La nature du capitalisme
Philippe : Louis, notre dernier entretien a porté sur la question d’un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Après en avoir esquissé les contours, vous avez insisté sur la nécessité de mettre progressivement en place les conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Comme ces dépassements sont de natures différentes, je crois qu’il nous faut les examiner tour à tour, tout en considérant au fur et à mesure les liens qui existent entre eux. Je vous propose de nous questionner en premier lieu sur le dépassement de l’économie capitaliste. Et peut-être même d’abord sur ce qui caractérise cette économie capitaliste.
Louis : C’est une très bonne idée, car certaines caractéristiques sont souvent attribuées à tort au capitalisme. Ainsi de la commercialisation de l’économie, qui a pourtant débuté il y a plusieurs milliers d’années, à la faveur de la révolution urbaine qui a permis le développement d’activités manufacturières et marchandes ainsi que la formation de réseaux d’échange. Au début de l’ère commune, un véritable système-monde afro-eurasien s’est mis en place. À la suite de la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a été pratiquement absente de ce grand commerce, entre le IVe et le XIIe siècle environ. Mais sur ces huit siècles, le reste du continent eurasien a connu au contraire une expansion inédite du commerce lointain. Ce commerce a été structurant pour les sociétés qui l’ont pratiqué. Il en a été ainsi de la Chine, qui a occupé une position centrale dans les échanges pendant plus d’un millénaire. Entre le VIIe et le IXe siècle, la Chine a expérimenté des changements institutionnels significatifs: une extension territoriale des marchés locaux, une commercialisation des biens de première nécessité organisée sur une base nationale, et une émergence des marchés de facteurs de production, c’est-à-dire des marchés du travail, de la terre et du capital. Plus tard, entre 1600 et 1800, certaines régions de la Chine, du Japon et de l’Europe ont vécu une intensification marquée de l’activité économique.
P : Plusieurs sociétés eurasiennes ont donc connu des périodes d’activité économique intense et de croissance bien avant l’avènement du capitalisme. Mais alors, comment expliquer cet avènement et le fait qu’il soit advenu en Europe?
L : Le principal facteur tient à ce que l’Europe a pu franchir l’obstacle sur lequel butaient les régions les plus économiquement développées, soit le fait que le sol disponible était de plus en plus insuffisant pour assurer à la fois la production de la nourriture, la culture des plantes à fibres utilisées pour fabriquer les tissus, les cordages et le papier, et la plantation des arbres fournissant l’énergie et les matériaux de construction. Le prodige européen a résulté avant tout des rapports de domination et d’exploitation que l’Europe de l’Ouest a su imposer au Nouveau Monde. Ces rapports lui ont assuré un approvisionnement avantageux et continu en produits intensifs en facteur terre : coton, sucre, et par la suite grains, bois, viande et laine. Le prodige a été également permis par des innovations technologiques dans le secteur énergétique, dont celles associées à la machine à vapeur. Conjointement à l’exploitation des Amériques, le passage aux combustibles fossiles a permis un transfert d’activités vers l’industrie en Grande-Bretagne d’abord, puis ailleurs en Europe. Et sur cette base, l’Europe occidentale a pu s’inscrire dans une nouvelle trajectoire de développement économique qui lui a assuré une croissance continue.
P : D’autres facteurs ne sont-ils pas intervenus?
L : Oui, il est clair que d’autres phénomènes ont compté. Le capitalisme ne surgit pas tout armé de la révolution industrielle. Il a pris racine quelques siècles auparavant. La dissociation de l’économique et du politique qui s’est opérée très tôt en Europe a rendu possible l’instauration de garanties légales entourant la propriété privée. Cela a pu inciter les marchands à investir dans la sphère de la production en vue d’accumuler du capital. La connivence entre marchands et appareil d’État a d’ailleurs été au cœur de la construction du capitalisme européen, comme on a pu le voir dans les cités-États, telles Venise et Gênes. On doit également rappeler l’existence d’une concurrence interétatique intense dans l’espace européen qui, forçant les États à investir dans les technologies militaires pour s’assurer que leur armement était à la hauteur de celui de leurs ennemis, les a dotés d’une capacité à projeter leur puissance partout dans le monde. Cela a fait en sorte que ce furent les navires et les compagnies commerciales appartenant à des Européens qui s’approprièrent la plus grande partie de la valeur ajoutée générée par l’expansion du commerce mondial au XVIIIe siècle. Le marché extérieur a ainsi joué un rôle essentiel dans le déclenchement de la révolution industrielle non seulement du fait qu’il a été source de capitaux et de matières premières, mais parce qu’il a fourni les débouchés indispensables aux productions à grande échelle. De plus, grâce à sa domination des Amériques, l’Europe a pu exporter ses populations excédentaires, réduisant du même coup les problèmes dus à une densité de population trop élevée.
P : Profitant de ces divers facteurs, le nouveau capitalisme a donc pu s’affirmer à partir du XIXe siècle. Quelles sont les principales caractéristiques qui font son originalité?
L : Le capitalisme requiert la propriété privée. Il suppose évidemment le capital, un capital orienté vers l’accumulation et qui s’investit donc productivement. Il implique forcément des entreprises et des salariés qui assurent sur une base continue la production de biens et de services. Il comprend également des marchés concurrentiels qui se régulent à très court terme par les prix, mais à court et à moyen terme par la mobilité des travailleurs et du capital. Ces marchés sanctionnent l’activité des entreprises, qui sont ainsi soumises à la contrainte de rentabilité, ce qui les oblige à la recherche de gains de productivité, à l’innovation et à l’expansion permanente. Cela explique que le capitalisme manifeste une tendance à la généralisation de l’échange marchand et à l’extension du salariat.
P : Ces diverses caractéristiques ont tout de même dû varier passablement au cours des deux derniers siècles?
L : Tout à fait. Et ces variations ont été particulièrement marquées à des moments où se sont conjuguées une crise économique et des innovations technologiques majeures. La fin du XIXe siècle a connu une telle combinaison. Alors que se déroule une longue dépression économique, qui dure de 1873 à 1896, on assiste à la deuxième révolution industrielle, qui repose sur l’utilisation de nouvelles sources d’énergie, l’électricité et le pétrole, et enclenche le développement des industries sidérurgique, chimique, de transport et de communication. Pour maintenir leurs profits face à la crise et profiter des innovations, les entreprises se concentrent. La création des grandes entreprises s’accompagne de l’approfondissement de la division du travail avec l’essor de l’organisation scientifique du travail instaurée par Taylor et développée, entre autres, par Ford. Grâce à la standardisation, à la mécanisation et à l’accélération des cadences, on produit beaucoup plus et à moindre coût. Cela permet une production de masse et génère d’importants gains de productivité. La création des grandes entreprises s’accompagne aussi de la constitution d’un capitalisme financier, avec les banques et le marché boursier qui drainent l’argent à une échelle sans précédent et valorisent le rendement de l’investissement. Comme vous pouvez le remarquer, le parallèle est frappant avec ce qui est advenu à la fin du XXe siècle : une crise structurelle majeure qui a duré quelque vingt ans, la mondialisation des marchés et de la production, la financiarisation de l’économie, une troisième révolution industrielle qui démarre avec le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication.
P : Au-delà de ces caractéristiques du capitalisme et de leur variation, que penser des arguments qui lui servent de justifications?
L : On trouve ces arguments dans le libéralisme économique, qui entend fonder l’économie sur la liberté individuelle. Cette doctrine admet la recherche de l’enrichissement individuel, attendu que la conjonction des intérêts particuliers doit supposément aboutir naturellement au bien commun. Elle considère que le fonctionnement d’un marché réglé par la concurrence favorise la croissance de la production et son efficacité. Soutenant le laisser-faire et le libre-échange, elle anticipe un codéveloppement des économies nationales et une pacification par le commerce.
P : Ces arguments apparaissent pour le moins contestables.
L : En effet. Il est vrai que le capitalisme offre formellement à chacun la liberté d’entreprendre et celle de poursuivre son intérêt personnel et ses fins propres dans la sphère des rapports marchands. Mais, si tous sont formellement égaux, chacun pouvant en principe entrer en compétition avec tous les autres, certains accaparent le pouvoir économique, alors que la majorité des personnes contrôlent peu ou pas leurs conditions d’existence. Concernant la croissance de la production et son efficacité, bien que le capitalisme valorise l’innovation et assure un développement économique fabuleux, il ignore en revanche la mesure. Les marchés sont prêts à satisfaire ou à susciter n’importe quelle demande, quelles qu’en soient les effets pervers sur les plans humain et environnemental. En outre, peu régulés, ils déclenchent des crises économiques dévastatrices. Quant au laisser-faire et au libre-échange, je vous rappelle que l’action de l’État a toujours été cruciale dans la construction d’un capitalisme national. Les interventions sont multiples, depuis les garanties légales offertes à la propriété privée et la structuration des marchés, jusqu’à la conquête des marchés extérieurs, en passant par la stimulation et de protection des industries nationales. Et, bien sûr, le doux commerce n’a pas empêché les guerres, quoique qu’il ait pu avoir des effets pacificateurs.
P : Ce rappel de la nature du capitalisme était sans doute opportun pour nous permettre d’aller plus loin. Mais je vous avoue que j’ai hâte que nous discutions de son dépassement.