupes peut sans doute contribuer à l’affirmation d’une volonté de changement.