Série 2. Entretien numéro 7.

Surmonter les crises et amorcer les transitions

Philippe : Louis, d’après vous, la transition vers un ordre postmoderne suppose de passer au-delà de l’État-nation tout autant que de l’économie capitaliste. Le dépassement de l’État-nation vous apparaît du reste comme un prérequis à la mise en œuvre de quelques-uns des principaux moyens pouvant favoriser le dépassement du capitalisme. Non pas que l’État-nation doive disparaître. Dans un avenir concevable, il devrait selon vous demeurer essentiel en raison de sa taille et de ses assises historiques et culturelles. Mais certains de ses caractères fondamentaux devraient être profondément modifiés. D’une part, l’idéal chimérique et néfaste d’une population culturellement homogène devrait être abandonné. L’État-nation doit être à même de satisfaire les demandes de reconnaissance qui émanent de sociétés qui seront de plus en plus métissées et différenciées. D’autre part, le principe de souveraineté doit être amendé. Les problèmes majeurs de nature économique, environnementale et sécuritaire auxquels l’humanité est confrontée ne sauraient être résolus sans la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et l’instauration d’une pratique de collaboration active entre ces ensembles. Quelles pourraient être les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale? 

Louis : Considérons d’abord le type d’institutions qui pourrait convenir à des ensembles régionaux. À cette échelle, nous disposons de l’expérience de l’Union européenne, dont nous pouvons tirer profit. L’Union européenne s’est construite essentiellement comme un grand marché, garantissant la libre circulation des biens, des capitaux et des travailleurs. Au départ, on a loué ses fondateurs qui avaient eu la sagesse de procéder graduellement, en commençant par la mise en place d’un marché commun. Cependant, sans politiques fiscales, budgétaires et sociales communes, elle a connu ultérieurement une évolution passablement chaotique, et souffre d’une faible légitimité. La plupart des décisions importantes exigent l’unanimité des pays membres et le Parlement européen est cantonné dans un rôle secondaire. Bien sûr, des accords inter-gouvernementaux sont conclus lorsque les préférences de tous et chacun des gouvernements s’accordent. Mais il n’y a pas de véritable délibération publique et contradictoire permettant que s’affrontent et évoluent les diverses opinions qui coexistent à l’intérieur des différents pays, et qu’émerge ainsi une vision partagée d’un possible intérêt communautaire. Il serait donc souhaitable que les ensembles régionaux soient dotés d’assemblées représentatives transnationales à qui serait délégué le soin de débattre et d’adopter des politiques communes de nature économique, sociale, environnementale et sécuritaire. Conformément au principe de subsidiarité, les institutions régionales n’interviendraient que dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être réalisés de manière suffisante par les États membres. Et comme nous en avons discuté auparavant, la mise en œuvre des politiques communes pourraient être notamment confiée à des réseaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales œuvrant sur le territoire concerné.

: Que devrait-il en être sur le plan mondial?

: On ne peut qu’espérer que les États, à commencer par les plus puissants, apprennent graduellement à s’inscrire dans une communauté de responsabilité à l’échelle mondiale et à se comporter comme des dépositaires de la survie de la planète, de son développement et des valeurs construites comme universelles. Le système multilatéral actuel est déficient et défaillant. Il existe une constellation d’organisations intergouvernementales : plus de 500 officiellement reconnues et plusieurs milliers qui bénéficient d’un statut semi-officiel ou consultatif. Chargées de missions qui se recoupent fréquemment, ces organisations coexistent de façon plutôt désordonnée. Enfin, et surtout, elles sont régies par des règles de prise de décision rigides qui, fondées sur le consensus, accordent à chaque État un droit de veto. Il est donc essentiel de sortir du cadre existant afin de disposer d’organisations internationales plus représentatives et capables de gérer les biens publics mondiaux, qu’ils concernent la protection de l’environnement, la santé des populations, la stabilité du système financier international, la résolution pacifique des conflits ou le développement de la recherche et la production de nouveaux savoirs. Par ailleurs, plutôt que de rester à attendre que tous les pays, notamment les plus puissants, soient d’accord pour avancer, on pourrait conclure des traités de codéveloppement entre les ensembles régionaux prêts à coopérer pour réorganiser la mondialisation sur d’autres bases.

: La poursuite d’objectifs ambitieux par une communauté d’États, qu’elle soit à dimension régionale ou mondiale, suppose sans doute que les populations de ces États reconnaissent la légitimité de la communauté en question et acceptent de lui transférer les ressources nécessaires à son action. Est-ce imaginable?

: La question se pose en effet. La solidarité, la confiance, l’entraide, la réciprocité et la coopération ne naissent pas spontanément. Ces dispositions, qui sont à la base d’un tissu social solide et qui constituent ce que l’on peut qualifier de capital social, se construisent dans le temps, à travers des pratiques historiques concrètes qui en démontrent les possibilités et les avantages. Mais pour que de telles pratiques puissent graduellement s’instaurer, une condition apparaît essentielle, celle d’une appartenance commune. Non pas une identité commune, mais le fait qu’une vaste majorité reconnaisse que, bon gré mal gré, elle appartient à une même communauté. Une fois constitué, le capital social se reproduit par le biais du vécu et du processus de socialisation. Il en a été ainsi dans le cas de plusieurs nations qui ont acquis une certaine longévité, et où les gens acceptent aujourd’hui un prélèvement de 50 % ou plus de leurs revenus afin d’assurer à tous leurs concitoyens un minimum de ressources financières et un accès à des services publics de qualité. 

: Et il vous semble possible que des sentiments d’appartenance régionale ou même mondiale croissent, favorisant le développement d’un capital social à leur dimension?

: Oui, malgré les forts vents contraires, je crois que cela est possible. Il est évident qu’un tel espoir apparaît aujourd’hui beaucoup plus chimérique qu’il y a vingt ans, alors que l’on pouvait envisager l’avènement d’une société mondiale ouverte. L’heure n’est plus à l’ouverture, mais au repli et au durcissement identitaire et autoritaire. De nombreuses sociétés sont moins inclusives, et l’ordre international est fragilisé. On a l’impression d’assister à une décomposition des appartenances et des solidarités existantes et non à l’affirmation de nouvelles. Pourtant, pour vraisemblable qu’il soit, ce diagnostic peut être trompeur. On ne saurait le considérer comme un pronostic ou une prévision fiable de l’évolution à venir. Les circonstances évoluent parfois rapidement, et des retournements de situation sont toujours possibles. Il semble en être ainsi avec l’actuelle pandémie du coronavirus qui pourrait précipiter certains changements. En Europe, l’Union européenne s’est montrée capable d’assurer une relance économique commune et de renforcer la solidarité communautaire par une mutualisation des dettes nationales. Les extrêmes droites et les gouvernements ultra-conservateurs autoritaires auront sans doute plus de difficultés à s’y faire entendre. D’autres facteurs pourraient à terme favoriser les forces progressistes. Face à la crise sanitaire, de nombreux pays ont réussi à protéger au mieux leur population et à soutenir leur économie. En comparaison, la pitoyable gestion opérée aux États-Unis comme au Brésil aura révélé toute la turpitude des Trump et Bolsonaro de ce monde. En Chine, en raison de ses dissimulations, le parti communiste a aussi vu son image se dégrader. En outre, le régime, dont la légitimité repose sur ses réussites économiques, pourrait souffrir d’une crise qui s’approfondirait. 

: De telles éventualités ne sont tout de même pas suffisantes pour amorcer une transition vers un ordre postmoderne. Au fil de nos six derniers entretiens, nous avons examiné cinq voies qui pourraient nous conduire au-delà du capitalisme et de l’État-nation. Nous avons successivement traité de l’établissement d’impôts progressifs sur la propriété, de la généralisation de la cogestion des grandes entreprises privées, d’un recours aux entreprises publiques et aux entreprises sociales, de la constitution d’ensemble régionaux et de la rénovation du système international. Comment peut-on imaginer que nos sociétés s’engagent effectivement dans de telles voies? 

: L’histoire nous enseigne que les changements majeurs de trajectoire sont le plus souvent le fruit de luttes sociales et politiques entamées à l’occasion de crises sévères, et porteuses d’idées nouvelles. Pour de multiples raisons, dont la peur de l’inconnu et la crainte de perdre leurs biens, les humains sont généralement réfractaires au changement. Cependant, en raison de leurs effets dévastateurs, les crises d’envergure sont en mesure de les pousser à sortir d’un statu quo qui n’est plus tolérable. Une crise économique systémique, qui, contrairement à ce qui s’est produit en 2008, irait jusqu’à son terme, c’est-à-dire jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, serait de ce type. Et, bien sûr, la crise environnementale qui se profile en sera sans aucun doute.

P : Quelles réactions peut-on imaginer?    

L : Il n’y a pas d’automatisme. Une crise économique d’ampleur colossale pourrait tout autant susciter un important repli protectionniste que la mise en œuvre de dispositifs de coordination des politiques macroéconomiques sous l’égide d’institutions internationales, anciennes ou nouvelles. Les méfaits de la crise écologique mondiale risquent de mettre en péril la cohésion et la solidarité sociale, semant un désordre pouvant aller jusqu’au chaos dans les pays les plus vulnérables. Mais ces mêmes méfaits peuvent tout aussi bien constituer un puissant stimulant poussant sinon à abandonner tout au moins à reconfigurer le système économique capitaliste, afin qu’il cesse de faire fi des contraintes écologiques. Les crises majeures aujourd’hui prévisibles peuvent ou bien nourrir l’hostilité entre les pays, ou bien les inciter à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement.

P : Et qu’est-ce qui peut faire en sorte que ce soit le scénario d’ouverture, de coopération et de dépassement qui l’emporte plutôt que le scénario de repli, d’hostilité et de régression?

L : Le dénouement d’une crise dépend des forces en présence, de leurs objectifs, de leur stratégie, de leur capacité à orienter et à mobiliser les espoirs et à solliciter les énergies collectives. Pour que le scénario optimiste se réalise, il faut que les forces de changement convergent vers un programme commun et qu’elles parviennent à former de larges alliances. Dans le contexte actuel, on ne saurait imaginer que cette tâche soit assumée par un parti révolutionnaire, comme il en a parfois été antérieurement. Les acteurs collectifs, dont des partis politiques ouverts aux changements envisagés, seront nécessairement multiples : des mouvements sociaux, mouvements féministes, mouvements écologiques, mouvements culturels et mouvements régionalistes; des syndicats; des groupes populaires et communautaires; des associations de toutes sortes qui mobilisent les individus, qui produisent de la confiance et de la coopération, et qui permettent l’émergence de nouvelles valeurs. L’enjeu est d’amener ces groupes à dépasser les luttes sectorielles pour se forger une perception commune et globale des problèmes et arrêter de concert des stratégies permettant de les résoudre. 

P : Le premier combat à engager est donc de nature idéologique, il doit se mener sur le terrain des idées. 

L : Tout à fait. Pour que les voies de changement envisagées soient un jour empruntées, il faut conscientiser la population, gagner l’opinion publique, exercer une pression sur les partis politiques et les élus afin que soient adoptées des mesures contribuant à l’évolution graduelle des institutions et de la culture politiques. Heureusement, de nombreuses organisations nationales et internationales œuvrent déjà en ce sens. Pour terminer notre conversation, je me permets de donner en exemple une organisation scientifique internationale à laquelle j’ai collaboré pendant quelques années, le Centre international de recherches et d’information sur l’économie publique, sociale et coopérative (CIRIEC). Comprenant une vingtaine de sections nationales, le CIRIEC a tissé un réseau de plusieurs centaines d’entreprises, de chercheurs et de praticiens intéressés à l’économie solidaire. Ces différents acteurs sont tous engagés dans l’investissement et la production socialement responsables. Cherchant à opérer un véritable renouvellement idéologique, plusieurs d’entre eux militent pour une transformation radicale du système économique existant en prenant appui sur l’action des entreprises collectives. La vitalité de tels groupes peut sans doute contribuer à l’affirmation d’une volonté de changement.  

Série 2. Entretien numéro 6.

Dépasser l’État-nation

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a permis de compléter un examen succinct des voies qui peuvent vraisemblablement conduire à une réorganisation de la répartition de la richesse et des rapports de propriété, une réorganisation qui favoriserait le dépassement de la propriété privée et, par là même, du capitalisme. Concernant la répartition de la richesse, il s’agirait selon vous de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous comptez sur la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Vous insistez particulièrement sur les contributions potentielles des entreprises publiques et des entreprises sociales à la prise en compte du long terme et à la création des conditions d’un développement économique durable, ainsi qu’à la régulation économique qui pourrait être effectuée tant sur le plan national, régional que mondial. Toutefois, la question se pose de savoir s’il est possible d’emprunter ces diverses voies de manière effective. Je vous relance cette question, sur laquelle nous nous sommes laissés la dernière fois. 

Louis : Certaines des voies explorées peuvent être adoptées sans trop de difficultés par des États désireux de le faire. Il en est ainsi de la cogestion des entreprises privées qui peut très bien fonctionner dans un pays unique, comme l’Allemagne ou la Suède le démontrent depuis nombre d’années. Et comme on l’a vu avec l’exemple québécois, il en est de même de la mise à contribution d’entreprises publiques et d’entreprises sociales dans la régulation d’une économie nationale et la mise en œuvre de politiques de développement économique. À l’inverse, il est évident que la régulation d’une économie régionale ou mondiale ne saurait être le fait d’un seul État. Or, comme nous l’avons vu, un État isolé peut difficilement protéger son économie dans un contexte de mondialisation. Quant à l’impôt progressif sur la propriété, son instauration dans des pays de petite et moyenne taille pourrait provoquer des effets pervers, de riches citoyens étant susceptibles de renoncer à leur nationalité pour relocaliser leur patrimoine ailleurs dans le monde. De plus, un tel impôt ne saurait être pleinement recouvré sans que soient partagées les informations touchant les détenteurs ultimes des actifs financiers émis dans les différents pays. Tout compte fait, un profond remaniement de la répartition de la richesse et des rapports de propriété suppose d’une part, la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques communes, et d’autre part, une collaboration entre ces ensembles. Quelles que soient les formes d’institutions nécessaires à de telles coopérations de nature régionale ou mondiale, il est clair qu’elles auront pour corollaire la réduction des marges de manœuvre de chacun des pays.

: Les coopérations envisagées impliquent donc une perte de souveraineté nationale.

: C’est tout à fait juste. Et votre remarque nous mène à la question du dépassement de l’État-nation, qui, je le rappelle, constitue la deuxième condition indispensable à une transition vers un ordre postmoderne. L’État n’est pas une invention récente. Les premiers États apparaissent à partir du IIIe millénaire avant notre ère. Les royaumes et les empires ont tous été fondés sur l’existence d’un pouvoir séparé de la société, un pouvoir qui repose sur l’organisation d’une force et qui est tenu pour légitime. Et ce pouvoir a toujours disposé d’organisations spécialisées lui permettant d’assumer des fonctions de diverses natures, militaire, de police, administrative, judiciaire, fiscale, d’intendance et idéologique. Néanmoins, l’État qui prend son essor en Europe au cours du XIIIe siècle présentera progressivement des caractéristiques qui le distingueront nettement des formes étatiques antérieures. Ce sera un État souverain. L’État moderne jouira d’une autorité souveraine dans sa propre sphère d’action, où il ne connaîtra aucune autorité, politique ou religieuse, qui lui soit supérieure et qui viendrait le légitimer. Cet État possèdera un caractère abstrait ou impersonnel, se distinguant clairement de la personne des gouvernants. Par ailleurs, le pouvoir étatique sera limité, soumis au droit qui l’organise et le réglemente, interdisant ainsi les mesures arbitraires et assurant aux citoyens des droits défensifs qu’ils peuvent faire valoir vis-à-vis de l’appareil d’État. L’État moderne sera enfin démocratique, garantissant la participation citoyenne dans le choix des gouvernants, mais également dans le débat public.

: Et qu’en est-il de l’État-nation?

: La nation est une forme de communauté d’un type nouveau. Elle a partie liée avec la modernité. Elle s’élève au-dessus de la famille, de la parenté, du clan et de l’ethnie, réinscrivant les identités et les solidarités anciennes dans un nouveau cadre. La nation est le fruit d’une longue construction politique. Bien sûr, sa création vient s’étayer sur des bases préexistantes, mais ces bases sont à elles seules insuffisantes pour former des nations, et a fortiori des États nationaux. Du XIIIe au XVIIIe siècle, en Europe, les sentiments d’appartenance nationale se sont développés, se nourrissant, entre autres, des rivalités entre les différents centres dynastiques. Mais c’est à partir du début du XIXe siècle, que s’érige et s’institutionnalise pleinement la nation comme communauté politique. Le processus de formation d’États nationaux a connu certains moments forts. Ainsi, à la fin de la Première Guerre mondiale, l’effondrement des grands empires multinationaux d’Europe centrale et orientale va le favoriser. Il en sera de même à l’occasion de la décolonisation des années 1950 et 1960, puis lors de l’éclatement de l’Empire soviétique, alors que de nombreuses nationalités vont se constituer en espaces souverains et accéder à la communauté des nations. Aujourd’hui, il n’existe pratiquement plus de territoires qui ne soient occupés par l’un ou l’autre des 197 États-nations reconnus. 

: On peut donc dire qu’à présent, c’est avant tout au sein d’un État-nation que la très grande majorité des humains se forgent une identité commune, façonnent leur culture et construisent leurs solidarités. 

: Certainement. Que le lien national ait précédé l’État ou qu’il ait été pour l’essentiel le fruit de son action, il a fourni et il fournit toujours le cadre permettant aux citoyens d’assurer leur identité culturelle et de réaliser les choix de société qu’ils souhaitent se donner. Loin d’être un obstacle à la démocratie, l’État-nation a été une condition de la vie démocratique. Car la pratique démocratique ne peut s’enraciner sans le préalable de la conscience qu’une population doit avoir de son existence en tant que communauté de destin. Toute discussion démocratique sur l’organisation du vivre-ensemble et sur la gestion des affaires communes suppose une identité partagée. Toutefois, cette identité collective ne doit pas forcément s’appuyer sur une provenance commune, ethnique, linguistique ou culturelle, de tous les citoyens. Elle peut tenir à une culture politique commune. La citoyenneté démocratique requiert une appartenance et une culture politique communes, et non une provenance commune. 

: D’autre part, toutes les nations ne disposent pas d’un État souverain. 

L : En effet. Un monde de nations homogènes ne saurait exister. Comme le siècle dernier nous l’a démontré, tenter de redessiner la carte politique du monde selon les limites nationales ne saurait conduire qu’à l’expulsion ou l’extermination massive des minorités. Étant donné la répartition réelle des peuples, presque tous les États sont multinationaux. Aussi, le plus souvent, les États-nations n’ont-ils pu se donner une homogénéité culturelle qu’au prix de l’oppression et de l’exclusion de minorités nationales. Et la menace d’un nationalisme étroit, xénophobe et agressif subsiste toujours. Mais les choses peuvent évoluer. Marquées par la diversité croissante des modes de vie, des groupes ethniques, des confessions religieuses et des visions du monde, certaines sociétés s’éloignent graduellement du modèle de l’État-nation à population culturellement homogène. À l’égal des autres citoyens, les membres des minorités nationales exigent de plus en plus une pleine reconnaissance. On ne saurait répondre à une telle exigence en faisant simplement abstraction des différences dans le but d’assurer un traitement totalement égal entre les personnes. Il faut, d’une part, joindre à l’égalité de traitement l’égalité des chances, ce qui suppose souvent la nécessité d’appliquer des mesures d’action positive, qui vont au-delà de l’interdiction de la discrimination. D’autre part, les revendications identitaires touchent le respect de l’intégrité individuelle, mais également la protection des traditions culturelles et des modes de vie qui sont à la source de l’identité. 

: Le pluralisme culturel et les revendications identitaires ne conduisent-ils pas inéluctablement à la fragmentation de l’État-nation? 

: Je ne crois pas. Certes, toute communauté politique doit maintenir une culture publique commune. Mais cette culture n’est pas immuable. Les demandes de reconnaissance de la part des groupes minoritaires peuvent participer à la redéfinition de ce qui lie la communauté et fait sa particularité. Certains éléments de la culture publique commune peuvent s’avérer non négociables et exiger le respect de tous, l’égalité des sexes par exemple. Cependant, d’autres éléments, qui constituent des entraves à l’égal respect ou à l’estime de soi, doivent être transformés pour que tous puissent bénéficier des droits et libertés. En ce qui concerne les minorités nationales, il existe plusieurs voies institutionnelles pour parvenir à une inclusion respectueuse des différences: arrangements fédéraux ou à caractère asymétrique, décentralisation des compétences, octroi de l’autonomie culturelle, etc. Évidemment, il y a aussi la possibilité de sécession. Mais la sécession ne peut prévaloir que pour des minorités qui atteignent une certaine taille et qui jouissent d’une concentration spatiale. Et, manifestement, une sécession génère dans la plupart des cas de nouvelles minorités.

: L’État-nation doit donc se redéfinir pour s’adapter à des sociétés de plus en plus métissées et différenciées. Est-ce là le seul sens que vous attachez à son dépassement?

: Non. Car l’État-nation est confronté à des enjeux majeurs tout autant sur le front externe que sur le front interne. Jusqu’à tout récemment, les relations internationales n’étaient qu’une confrontation de souverainetés réglée par des rapports de force ou, au mieux, par un respect mutuel qui s’exprimait dans la non-intervention dans les affaires intérieures des autres pays. Chaque État revendiquait sa souveraineté, soit son pouvoir de créer son ordre propre sans avoir à rendre compte à quiconque au-dehors. Bien sûr, la souveraineté n’a jamais été absolue. Les États devaient par exemple consentir quelques pertes de souveraineté pour respecter leurs obligations internationales et les traités qu’ils avaient signés : quelque 35 000 traités depuis 1945. Mais à l’heure actuelle, la souveraineté est mise en cause par l’irruption de problèmes inédits. Des problèmes assurément liés à l’accélération d’une certaine mondialisation, mais qui touchent également toute une série de questions, dont la protection de l’environnement n’est pas la moindre. La résolution de ces problèmes, ainsi que le dépassement du capitalisme qu’elle suppose, impliquent l’instauration de nouvelles formes de coopération de nature régionale et mondiale. 

: Pour autant, il ne s’agit pas de faire disparaître l’État-nation. 

: Absolument pas. Cela ne m’apparaît ni possible, ni souhaitable. Aussi loin que notre regard peut porter, il me semble que l’État-nation va demeurer essentiel en vertu de sa taille tout autant que de ses assises historiques et culturelles. Mais il faut aller au-delà en constituant des ensembles régionaux et en assurant la collaboration entre ces ensembles. 

Série 2. Entretien numéro 5.

L’apport des entreprises publiques et des entreprises sociales au dépassement du capitalisme

Philippe : Louis, nous en sommes toujours à la question du dépassement du capitalisme. Un dépassement qui suppose, à votre avis, d’aller au-delà de la propriété privée, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Nous avons exploré trois avenues complémentaires pouvant favoriser la réorganisation des rapports de propriété, soit la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Les entreprises publiques et les entreprises sociales pourraient, selon vous, devenir le pivot de la transition vers une économie au service d’un ordre postmoderne. En raison de leurs caractéristiques, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt collectif ou général, ces entreprises peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tant sur le plan national, régional que mondial. Comme vous l’avez vous-même suggéré à la fin de notre dernier entretien, je vous propose que nous examinions plus à fond ces contributions potentielles. 

Louis : Bien. Commençons par la prise en compte du long terme, et la création des conditions d’un développement économique durable. Pour illustrer ce type de contribution, on peut reprendre l’exemple du secteur financier québécois. Le Québec dispose d’un écosystème financier singulier, composé d’un ensemble d’acteurs qui collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. Ces acteurs sont divers et multiples : sociétés d’investissement en capital privé, banques, coopératives financières, institutions s’adonnant à la finance solidaire et responsable, fonds d’investissement à caractère public. Ils sont regroupés au sein d’un même réseau, qui constitue une chaîne d’investissement qui dote le Québec d’un marché de capital de risque et de capital de développement très important, le deuxième au monde par rapport à son PIB. Et au centre de ce réseau, se trouvent les fonds d’investissement à caractère public. Investissement Québec, un fonds détenu par l’État québécois qui offre aux entreprises des prêts, des garanties de prêts, et de l’investissement en capital-actions. La Caisse de dépôt et placement du Québec, un investisseur institutionnel de long terme qui gère des régimes de retraites et d’assurances publics et parapublics. Le Fonds de solidarité FTQ et Fondaction CSN, deux fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population en vue de la retraite. Profitant de mesures fiscales appliquées par les gouvernements fédéral canadien et québécois, ces fonds syndicaux visent le maintien et la création d’emplois au moyen d’investissements.

P : Ces fonds à caractère public jouent donc un rôle moteur. 

L : Absolument. Disposant d’importantes ressources et d’une expertise reconnue, ils œuvrent de concert à la mobilisation des différents acteurs, au montage des projets et à l’atténuation des risques. À l’encontre des pratiques financières dominantes, ils assurent aux entreprises un capital patient et les accompagnent dans leur développement. Non seulement ils stimulent ainsi l’économie québécoise, mais ils participent à l’inscrire graduellement dans une perspective de développement durable. Car, se réclamant de la finance socialement responsable, ils visent à conjuguer la pertinence sociale, la responsabilité environnementale et l’efficacité économique. 

: Des entreprises publiques ou sociales intervenant dans d’autres domaines que la finance sont-elles susceptibles de fournir un apport de même type?

: Bien sûr. Pensons, par exemple, à Hydro-Québec, qui est responsable de la production, du transport et de la distribution de l’électricité au Québec. Depuis les années 1960, cette entreprise publique a joué un rôle fondamental dans l’essor de l’économie québécoise, en fournissant une énergie abondante et bon marché, et en réalisant une proportion importante des investissements qui se font sur le territoire. Produisant une énergie renouvelable à près de 100 %, avant tout grâce à l’hydroélectricité, elle a en outre permis au Québec d’opérer relativement tôt une transition énergétique partielle. Tout autant que les fonds d’investissement à caractère public dont on a parlé, Hydro-Québec constitue un puissant instrument stratégique permettant à l’État québécois de réguler son économie et de mettre en œuvre ses politiques de développement économique et régional.

: L’exemple québécois révèle donc la contribution potentielle des entreprises publiques et des entreprises sociales à la régulation d’une économie nationale. Mais qu’en est-il d’une contribution à la régulation d’une économie régionale?

: Pour répondre à cette question, il faut prendre en considération la conjoncture actuelle. Depuis les années 1980, la mondialisation s’est accélérée de façon débridée, malmenant un grand nombre d’économies nationales de pays développés. Ces pays ont connu des délocalisations d’activités, un déclin industriel et une déflation salariale. Pour contrer ces phénomènes, il faudrait lier les échanges commerciaux au respect de conditions de nature sociale, fiscale et environnementale. Un tel néoprotectionnisme ne viserait ni à bloquer la diffusion des connaissances scientifiques et techniques ni à entraver la liberté des investissements directs, non plus qu’à empêcher la libre circulation des matières premières industrielles et des biens d’équipement. Tous ces facteurs s’avèrent en effet essentiels tout autant au décollage des économies émergentes qu’au fonctionnement régulier des économies développées. Les objectifs seraient plutôt de dissuader les délocalisations en frappant de droits appropriés les productions importées en provenance des sites à bas coût du travail et de combattre la pratique de non-réciprocité. Il s’agirait d’inciter les entreprises à s’installer au sein des marchés territoriaux qu’elles entendent conquérir et de les placer dans des conditions de concurrence équivalentes à celles des entreprises appartenant à la zone protégée. 

: Mais les pays de petite et moyenne taille pourraient-ils s’assurer une telle protection commerciale?

: Individuellement, non. Ils ne disposent pas d’un marché suffisant, et ne peuvent éviter facilement les rétorsions commerciales. La solution consisterait à établir des marchés communs régionaux. Cette solution stimulerait durablement les relations commerciales entre voisins, resserrant les courants d’échanges sur une base territoriale. Elle encouragerait les entreprises des autres régions de la planète à venir s’implanter au sein de la zone commerciale protégée pour y réaliser leurs productions. Elle réduirait enfin les distances d’acheminement et, par voie de conséquence, les coûts économiques et écologiques induits par les circuits d’approvisionnement. Cependant, comme l’expérience de l’Union européenne le démontre, le bon fonctionnement de marchés communs exige une étroite coordination des politiques publiques nationales. Nous pourrons rediscuter du défi politique que cela soulève. Mais si l’on s’arrête pour l’instant aux moyens pouvant servir à poursuivre des politiques publiques efficacement agencées, on peut saisir l’intérêt que présentent les entreprises publiques et les entreprises sociales, dont certaines pourraient assumer conjointement des missions d’intérêt général à vocation régionale. 

: Et qu’en serait-il d’une contribution à la régulation d’une économie mondiale?

: On pourrait recourir aux entreprises publiques et aux entreprises sociales les plus importantes pour parvenir à une coordination croissante des politiques publiques nationales et régionales. On pourrait également faire appel à elles pour assurer le financement et la production de biens publics mondiaux. On peut penser à des biens essentiels comme l’eau, le logement, les soins de santé primaires, les services bancaires. Mais il pourrait aussi s’agir de nouveaux biens, liés à la quatrième révolution industrielle qui s’amorce sur la base du développement de l’intelligence artificielle. S’ajoutant à l’Internet de la communication, un Internet des objets est déjà en chantier, et certains prévoient la mise en place prochaine d’un Internet de l’énergie collectant et redistribuant l’énergie renouvelable produite à partir du solaire, de l’éolien, de la géothermie, de la biomasse et de l’hydroélectricité. Les conséquences ultimes de ces diverses évolutions demeurent toutefois incertaines. Les différents réseaux vont-ils être monopolisés et exploités par des firmes d’envergure mondiale comme les géants du Web, les Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft et autres. Ou seront-ils mis au service des populations par des sociétés d’utilité publique?

: L’assignation de missions de service public à des regroupements supranationaux d’entreprises publiques et d’entreprises sociales pourrait ainsi contribuer à l’émergence d’un nouvel ordre économique international.

: Certainement. Et parmi ces missions, l’une des prioritaires devrait toucher les pays en développement. Il s’agirait de soutenir la création d’entreprises publiques et de fonds d’investissement à caractère public dans les pays en développement afin de favoriser leur émergence économique. Car, s’il est vrai que l’on en trouve de nombreux dans les pays émergents, cela n’est malheureusement pas le cas dans la majorité des pays en développement. Après les indépendances, au début des années 1960, un bon nombre de ces pays se sont dotés d’entreprises publiques. Mais, mal contrôlées, mal gérées, et très peu performantes, ces entreprises se sont souvent transformées en gouffres financiers. Puis, dans le contexte du fort endettement qu’ont connu ces pays dans les années 1970, et sous la pression du FMI et de la Banque mondiale, elles ont été pour la plus grande part privatisées ou simplement liquidées. Depuis lors, des efforts de redressement ont été déployés et de nouvelles entreprises publiques ont été créées, mais les réussites sont mitigées. Quant aux fonds d’investissement à caractère public, ils ont été ou bien inexistants en raison d’une trop faible épargne et de l’absence de rente, ou bien consacrés à des dépenses de consommation, l’importation de biens alimentaires par exemple, et de prestige. Depuis 2018, le Venezuela, sombrant sous un régime populiste, donne un nouvel exemple d’un usage totalement inapproprié d’une rente pétrolière considérable et d’une gestion calamiteuse d’établissements publics. 

P : Pour de nombreux pays en développement, la création et la pérennisation de fonds d’investissement à caractère public et d’entreprises publiques posent donc des défis majeurs. 

L : Tout à fait, et cela tant en matière de ressources à mobiliser que de compétences techniques et gestionnaires à développer. Or, au cours des dernières années, les versements d’aide publique au développement en provenance des pays développés ou émergents ont fortement diminué. En outre, si un certain nombre d’entreprises publiques des pays développés ou émergents s’engagent à l’étranger, elles ne se préoccupent généralement pas du tout d’un transfert vers les pays hôtes. Elles proviennent majoritairement de pays, comme la Chine, dont les États soutiennent l’internationalisation de leurs entreprises publiques pour des raisons économiques et politiques : s’approprier des ressources naturelles ou des productions agricoles, ouvrir de nouveaux marchés à leurs entreprises nationales, accroître le prestige de leur pays et son influence dans l’arène internationale.

: On peut donc souhaiter que les pays développés ou émergents axent leur aide au développement sur la promotion d’entreprises publiques et d’entreprises sociales. 

: En effet. Des fonds d’investissement à caractère public de ces pays pourraient, par exemple, s’engager dans la cocréation de fonds d’investissement dans des régions regroupant des pays en développement présentant des conditions favorables afin d’y rendre disponible du capital de risque et de développement pour les entreprises nationales collectives et privées. Une telle approche se distingue tout autant de la philanthropie qui ne recherche pas de rendement financier que de l’investissement traditionnel qui ne s’intéresse qu’à celui-ci.   

: Bien. Il existe donc diverses avenues permettant potentiellement d’organiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, et d’aller ainsi au-delà de la propriété privée et du capitalisme. Cependant, encore nous faudrait-il pouvoir les emprunter. 

: La question se pose effectivement, et nous devrons l’aborder.    

Série 2. Entretien numéro 4

Propriété publique, propriété sociale

Philippe : Louis, au fil de nos trois derniers entretiens, nous avons entrepris une séquence qui porte sur les conditions indispensables à une transition vers un nouvel ordre humain qui pourrait succéder à la modernité. Selon vous, cette transition nécessite un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Et, à votre avis, le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Il ne s’agirait pas de l’abolir, mais bien d’aller au-delà, en organisant la répartition de la richesse et les rapports de propriété sur de nouvelles bases. Concernant la répartition de la richesse, il conviendrait, dites-vous, de redonner leur pleine progressivité aux impôts sur le revenu et les successions, et de les compléter par un impôt sur la propriété. Quant à la réorganisation des rapports de propriété, vous tablez sur trois avenues complémentaires : la cogestion des entreprises privées, la propriété publique et la propriété sociale. Nous avons abordé la cogestion, cette formule qui permet aux représentants des salariés d’exercer conjointement avec les représentants des actionnaires la gouvernance de l’entreprise privée. Il nous reste à explorer les deux autres avenues. Qu’en est-il de la propriété publique?

Louis : Au cours des deux derniers siècles, la propriété publique est passée par des phases relativement distinctes. Pendant longtemps, dans un contexte où prédominait l’idéologie du laisser-faire, l’intervention de l’État dans l’activité industrielle et commerciale a suscité de fortes résistances. Elle ne s’est finalement imposée que par la nécessité. Les gouvernements ont en effet été amenés à créer des entreprises publiques afin de produire des biens ou des services jugés essentiels pour la collectivité, mais qui n’étaient pas ou insuffisamment offerts par les entreprises privées. Ce fut le cas, pour des raisons hygiéniques, dans les secteurs de l’adduction d’eau et de la gestion des déchets et des eaux usées. Puis dans les industries naissantes de l’électricité, des transports, avec le chemin de fer, et des télécommunications, avec le téléphone. Au lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, le recours à la propriété publique s’est fait plus important. De nombreux États se sont alors dotés d’entreprises publiques à vocation industrielle et commerciale dans des secteurs clefs afin de relancer leur économie et d’en soutenir le développement. Et si ces entreprises ont été touchées par des vagues de privatisation impulsées par le néolibéralisme dans les années 1980-1990, elles ont regagné du crédit depuis le début du XXIe siècle.   

: Qu’est-ce qui explique ce dernier retournement?

: La progression des dragons et des tigres asiatiques puis des grands pays émergents a assurément joué un rôle. Leur évolution a démontré que le développement économique est plus que jamais le résultat des stratégies de développement et des politiques économiques successivement appliquées par les États. Toutefois, dans une économie largement mondialisée, les moyens d’action traditionnels reliés à la souveraineté économique sont devenus relativement moins efficaces, qu’il s’agisse de la gestion de la monnaie et des changes, des tarifs douaniers ou de la stimulation de l’offre ou de la demande. Dans ce contexte, les entreprises publiques se sont affirmées comme de puissants instruments économiques alternatifs, des instruments utilisés comme leviers pour le développement d’un tissu industriel diversifié. Elles mettent en œuvre des politiques publiques en matière d’exploitation de ressources naturelles, de production d’énergie, de développement économique régional, etc. Et elles offrent des produits d’un bon rapport qualité-prix aux entreprises et aux consommateurs, tout en générant des revenus pour l’État. Hydro-Québec, qui assure la production, le transport et la distribution de l’électricité au Québec, en est un bel exemple. 

: Ces entreprises, qui produisent et vendent des biens ou des services, assument donc une fonction commerciale, tout en étant au service de l’intérêt général.

: Effectivement, ce sont des organisations hybrides. Elles doivent concilier les exigences de la mission publique qui leur est confiée, les caractéristiques de fonctionnement du secteur dans lequel elles interviennent et les principes de management qui assurent leur efficacité et leur compétitivité. Elles sont tenues d’obéir à la fois à une logique étatique, qui suppose un pilotage stratégique et un contrôle exercés par l’État, et à une logique de marché, qui nécessite une autonomie de gestion. Comme les entreprises privées, elles ont avantage à instaurer à l’interne un management participatif qui favorise la contribution des employés. Quant à leur gouvernance, elle gagne à associer aux mandataires de l’État-actionnaire des représentants des parties prenantes issues des employés, du monde de l’entreprise, de la société civile et des clients ou usagers.   

: Ces caractéristiques qui distinguent les entreprises publiques en font à votre avis des instruments pouvant potentiellement favoriser un dépassement du capitalisme. 

: En effet. Par leurs particularités, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt général, les entreprises publiques peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Elles pourraient également jouer un rôle majeur dans la régulation économique, tout autant sur le plan national, régional que global. De telles contributions supposent toutefois qu’elles évitent de se laisser enfermer dans une logique strictement financière. Ces contributions impliquent aussi qu’elles apprennent à se lier en réseau et à agir de façon concertée, au-delà de leur domaine industriel particulier. Nous pourrons examiner plus à fond ces perspectives, mais je voudrais auparavant aborder la question de la propriété sociale.

: Bien. Qu’en est-il alors de ce dernier type de propriété?

: La propriété sociale emprunte plusieurs formes : coopérative, mutuelle, organisme à but non lucratif, association exerçant des activités économiques, etc. Elle comprend une multitude d’organisations qui ont été mises sur pied au cours des deux derniers siècles dans le but de répondre à des besoins non satisfaits par le marché et l’État. Ces organisations interviennent dans de multiples domaines : agriculture et agroalimentaire, foresterie, épargne et investissement, environnement, recyclage, commerce équitable, tourisme social et alternatif, éducation, santé, accueil des itinérants, logement social, banque alimentaire et resto populaire, insertion au travail, etc. Regroupées aujourd’hui sous l’appellation « économie sociale et solidaire », elles prônent toutes des valeurs communes : finalité de services aux membres ou à la collectivité plutôt que profit, autonomie de gestion, processus de décision démocratique, primauté des personnes et du travail sur le capital, répartition des revenus. Bien sûr, ces valeurs s’incarnent plus ou moins dans leur pratique. Et il peut toujours y avoir des dérives : des mutuelles et des banques coopératives qui se prennent au jeu de la spéculation financière, des entreprises collectives dont les dirigeants mettent à mal les valeurs démocratiques en confisquant le pouvoir, des associations qui se font instrumentaliser par l’État pour offrir des services de bas de gamme aux plus pauvres. 

: En admettant qu’elles évitent ces dérives, en quoi les organisations de l’économie sociale et solidaire pourraient-elles favoriser un dépassement du capitalisme?   

: Elles représentent assurément un potentiel émancipateur pour les individus, les quartiers et les régions qui s’y engagent. Elles composent également un espace d’expérimentation pour des innovations qui peuvent être ensuite généralisées. Il en est allé ainsi au XIXe siècle alors que les mutuelles et les coopératives ont dégagé et expérimenté plusieurs des bases constitutives des systèmes de sécurité sociale qui ont été par la suite mis en œuvre par les États occidentaux. L’économie sociale et solidaire dispose actuellement d’un poids relativement appréciable. Au Québec, par exemple, elle comprend environ 11 200 entreprises qui, ensemble, génèrent un chiffre d’affaires de quelque 48 milliards de dollars et comptent près de 220 000 employés. Dans les décennies à venir, elle pourrait jouer un rôle conséquent dans l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable. En coordonnant leur action avec celle d’entreprises publiques, des entreprises d’économie sociale peuvent exercer un leadership dans certains secteurs stratégiques, comme celui de la finance, par exemple. 

: Mais, en quoi le secteur de la finance est-il stratégique dans une perspective de dépassement du capitalisme? Et que peuvent y faire des entreprises d’économie sociale?

: Que les rapports de propriété soient ou non capitalistes, aucune économie nationale ne peut connaître son décollage non plus que son plein développement sans un système financier efficace, bien ancré dans le territoire et au service de la création d’entreprises performantes aux plans économique, social et environnemental. Historiquement, les entreprises se sont financées par l’entremise des banques ou sur les marchés boursiers. Mais au cours des dernières décennies, avec la financiarisation de l’économie, l’investissement à court terme et la spéculation sont devenus la norme. Les banques se sont dotées de filiales qui se comportent comme tout autre établissement d’investissement. À la recherche de valorisations rapides et refusant tout engagement à l’égard de l’entreprise, les marchés financiers ont cessé de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Heureusement, d’autres agents financiers continuent à donner une finalité productive à l’épargne, et à s’engager durablement dans le capital des entreprises. 

: De quels agents s’agit-il?

: Des banques coopératives, bien sûr, qui sont implantées et impliquées localement, et dont la mission première est la promotion des intérêts de leurs membres, qui sont également leurs clients. Mais d’autres acteurs interviennent aujourd’hui. Je veux parler des fonds d’investissement à caractère public qui se sont multipliés depuis le début des années 2000, particulièrement dans les pays dotés de matières premières essentielles et abondantes, comme le pétrole, ou dans les pays émergents comme la Chine. Ces fonds sont alimentés de diverses façons : par le produit de rentes, pétrolières, minières, forestières ou agricoles, ou encore par l’épargne publique canalisée dans les réserves pour les retraites, par exemple. Au-delà de la création de valeurs, ces fonds, mis au service de stratégies d’émergence économique, permettent de canaliser les capitaux vers des investissements productifs à long terme et de résister à la volatilité des marchés internationaux. 

: Et quelle est la relation entre les fonds d’investissement à caractère public et l’économie sociale?

: C’est que ces fonds sont de différents types. Outre les fonds souverains ou semi-souverains, qui sont des entreprises publiques, il existe des fonds qui relèvent de l’économie sociale. C’est le cas au Québec, où l’on trouve à côté d’Investissement Québec et de la Caisse de dépôt et placement du Québec des fonds syndicaux d’investissement qui font appel à l’épargne de la population. Ces divers fonds collaborent régulièrement à la réalisation de projets d’investissement. J’y reviendrai lors de notre prochain entretien alors que nous examinerons plus à fond les contributions possibles des entreprises publiques et des entreprises sociales à un dépassement du capitalisme.

Série 2. Entretien numéro 3.

Dépasser la propriété privée

Philippe : Louis, notre nouvelle série d’entretiens a pris un tour nouveau par rapport à la première. Sans donner dans la science-fiction, nous nous sommes tout de même projetés dans le futur. Nous avons tenté de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Puis, nous avons commencé à nous intéresser aux conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Lors de notre dernier entretien, nous avons abordé le premier de ces dépassements. Vous avez retracé un certain nombre d’éléments concernant les origines et la nature du capitalisme. Mais qu’en est-il de son dépassement?

Louis : Pour répondre à cette question, je crois qu’il nous faut d’abord préciser ce que dépasser veut dire. Dépasser, c’est aller au-delà. Ce n’est ni abolir l’existant, ni simplement l’amender ou le corriger. 

: Voyons cela. 

: L’abolition pure et simple du capitalisme n’aurait par elle-même aucune chance de faire surgir du nouveau. De plus, plusieurs de ses composantes remplissent des fonctions absolument essentielles pour toute économie développée. On ne saurait supprimer les entreprises qui assurent la production et la livraison des biens et des services, non plus que les institutions qui fournissent le capital nécessaire à l’investissement. On ne serait pas plus en mesure de se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus. Et si l’on cherche à aller au-delà et non à régresser en deçà du capitalisme, le développement technologique demeure nécessaire non seulement pour l’amélioration du bien-être des populations et l’enrichissement de leur vie, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine naturel.

: Et pourtant, vous affirmez que le dépassement du capitalisme ne peut se borner à l’amender!

: Effectivement. Au cours des deux derniers siècles, d’importantes corrections ont été apportées au fonctionnement du capitalisme afin d’en atténuer les effets les plus négatifs. Car l’idée qu’une économie basée sur la liberté individuelle et la concurrence peut assurer la croissance et le progrès pour tous est fortement contestée depuis longtemps. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les syndicats et les partis progressistes ont poussé les États à poser les bases du droit social par l’adoption de lois relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs. Ils ont revendiqué des droits sociaux visant à asseoir une meilleure répartition des richesses et à corriger les inégalités. Après la Seconde Guerre mondiale, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Mais, d’une part, ces progrès se révèlent relativement précaires lorsque les conditions changent. On a pu le constater au cours des dernières décennies, alors que l’État social a été mis en cause par une offensive néolibérale dans un contexte de crises économiques et financières, et d’accélération de la mondialisation. D’autre part, et surtout, si les correctifs apportés au fonctionnement du capitalisme permettent d’atténuer certains de ses effets négatifs, ils n’en changent pas la nature fondamentale.

: Alors, qu’en est-il d’un dépassement qui ne serait ni abolition, ni simple correction?

: Eh bien, je crois que le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Le droit de propriété constitue le socle du capitalisme. Le libéralisme économique le présente comme un droit naturel et inviolable, qui serait garant du respect des efforts individuels consentis par chacun. Trois objections décisives peuvent être opposées à cette thèse. Premièrement, les droits sont issus de la loi civile et non de la nature. La nature peut produire tout autant de la force et de la rivalité que de l’entraide et de la solidarité, mais c’est la loi qui crée du droit. Les droits n’existent pas indépendamment du politique. Avant de veiller à leur protection, le politique établit les droits, ce qui se fait dans nos sociétés modernes au terme d’un processus délibératif démocratique. Deuxièmement, les droits individuels reconnus n’ont pas un caractère absolu. Le bien commun peut et doit prévaloir. Et, contrairement à ce que prétendent les libertariens américains, le bien commun ne saurait être réduit à la règle permettant d’organiser la compatibilité des choix individuels. La justice ne saurait non plus se résumer à une conduite qui s’abstient, par intérêt bien compris, de porter atteinte aux droits d’autrui. Troisièmement, l’accumulation de biens n’est jamais le simple résultat des efforts individuels. Elle est toujours le fruit d’un processus social, qui dépend notamment des connaissances accumulées par l’humanité, des infrastructures publiques existantes et de la division sociale du travail qui correspond à la répartition des activités de production entre différentes entités spécialisées dans des domaines complémentaires.

: Le dépassement de la propriété privée serait donc légitime. Mais en quoi consisterait-il précisément?

: Dépasser, je le répète, ne signifie ni abolir, ni simplement corriger, mais aller au-delà. Il n’est évidemment pas question de supprimer la propriété privée des biens qui permettent à chacun de conduire sa vie de façon autonome. Il s’agit d’organiser les rapports de propriété et la répartition de la richesse sur de nouvelles bases. Parlons d’abord de la répartition de la richesse. Au cours du XXe siècle, de nombreux pays ont institué des impôts progressifs sur les revenus et les successions, les taux s’accroissant en fonction de la valeur de l’élément imposé. Malheureusement, ces impôts ont été réduits et ont perdu une bonne partie de leur progressivité à l’occasion de l’avancée néolibérale. Il faudrait non seulement moduler à nouveau ces impôts et les réorienter à la hausse, mais les compléter par un impôt sur la propriété. Car, chez les plus riches, le revenu ne représente qu’une fraction insignifiante du patrimoine. Or, si l’on taxe assez souvent le patrimoine immobilier, les actifs financiers ne sont pas pris en compte. De plus, les taxes foncières sont établies de façon proportionnelle à la valeur des biens quelle que soit l’ampleur des détentions individuelles. Il conviendrait d’appliquer des taux progressifs dépendant du montant total des actifs, nets de dettes, détenus par une personne. Cela permettrait de diminuer fortement les prélèvements sur tous ceux qui détiennent des patrimoines modestes ou qui, affectés d’une hypothèque, sont en voie d’accéder à la propriété. Il serait enfin requis de supprimer les taxes indirectes, comme la taxe sur la vente des produits et des services, qui sont extrêmement régressives.

: Qu’en est-il maintenant de la réorganisation des rapports de propriété?

: Nous abordons là le point capital, la voie pouvant rendre effectivement possible le dépassement du capitalisme et l’émergence d’un nouveau modèle de développement économique qui soit au service des humains et respectueux de la nature. Il s’agit de transformer le système fondé sur la propriété privée des entreprises et la toute-puissance des actionnaires. Trois avenues complémentaires se présentent pour démocratiser les processus décisionnels : la propriété publique, la propriété sociale et la cogestion des entreprises privées. Nous pourrons traiter ultérieurement et minutieusement de la nature et de l’importance des propriétés publique et sociale. Cependant, je désire examiner d’abord la question de la cogestion des entreprises privées. Comme l’expérience soviétique l’a amplement démontré, il n’est absolument pas souhaitable de concentrer la propriété au sein d’un État bureaucratisé. On a tout avantage à conserver des entreprises privées, notamment en raison de leur capacité d’innovation en matière de produits, de procédés et de gestion, et de la réactivité que leur confère leur autonomie. Mais encore faut-il revoir leur gouvernance afin qu’au-delà de la recherche de profit, elles contribuent au bien-être général.

: Et c’est pour ce faire que vous proposez leur cogestion.

: Oui, tout au moins pour les grandes entreprises, car elles influencent largement les orientations qui sont données aux économies nationales ainsi qu’à l’économie internationale. Les pays germaniques et nordiques possèdent déjà une riche expérience en la matière. En Allemagne, en Autriche, en Suède, au Danemark et en Norvège, les représentants des salariés ont entre le tiers et la moitié des sièges et des droits de vote au sein des conseils d’administration des entreprises. Malgré la disproportion qui restreint leur influence, les administrateurs choisis par les salariés ont accès aux mêmes informations que les administrateurs choisis par les actionnaires, participent comme eux à la définition des stratégies de long terme de l’entreprise ainsi qu’à la nomination et à la surveillance de l’équipe dirigeante. Ce mode de gouvernance, qui n’empêche pas les processus de négociations collectives, a permis de limiter le pouvoir des actionnaires et la prépondérance des intérêts financiers de court terme. Il a par surcroît favorisé l’essor d’économies nationales plus productives et moins inégalitaires.  

: On pourrait donc chercher à parfaire ce mode de gouvernance et à le généraliser.    

: Oui. Cependant, il faut savoir que cela ne sera pas une mince affaire. Attribuer une part substantielle des droits de vote aux salariés représente une remise en cause assez radicale de la notion même de propriété privée. Suivant l’entendement commun, la propriété privée implique en effet le droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose de manière propre, exclusive et absolue. Les actionnaires et les propriétaires se sont d’ailleurs toujours opposés très vivement à la cogestion, y compris dans les pays germaniques et nordiques. Et si en ces pays elle a pu être imposée par l’État, ce n’est qu’à la suite de luttes sociales et politiques intenses, des luttes qui ont du reste été menées dans des circonstances historiques favorables. 

: Nous aurons sûrement l’occasion de revenir sur cette question des luttes et des circonstances pouvant favoriser l’instauration d’une cogestion. Mais il nous reste auparavant à explorer les deux autres avenues permettant de réorganiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, à savoir la propriété publique et la propriété sociale.  

Série 2. Entretien numéro 2.

La nature du capitalisme

Philippe : Louis, notre dernier entretien a porté sur la question d’un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Après en avoir esquissé les contours, vous avez insisté sur la nécessité de mettre progressivement en place les conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Comme ces dépassements sont de natures différentes, je crois qu’il nous faut les examiner tour à tour, tout en considérant au fur et à mesure les liens qui existent entre eux. Je vous propose de nous questionner en premier lieu sur le dépassement de l’économie capitaliste. Et peut-être même d’abord sur ce qui caractérise cette économie capitaliste.

Louis : C’est une très bonne idée, car certaines caractéristiques sont souvent attribuées à tort au capitalisme. Ainsi de la commercialisation de l’économie, qui a pourtant débuté il y a plusieurs milliers d’années, à la faveur de la révolution urbaine qui a permis le développement d’activités manufacturières et marchandes ainsi que la formation de réseaux d’échange. Au début de l’ère commune, un véritable système-monde afro-eurasien s’est mis en place. À la suite de la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a été pratiquement absente de ce grand commerce, entre le IVe et le XIIe siècle environ. Mais sur ces huit siècles, le reste du continent eurasien a connu au contraire une expansion inédite du commerce lointain. Ce commerce a été structurant pour les sociétés qui l’ont pratiqué. Il en a été ainsi de la Chine, qui a occupé une position centrale dans les échanges pendant plus d’un millénaire. Entre le VIIe et le IXe siècle, la Chine a expérimenté des changements institutionnels significatifs: une extension territoriale des marchés locaux, une commercialisation des biens de première nécessité organisée sur une base nationale, et une émergence des marchés de facteurs de production, c’est-à-dire des marchés du travail, de la terre et du capital. Plus tard, entre 1600 et 1800, certaines régions de la Chine, du Japon et de l’Europe ont vécu une intensification marquée de l’activité économique.

: Plusieurs sociétés eurasiennes ont donc connu des périodes d’activité économique intense et de croissance bien avant l’avènement du capitalisme. Mais alors, comment expliquer cet avènement et le fait qu’il soit advenu en Europe?

: Le principal facteur tient à ce que l’Europe a pu franchir l’obstacle sur lequel butaient les régions les plus économiquement développées, soit le fait que le sol disponible était de plus en plus insuffisant pour assurer à la fois la production de la nourriture, la culture des plantes à fibres utilisées pour fabriquer les tissus, les cordages et le papier, et la plantation des arbres fournissant l’énergie et les matériaux de construction. Le prodige européen a résulté avant tout des rapports de domination et d’exploitation que l’Europe de l’Ouest a su imposer au Nouveau Monde. Ces rapports lui ont assuré un approvisionnement avantageux et continu en produits intensifs en facteur terre : coton, sucre, et par la suite grains, bois, viande et laine. Le prodige a été également permis par des innovations technologiques dans le secteur énergétique, dont celles associées à la machine à vapeur. Conjointement à l’exploitation des Amériques, le passage aux combustibles fossiles a permis un transfert d’activités vers l’industrie en Grande-Bretagne d’abord, puis ailleurs en Europe. Et sur cette base, l’Europe occidentale a pu s’inscrire dans une nouvelle trajectoire de développement économique qui lui a assuré une croissance continue.   

: D’autres facteurs ne sont-ils pas intervenus?

: Oui, il est clair que d’autres phénomènes ont compté. Le capitalisme ne surgit pas tout armé de la révolution industrielle. Il a pris racine quelques siècles auparavant. La dissociation de l’économique et du politique qui s’est opérée très tôt en Europe a rendu possible l’instauration de garanties légales entourant la propriété privée. Cela a pu inciter les marchands à investir dans la sphère de la production en vue d’accumuler du capital. La connivence entre marchands et appareil d’État a d’ailleurs été au cœur de la construction du capitalisme européen, comme on a pu le voir dans les cités-États, telles Venise et Gênes. On doit également rappeler l’existence d’une concurrence interétatique intense dans l’espace européen qui, forçant les États à investir dans les technologies militaires pour s’assurer que leur armement était à la hauteur de celui de leurs ennemis, les a dotés d’une capacité à projeter leur puissance partout dans le monde. Cela a fait en sorte que ce furent les navires et les compagnies commerciales appartenant à des Européens qui s’approprièrent la plus grande partie de la valeur ajoutée générée par l’expansion du commerce mondial au XVIIIe siècle. Le marché extérieur a ainsi joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la révolution industrielle non seulement du fait qu’il a été source de capitaux et de matières premières, mais parce qu’il a fourni les débouchés indispensables aux productions à grande échelle. De plus, grâce à sa domination des Amériques, l’Europe a pu exporter ses populations excédentaires, réduisant du même coup les problèmes dus à une densité de population trop élevée. 

:  Profitant de ces divers facteurs, le nouveau capitalisme a donc pu s’affirmer à partir du XIXe siècle. Quelles sont les principales caractéristiques qui font son originalité? 

: Le capitalisme requiert la propriété privée. Il suppose évidemment le capital, un capital orienté vers l’accumulation et qui s’investit donc productivement. Il implique forcément des entreprises et des salariés qui assurent sur une base continue la production de biens et de services. Il comprend également des marchés concurrentiels qui se régulent à très court terme par les prix, mais à court et à moyen terme par la mobilité des travailleurs et du capital. Ces marchés sanctionnent l’activité des entreprises, qui sont ainsi soumises à la contrainte de rentabilité, ce qui les oblige à la recherche de gains de productivité, à l’innovation et à l’expansion permanente. Cela explique que le capitalisme manifeste une tendance à la généralisation de l’échange marchand et à l’extension du salariat.

: Ces diverses caractéristiques ont tout de même dû varier passablement au cours des deux derniers siècles?

: Tout à fait. Et ces variations ont été particulièrement marquées à des moments où se sont conjuguées une crise économique et des innovations technologiques majeures. La fin du XIXe siècle a connu une telle combinaison. Alors que se déroule une longue dépression économique, qui dure de 1873 à 1896, on assiste à la deuxième révolution industrielle, qui repose sur l’utilisation de nouvelles sources d’énergie, l’électricité et le pétrole, et enclenche le développement des industries sidérurgique, chimique, de transport et de communication. Pour maintenir leurs profits face à la crise et profiter des innovations, les entreprises se concentrent. La création des grandes entreprises s’accompagne de l’approfondissement de la division du travail avec l’essor de l’organisation scientifique du travail instaurée par Taylor et développée, entre autres, par Ford. Grâce à la standardisation, à la mécanisation et à l’accélération des cadences, on produit beaucoup plus et à moindre coût. Cela permet une production de masse et génère d’importants gains de productivité. La création des grandes entreprises s’accompagne aussi de la constitution d’un capitalisme financier, avec les banques et le marché boursier qui drainent l’argent à une échelle sans précédent et valorisent le rendement de l’investissement. Comme vous pouvez le remarquer, le parallèle est frappant avec ce qui est advenu à la fin du XXe siècle : une crise structurelle majeure qui a duré quelque vingt ans, la mondialisation des marchés et de la production, la financiarisation de l’économie, une troisième révolution industrielle qui démarre avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.

: Au-delà de ces caractéristiques du capitalisme et de leur variation, que penser des arguments qui lui servent de justifications? 

: On trouve ces arguments dans le libéralisme économique, qui entend fonder l’économie sur la liberté individuelle. Cette doctrine admet la recherche de l’enrichissement individuel, attendu que la conjonction des intérêts particuliers doit supposément aboutir naturellement au bien commun. Elle considère que le fonctionnement d’un marché réglé par la concurrence favorise la croissance de la production et son efficacité. Soutenant le laisser-faire et le libre-échange, elle anticipe un codéveloppement des économies nationales et une pacification par le commerce.

: Ces arguments apparaissent pour le moins contestables. 

: En effet. Il est vrai que le capitalisme offre formellement à chacun la liberté d’entreprendre et celle de poursuivre son intérêt personnel et ses fins propres dans la sphère des rapports marchands. Mais, si tous sont formellement égaux, chacun pouvant en principe entrer en compétition avec tous les autres, certains accaparent le pouvoir économique, alors que la majorité des personnes contrôlent peu ou pas leurs conditions d’existence. Concernant la croissance de la production et son efficacité, bien que le capitalisme valorise l’innovation et assure un développement économique fabuleux, il ignore en revanche la mesure. Les marchés sont prêts à satisfaire ou à susciter n’importe quelle demande, quelles qu’en soient les effets pervers sur les plans humain et environnemental. En outre, peu régulés, ils déclenchent des crises économiques dévastatrices. Quant au laisser-faire et au libre-échange, je vous rappelle que l’action de l’État a toujours été cruciale dans la construction d’un capitalisme national. Les interventions sont multiples, depuis les garanties légales offertes à la propriété privée et la structuration des marchés, jusqu’à la conquête des marchés extérieurs, en passant par la stimulation et de protection des industries nationales. Et, bien sûr, le doux commerce n’a pas empêché les guerres, quoique qu’il ait pu avoir des effets pacificateurs.

: Ce rappel de la nature du capitalisme était sans doute opportun pour nous permettre d’aller plus loin. Mais je vous avoue que j’ai hâte que nous discutions de son dépassement.

Série 2. Entretien numéro 1.

L’esquisse d’un monde postmoderne

Philippe : Louis, au cours de notre première série d’entretiens, nous avons appliqué quelques principes qui sont à la base de votre lecture de l’histoire de l’humanité. L’un de ces principes, le déterminisme partiel, établit que la succession des types de société qui ont existé est le résultat de tendances, découlant elles-mêmes de l’évolution des conditions matérielles et sociales dans lesquelles l’humanité s’est trouvée. Vous précisez toutefois que ces tendances ne s’imposent pas de façon nécessaire, mais interviennent comme des conditions de possibilité. Que l’avenir soit ainsi partiellement indéterminé implique qu’il y a des choix possibles. Et sous la modernité, comme vous l’avez souligné, ces choix pourraient être davantage réfléchis. Cela soulève évidemment la question des valeurs. Car, sans valeurs sur lesquelles se fonder, on ne saurait juger du cours des choses non plus qu’orienter notre agir. Admettons que nous options pour un nouveau type de société qui réponde davantage à notre aspiration à la liberté, tout autant individuelle que collective, et à l’accomplissement de soi. Avant même de s’assurer des possibilités de concrétiser un tel projet et d’en cerner les voies de réalisation, ne faudrait-il pas en préciser quelque peu les contours? Et comment le faire autrement qu’en ayant recours à notre imagination?

Louis : Vous avez sans doute raison. Je veux bien essayer, mais sans donner dans la science-fiction. Non seulement parce que j’en serais incapable, mais aussi parce que ce type d’exercice d’anticipation ne fait souvent que projeter dans un futur imaginaire les caractéristiques plus ou moins retouchées de mondes passés. Tentons plutôt de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. 

: D’accord, allons-y de cette façon. Quelle esquisse du nouvel ordre tracez-vous alors?

: De toute évidence, l’économie capitaliste aura été profondément remaniée et un modèle de développement fondé sur le développement durable se sera imposé. Non seulement les marchés, toujours présents, seront davantage régulés, mais de nouveaux acteurs se seront affirmés : les grands fonds d’investissement publics domineront les marchés financiers, et les entreprises publiques et les entreprises collectives prévaudront dans les principaux secteurs de la production des biens et des services, orientant la recherche et le développement. Le rapport au travail aura été profondément bouleversé. Les formidables gains de productivité permis par les avancées en automatisation et en informatique auront fait en sorte que la répartition du peu de travail nécessaire restant aura remplacé le plein emploi comme objectif primordial. Et grâce aux nouvelles sources d’énergie qui auront été découvertes et à l’abondance de la richesse que leur exploitation permettra de produire, un revenu d’allocation universelle aura été un peu partout instauré, assurant à chacun son autonomie financière.

: Et qu’en sera-t-il sur le plan politique?

: Des institutions régionales et mondiales assumeront sans doute une part des fonctions de gouvernance qui étaient autrefois exercées par les États-nations. Outre les règles contraignantes qu’elles appliqueront en matière de gestion des conflits dans le but de garantir la paix, ces institutions mettront en œuvre des mesures de partage de ressources sous la condition que les États respectent les droits reconnus comme universels par la communauté internationale. Il est également manifeste que par une éducation plus critique et l’action de nombreux regroupements de journalistes et de chercheurs, les populations seront habilitées à mieux déceler les informations fallacieuses (fake news) et à participer de façon plus éclairée aux diverses formes de démocratie participative qui coexisteront à différents niveaux avec les systèmes de démocratie représentative.

: Ce monde n’apparaît-il pas un peu paradisiaque? 

: Non, je ne crois pas. Il ne représenterait certainement pas un progrès absolu. À l’instar des mondes qui l’ont précédé, il serait marqué d’ambivalences et de contradictions. Mieux équilibrées et plus efficaces, les institutions internationales n’en seraient pas moins sous l’influence prépondérante des grands États, et les entreprises basées dans ces derniers domineraient toujours largement les marchés. Les populations, de plus en plus métissées, interviendraient davantage dans les différents espaces publics, mais, vraisemblablement, les discussions seraient parfois aussi stériles qu’acharnées, et la tolérance demeurerait souvent toute relative. Et si, dans leur ensemble, les individus auraient incontestablement de meilleures possibilités de se réaliser, ils sombreraient éventuellement facilement dans la passivité, étant plus que jamais aux prises avec la recherche d’un sens à donner à leur vie et à leur activité. 

: Avant de vous interroger à propos de cette description d’un nouvel ordre humain, il me vient une question préalable. Pour éviter d’avoir à utiliser constamment des périphrases et faciliter ainsi notre discussion, comment pourrions-nous désigner provisoirement ce monde? 

: Eh bien! Je crois que malgré le galvaudage qu’a subi la notion de post-modernité, je la retiendrais. À tout prendre, le qualificatif postmoderne sied bien à un monde succédant au monde moderne, et dont on ne peut qu’ébaucher quelques grandes caractéristiques sans pouvoir imaginer la façon dont il pourrait évoluer. 

: Entendu. J’en reviens à présent à votre esquisse. Malgré ses insuffisances ou ses imperfections potentielles, le monde postmoderne que vous projetez semble tout de même souhaitable. Mais a-t-il quelque chance que ce soit d’advenir?

: Pour l’apprécier, nous pouvons nous référer aux transitions passées. Je vous rappelle en premier lieu que les quelques changements fondamentaux qu’ont connus les sociétés dans l’histoire ont tous été de l’ordre de processus s’étalant dans le temps et non d’événements singuliers. C’est ainsi que ladite Révolution néolithique a consisté dans un processus lent qui s’est écoulé sur plusieurs millénaires, et non dans une série d’événements qui auraient opposé brutalement deux ordres humains. Il en a été de même de la transition entre l’ordre néolithique et l’ordre prémoderne, que l’on a qualifiée de Révolution urbaine, mais qui s’est jouée sur quelques millénaires. Quant au passage à la modernité, on sait qu’il s’est effectué sur quelques centaines d’années pour l’Occident, et qu’il est toujours en cours dans la majorité des sociétés actuelles. Pour faire advenir le monde postmoderne que nous espérons, il nous faut donc savoir inscrire notre action dans le temps. Il nous faut savoir distinguer les possibilités d’action envisageables à tel ou tel moment d’avec le but ultime que nous poursuivons et que nous ne pourrons atteindre que par des réalisations partielles. 

: Cette leçon que vous tirez du passé vous semble-t-elle aujourd’hui communément admise?   

: Malheureusement, non. Il y a bien sûr les gauchistes, dont j’ai déjà parlé dans des entretiens antérieurs, qui se perdent dans la pensée magique. Mais ils ne sont pas les seuls. Rappelez-vous tous ces propos et ces discours véhéments lus ou entendus à l’occasion du récent Grand Confinement. Rattachant de façon plus ou moins appropriée la pandémie du coronavirus à leur cause de prédilection (défense de l’environnement, véganisme, lutte contre le néolibéralisme, le productivisme et la mondialisation, etc.), plusieurs ont voulu voir dans la crise sanitaire mondiale une opportunité d’inventer une nouvelle vie. Bien sûr, la sortie de crise est susceptible de s’accompagner de l’adoption de mesures favorables dans certains domaines : une meilleure prévention en santé publique, de meilleurs services publics pour les personnes âgées, un essor de l’économie de proximité visant, entre autres, l’achat local en alimentation, une demande réduite en transport grâce à une plus grande utilisation du travail à distance (télétravail et visioconférence, télémédecine), etc. Toutefois, même si la crise sanitaire et ses suites amènent plus de gens à repenser le rapport à la nature et le modèle de développement économique existants, ces réalités ne vont pas changer du jour au lendemain. 

: Mais certains phénomènes ne peuvent-ils pas servir de catalyseurs ou d’accélérateurs? Je pense à l’accroissement des dégâts écologiques qui met la planète en danger, à l’accentuation des déséquilibres économiques qui précipite l’économie mondiale de crise en crise, à l’amplification des inégalités qui malmène le tissu social des sociétés. Ces phénomènes ne peuvent-ils pas insuffler une volonté irrésistible de changement? 

: Cela apparaît effectivement possible, mais à terme seulement. Car ces phénomènes n’ont, heureusement, pas atteint jusqu’ici une ampleur considérable au point où leurs effets dévastateurs en seraient devenus intolérables. Cependant, nous ne sommes, malheureusement, pas à l’abri d’une crise systémique qui irait jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, ou d’une forte amplification du dérèglement climatique qui multiplierait les catastrophes naturelles majeures. D’autre part, suivant la nature des institutions et de la culture politiques ainsi que le degré de vitalité de la société civile, les désastres peuvent susciter tout autant des troubles et des révoltes funestes que l’affirmation d’une volonté de changement. Par ailleurs, comme je l’ai maintes fois souligné, si la volonté est le ressort de l’action, seule une volonté fondée sur le possible peut faire advenir ce possible.

: Vous réaffirmez là votre principe d’un déterminisme partiel. 

: Effectivement. C’est le deuxième enseignement que nous pouvons dégager des transitions passées : l’émergence d’un nouvel ordre humain ne saurait simplement tenir à un effort révolutionnaire tirant parti de la crise de l’ordre existant, sans que les conditions matérielles et sociales du nouvel ordre n’existent. Il nous faut donc cerner les conditions indispensables au passage à un monde postmoderne, et œuvrer à leur mise en place. Ces conditions sont de natures multiples et différentes puisqu’elles doivent ensemble rendre possible un dépassement de l’économie capitaliste et de l’État-nation, ainsi que des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre.

: Le questionnement concernant ces diverses conditions pourra certainement faire l’objet de plusieurs de nos prochains entretiens.

Les entretiens imaginaires. Série 2 : La postmodernité.

Les entretiens imaginaires. Série 2 : La postmodernité

La pandémie du coronavirus COVID-19 a multiplié le nombre de ceux qui se questionnent sur les changements profonds que nos sociétés devraient effectuer. Ce concours de circonstances m’a incité à composer une deuxième série d’entretiens imaginaires, qui revêt un caractère un peu plus audacieux. Ayant davantage recours à l’imagination, j’ai tenté de préciser les contours d’un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, et d’en cerner les voies de réalisation. Ces entretiens imaginaires sont toujours conduits par mon alter ego fictif, Philippe. Leur transcription me permet d’offrir à nouveau des textes à la fois brefs, interreliés et empruntant la forme dynamique d’une conversation.

Entretien numéro 1
L’esquisse d’un monde postmoderne

« Que l’avenir soit partiellement indéterminé implique qu’il y a des choix possibles. Mais quels seraient les contours d’un nouveau type de société qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en répondant davantage à notre aspiration à la liberté, tout autant individuelle que collective, et à l’accomplissement de soi? » Premier d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 2
La nature du capitalisme

« La transition vers un ordre postmoderne implique un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Qu’en est-il de cette économie capitaliste qu’il nous faudrait dépasser? » Deuxième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 3
Dépasser la propriété privée

« Au cours des deux derniers siècles, certains ont tenté d’abolir purement et simplement le capitalisme, alors que d’autres ont cherché à apporter des correctifs à son fonctionnement afin d’en atténuer les effets les plus négatifs. Les premiers ont connu un échec retentissant. Les seconds ont réalisé des progrès indéniables, mais qui se sont révélés relativement précaires, et qui, surtout, n’ont pas ébranlé le fondement du capitalisme. Comment aller au-delà de la propriété privée? Comment organiser sur de nouvelles bases les rapports de propriété et la répartition de la richesse? » Troisième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 4
Propriété publique, propriété sociale

« Dépasser le capitalisme suppose d’organiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases. La cogestion des entreprises privées pourrait être un des moyens d’y parvenir. Mais qu’en est-il de la propriété publique et de la propriété sociale? En quoi leurs caractéristiques pourraient-elles leur permettre de devenir le pivot de la transition vers une économie au service d’un ordre postmoderne? » Quatrième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 5
L’apport des entreprises publiques et des entreprises sociales au dépassement du capitalisme

« En raison de leurs caractéristiques, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt collectif ou général, les entreprises publiques et les entreprises sociales peuvent prendre en compte le long terme et créer les conditions d’un développement économique durable. Quel rôle pourraient-elles jouer dans la régulation d’un nouvel ordre économique, tant sur le plan national, régional que mondial? » Cinquième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 6
Dépasser l’État-nation

« Un profond remaniement de la répartition de la richesse et des rapports de propriété suppose d’une part, la constitution d’ensembles régionaux, capables de mettre en œuvre des politiques économiques communes, et d’autre part, une collaboration entre ces ensembles. Que signifieraient de telles coopérations pour les États et leur souveraineté? » Sixième d’une série d’entretiens imaginaires portant sur une postmodernité envisageable.
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Entretien numéro 7
Surmonter les crises et amorcer les transitions

« Des crises économiques et environnementales majeures se profilent à l’horizon. Elles sont susceptibles de susciter tout autant des troubles et des révoltes funestes que l’affirmation d’une volonté de changement. Elles peuvent ou bien nourrir l’hostilité entre les pays, ou bien les inciter à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement. Comment faire en sorte qu’elles débouchent sur un scénario d’ouverture, de coopération et de dépassement, plutôt que sur un scénario de repli, d’hostilité et de régression? » Septième et dernier d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant une postmodernité envisageable.
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