Série 2. Entretien numéro 1.

L’esquisse d’un monde postmoderne

Philippe : Louis, au cours de notre première série d’entretiens, nous avons appliqué quelques principes qui sont à la base de votre lecture de l’histoire de l’humanité. L’un de ces principes, le déterminisme partiel, établit que la succession des types de société qui ont existé est le résultat de tendances, découlant elles-mêmes de l’évolution des conditions matérielles et sociales dans lesquelles l’humanité s’est trouvée. Vous précisez toutefois que ces tendances ne s’imposent pas de façon nécessaire, mais interviennent comme des conditions de possibilité. Que l’avenir soit ainsi partiellement indéterminé implique qu’il y a des choix possibles. Et sous la modernité, comme vous l’avez souligné, ces choix pourraient être davantage réfléchis. Cela soulève évidemment la question des valeurs. Car, sans valeurs sur lesquelles se fonder, on ne saurait juger du cours des choses non plus qu’orienter notre agir. Admettons que nous options pour un nouveau type de société qui réponde davantage à notre aspiration à la liberté, tout autant individuelle que collective, et à l’accomplissement de soi. Avant même de s’assurer des possibilités de concrétiser un tel projet et d’en cerner les voies de réalisation, ne faudrait-il pas en préciser quelque peu les contours? Et comment le faire autrement qu’en ayant recours à notre imagination?

Louis : Vous avez sans doute raison. Je veux bien essayer, mais sans donner dans la science-fiction. Non seulement parce que j’en serais incapable, mais aussi parce que ce type d’exercice d’anticipation ne fait souvent que projeter dans un futur imaginaire les caractéristiques plus ou moins retouchées de mondes passés. Tentons plutôt de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. 

: D’accord, allons-y de cette façon. Quelle esquisse du nouvel ordre tracez-vous alors?

: De toute évidence, l’économie capitaliste aura été profondément remaniée et un modèle de développement fondé sur le développement durable se sera imposé. Non seulement les marchés, toujours présents, seront davantage régulés, mais de nouveaux acteurs se seront affirmés : les grands fonds d’investissement publics domineront les marchés financiers, et les entreprises publiques et les entreprises collectives prévaudront dans les principaux secteurs de la production des biens et des services, orientant la recherche et le développement. Le rapport au travail aura été profondément bouleversé. Les formidables gains de productivité permis par les avancées en automatisation et en informatique auront fait en sorte que la répartition du peu de travail nécessaire restant aura remplacé le plein emploi comme objectif primordial. Et grâce aux nouvelles sources d’énergie qui auront été découvertes et à l’abondance de la richesse que leur exploitation permettra de produire, un revenu d’allocation universelle aura été un peu partout instauré, assurant à chacun son autonomie financière.

: Et qu’en sera-t-il sur le plan politique?

: Des institutions régionales et mondiales assumeront sans doute une part des fonctions de gouvernance qui étaient autrefois exercées par les États-nations. Outre les règles contraignantes qu’elles appliqueront en matière de gestion des conflits dans le but de garantir la paix, ces institutions mettront en œuvre des mesures de partage de ressources sous la condition que les États respectent les droits reconnus comme universels par la communauté internationale. Il est également manifeste que par une éducation plus critique et l’action de nombreux regroupements de journalistes et de chercheurs, les populations seront habilitées à mieux déceler les informations fallacieuses (fake news) et à participer de façon plus éclairée aux diverses formes de démocratie participative qui coexisteront à différents niveaux avec les systèmes de démocratie représentative.

: Ce monde n’apparaît-il pas un peu paradisiaque? 

: Non, je ne crois pas. Il ne représenterait certainement pas un progrès absolu. À l’instar des mondes qui l’ont précédé, il serait marqué d’ambivalences et de contradictions. Mieux équilibrées et plus efficaces, les institutions internationales n’en seraient pas moins sous l’influence prépondérante des grands États, et les entreprises basées dans ces derniers domineraient toujours largement les marchés. Les populations, de plus en plus métissées, interviendraient davantage dans les différents espaces publics, mais, vraisemblablement, les discussions seraient parfois aussi stériles qu’acharnées, et la tolérance demeurerait souvent toute relative. Et si, dans leur ensemble, les individus auraient incontestablement de meilleures possibilités de se réaliser, ils sombreraient éventuellement facilement dans la passivité, étant plus que jamais aux prises avec la recherche d’un sens à donner à leur vie et à leur activité. 

: Avant de vous interroger à propos de cette description d’un nouvel ordre humain, il me vient une question préalable. Pour éviter d’avoir à utiliser constamment des périphrases et faciliter ainsi notre discussion, comment pourrions-nous désigner provisoirement ce monde? 

: Eh bien! Je crois que malgré le galvaudage qu’a subi la notion de post-modernité, je la retiendrais. À tout prendre, le qualificatif postmoderne sied bien à un monde succédant au monde moderne, et dont on ne peut qu’ébaucher quelques grandes caractéristiques sans pouvoir imaginer la façon dont il pourrait évoluer. 

: Entendu. J’en reviens à présent à votre esquisse. Malgré ses insuffisances ou ses imperfections potentielles, le monde postmoderne que vous projetez semble tout de même souhaitable. Mais a-t-il quelque chance que ce soit d’advenir?

: Pour l’apprécier, nous pouvons nous référer aux transitions passées. Je vous rappelle en premier lieu que les quelques changements fondamentaux qu’ont connus les sociétés dans l’histoire ont tous été de l’ordre de processus s’étalant dans le temps et non d’événements singuliers. C’est ainsi que ladite Révolution néolithique a consisté dans un processus lent qui s’est écoulé sur plusieurs millénaires, et non dans une série d’événements qui auraient opposé brutalement deux ordres humains. Il en a été de même de la transition entre l’ordre néolithique et l’ordre prémoderne, que l’on a qualifiée de Révolution urbaine, mais qui s’est jouée sur quelques millénaires. Quant au passage à la modernité, on sait qu’il s’est effectué sur quelques centaines d’années pour l’Occident, et qu’il est toujours en cours dans la majorité des sociétés actuelles. Pour faire advenir le monde postmoderne que nous espérons, il nous faut donc savoir inscrire notre action dans le temps. Il nous faut savoir distinguer les possibilités d’action envisageables à tel ou tel moment d’avec le but ultime que nous poursuivons et que nous ne pourrons atteindre que par des réalisations partielles. 

: Cette leçon que vous tirez du passé vous semble-t-elle aujourd’hui communément admise?   

: Malheureusement, non. Il y a bien sûr les gauchistes, dont j’ai déjà parlé dans des entretiens antérieurs, qui se perdent dans la pensée magique. Mais ils ne sont pas les seuls. Rappelez-vous tous ces propos et ces discours véhéments lus ou entendus à l’occasion du récent Grand Confinement. Rattachant de façon plus ou moins appropriée la pandémie du coronavirus à leur cause de prédilection (défense de l’environnement, véganisme, lutte contre le néolibéralisme, le productivisme et la mondialisation, etc.), plusieurs ont voulu voir dans la crise sanitaire mondiale une opportunité d’inventer une nouvelle vie. Bien sûr, la sortie de crise est susceptible de s’accompagner de l’adoption de mesures favorables dans certains domaines : une meilleure prévention en santé publique, de meilleurs services publics pour les personnes âgées, un essor de l’économie de proximité visant, entre autres, l’achat local en alimentation, une demande réduite en transport grâce à une plus grande utilisation du travail à distance (télétravail et visioconférence, télémédecine), etc. Toutefois, même si la crise sanitaire et ses suites amènent plus de gens à repenser le rapport à la nature et le modèle de développement économique existants, ces réalités ne vont pas changer du jour au lendemain. 

: Mais certains phénomènes ne peuvent-ils pas servir de catalyseurs ou d’accélérateurs? Je pense à l’accroissement des dégâts écologiques qui met la planète en danger, à l’accentuation des déséquilibres économiques qui précipite l’économie mondiale de crise en crise, à l’amplification des inégalités qui malmène le tissu social des sociétés. Ces phénomènes ne peuvent-ils pas insuffler une volonté irrésistible de changement? 

: Cela apparaît effectivement possible, mais à terme seulement. Car ces phénomènes n’ont, heureusement, pas atteint jusqu’ici une ampleur considérable au point où leurs effets dévastateurs en seraient devenus intolérables. Cependant, nous ne sommes, malheureusement, pas à l’abri d’une crise systémique qui irait jusqu’à un effondrement général de l’économie mondiale, ou d’une forte amplification du dérèglement climatique qui multiplierait les catastrophes naturelles majeures. D’autre part, suivant la nature des institutions et de la culture politiques ainsi que le degré de vitalité de la société civile, les désastres peuvent susciter tout autant des troubles et des révoltes funestes que l’affirmation d’une volonté de changement. Par ailleurs, comme je l’ai maintes fois souligné, si la volonté est le ressort de l’action, seule une volonté fondée sur le possible peut faire advenir ce possible.

: Vous réaffirmez là votre principe d’un déterminisme partiel. 

: Effectivement. C’est le deuxième enseignement que nous pouvons dégager des transitions passées : l’émergence d’un nouvel ordre humain ne saurait simplement tenir à un effort révolutionnaire tirant parti de la crise de l’ordre existant, sans que les conditions matérielles et sociales du nouvel ordre n’existent. Il nous faut donc cerner les conditions indispensables au passage à un monde postmoderne, et œuvrer à leur mise en place. Ces conditions sont de natures multiples et différentes puisqu’elles doivent ensemble rendre possible un dépassement de l’économie capitaliste et de l’État-nation, ainsi que des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre.

: Le questionnement concernant ces diverses conditions pourra certainement faire l’objet de plusieurs de nos prochains entretiens.

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