Dépasser la propriété privée
Philippe : Louis, notre nouvelle série d’entretiens a pris un tour nouveau par rapport à la première. Sans donner dans la science-fiction, nous nous sommes tout de même projetés dans le futur. Nous avons tenté de nous figurer dans ses grandes lignes un nouvel ordre humain qui pourrait vraisemblablement succéder à la modernité, tout en s’en démarquant réellement et pour le mieux. Puis, nous avons commencé à nous intéresser aux conditions indispensables à une transition vers un tel ordre postmoderne. Ces conditions doivent, selon vous, rendre possible un triple dépassement : dépassement de l’économie capitaliste, dépassement de l’État-nation, dépassement des normes et des valeurs intériorisées qui soutiennent et l’une et l’autre. Lors de notre dernier entretien, nous avons abordé le premier de ces dépassements. Vous avez retracé un certain nombre d’éléments concernant les origines et la nature du capitalisme. Mais qu’en est-il de son dépassement?
Louis : Pour répondre à cette question, je crois qu’il nous faut d’abord préciser ce que dépasser veut dire. Dépasser, c’est aller au-delà. Ce n’est ni abolir l’existant, ni simplement l’amender ou le corriger.
P : Voyons cela.
L : L’abolition pure et simple du capitalisme n’aurait par elle-même aucune chance de faire surgir du nouveau. De plus, plusieurs de ses composantes remplissent des fonctions absolument essentielles pour toute économie développée. On ne saurait supprimer les entreprises qui assurent la production et la livraison des biens et des services, non plus que les institutions qui fournissent le capital nécessaire à l’investissement. On ne serait pas plus en mesure de se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus. Et si l’on cherche à aller au-delà et non à régresser en deçà du capitalisme, le développement technologique demeure nécessaire non seulement pour l’amélioration du bien-être des populations et l’enrichissement de leur vie, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine naturel.
P : Et pourtant, vous affirmez que le dépassement du capitalisme ne peut se borner à l’amender!
L : Effectivement. Au cours des deux derniers siècles, d’importantes corrections ont été apportées au fonctionnement du capitalisme afin d’en atténuer les effets les plus négatifs. Car l’idée qu’une économie basée sur la liberté individuelle et la concurrence peut assurer la croissance et le progrès pour tous est fortement contestée depuis longtemps. À partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, les syndicats et les partis progressistes ont poussé les États à poser les bases du droit social par l’adoption de lois relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs. Ils ont revendiqué des droits sociaux visant à asseoir une meilleure répartition des richesses et à corriger les inégalités. Après la Seconde Guerre mondiale, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Mais, d’une part, ces progrès se révèlent relativement précaires lorsque les conditions changent. On a pu le constater au cours des dernières décennies, alors que l’État social a été mis en cause par une offensive néolibérale dans un contexte de crises économiques et financières, et d’accélération de la mondialisation. D’autre part, et surtout, si les correctifs apportés au fonctionnement du capitalisme permettent d’atténuer certains de ses effets négatifs, ils n’en changent pas la nature fondamentale.
P : Alors, qu’en est-il d’un dépassement qui ne serait ni abolition, ni simple correction?
L : Eh bien, je crois que le dépassement du capitalisme suppose essentiellement le dépassement de la propriété privée. Le droit de propriété constitue le socle du capitalisme. Le libéralisme économique le présente comme un droit naturel et inviolable, qui serait garant du respect des efforts individuels consentis par chacun. Trois objections décisives peuvent être opposées à cette thèse. Premièrement, les droits sont issus de la loi civile et non de la nature. La nature peut produire tout autant de la force et de la rivalité que de l’entraide et de la solidarité, mais c’est la loi qui crée du droit. Les droits n’existent pas indépendamment du politique. Avant de veiller à leur protection, le politique établit les droits, ce qui se fait dans nos sociétés modernes au terme d’un processus délibératif démocratique. Deuxièmement, les droits individuels reconnus n’ont pas un caractère absolu. Le bien commun peut et doit prévaloir. Et, contrairement à ce que prétendent les libertariens américains, le bien commun ne saurait être réduit à la règle permettant d’organiser la compatibilité des choix individuels. La justice ne saurait non plus se résumer à une conduite qui s’abstient, par intérêt bien compris, de porter atteinte aux droits d’autrui. Troisièmement, l’accumulation de biens n’est jamais le simple résultat des efforts individuels. Elle est toujours le fruit d’un processus social, qui dépend notamment des connaissances accumulées par l’humanité, des infrastructures publiques existantes et de la division sociale du travail qui correspond à la répartition des activités de production entre différentes entités spécialisées dans des domaines complémentaires.
P : Le dépassement de la propriété privée serait donc légitime. Mais en quoi consisterait-il précisément?
L : Dépasser, je le répète, ne signifie ni abolir, ni simplement corriger, mais aller au-delà. Il n’est évidemment pas question de supprimer la propriété privée des biens qui permettent à chacun de conduire sa vie de façon autonome. Il s’agit d’organiser les rapports de propriété et la répartition de la richesse sur de nouvelles bases. Parlons d’abord de la répartition de la richesse. Au cours du XXe siècle, de nombreux pays ont institué des impôts progressifs sur les revenus et les successions, les taux s’accroissant en fonction de la valeur de l’élément imposé. Malheureusement, ces impôts ont été réduits et ont perdu une bonne partie de leur progressivité à l’occasion de l’avancée néolibérale. Il faudrait non seulement moduler à nouveau ces impôts et les réorienter à la hausse, mais les compléter par un impôt sur la propriété. Car, chez les plus riches, le revenu ne représente qu’une fraction insignifiante du patrimoine. Or, si l’on taxe assez souvent le patrimoine immobilier, les actifs financiers ne sont pas pris en compte. De plus, les taxes foncières sont établies de façon proportionnelle à la valeur des biens quelle que soit l’ampleur des détentions individuelles. Il conviendrait d’appliquer des taux progressifs dépendant du montant total des actifs, nets de dettes, détenus par une personne. Cela permettrait de diminuer fortement les prélèvements sur tous ceux qui détiennent des patrimoines modestes ou qui, affectés d’une hypothèque, sont en voie d’accéder à la propriété. Il serait enfin requis de supprimer les taxes indirectes, comme la taxe sur la vente des produits et des services, qui sont extrêmement régressives.
P : Qu’en est-il maintenant de la réorganisation des rapports de propriété?
L : Nous abordons là le point capital, la voie pouvant rendre effectivement possible le dépassement du capitalisme et l’émergence d’un nouveau modèle de développement économique qui soit au service des humains et respectueux de la nature. Il s’agit de transformer le système fondé sur la propriété privée des entreprises et la toute-puissance des actionnaires. Trois avenues complémentaires se présentent pour démocratiser les processus décisionnels : la propriété publique, la propriété sociale et la cogestion des entreprises privées. Nous pourrons traiter ultérieurement et minutieusement de la nature et de l’importance des propriétés publique et sociale. Cependant, je désire examiner d’abord la question de la cogestion des entreprises privées. Comme l’expérience soviétique l’a amplement démontré, il n’est absolument pas souhaitable de concentrer la propriété au sein d’un État bureaucratisé. On a tout avantage à conserver des entreprises privées, notamment en raison de leur capacité d’innovation en matière de produits, de procédés et de gestion, et de la réactivité que leur confère leur autonomie. Mais encore faut-il revoir leur gouvernance afin qu’au-delà de la recherche de profit, elles contribuent au bien-être général.
P : Et c’est pour ce faire que vous proposez leur cogestion.
L : Oui, tout au moins pour les grandes entreprises, car elles influencent largement les orientations qui sont données aux économies nationales ainsi qu’à l’économie internationale. Les pays germaniques et nordiques possèdent déjà une riche expérience en la matière. En Allemagne, en Autriche, en Suède, au Danemark et en Norvège, les représentants des salariés ont entre le tiers et la moitié des sièges et des droits de vote au sein des conseils d’administration des entreprises. Malgré la disproportion qui restreint leur influence, les administrateurs choisis par les salariés ont accès aux mêmes informations que les administrateurs choisis par les actionnaires, participent comme eux à la définition des stratégies de long terme de l’entreprise ainsi qu’à la nomination et à la surveillance de l’équipe dirigeante. Ce mode de gouvernance, qui n’empêche pas les processus de négociations collectives, a permis de limiter le pouvoir des actionnaires et la prépondérance des intérêts financiers de court terme. Il a par surcroît favorisé l’essor d’économies nationales plus productives et moins inégalitaires.
P : On pourrait donc chercher à parfaire ce mode de gouvernance et à le généraliser.
L : Oui. Cependant, il faut savoir que cela ne sera pas une mince affaire. Attribuer une part substantielle des droits de vote aux salariés représente une remise en cause assez radicale de la notion même de propriété privée. Suivant l’entendement commun, la propriété privée implique en effet le droit d’user, de jouir et de disposer d’une chose de manière propre, exclusive et absolue. Les actionnaires et les propriétaires se sont d’ailleurs toujours opposés très vivement à la cogestion, y compris dans les pays germaniques et nordiques. Et si en ces pays elle a pu être imposée par l’État, ce n’est qu’à la suite de luttes sociales et politiques intenses, des luttes qui ont du reste été menées dans des circonstances historiques favorables.
P : Nous aurons sûrement l’occasion de revenir sur cette question des luttes et des circonstances pouvant favoriser l’instauration d’une cogestion. Mais il nous reste auparavant à explorer les deux autres avenues permettant de réorganiser les rapports de propriété sur de nouvelles bases, à savoir la propriété publique et la propriété sociale.