Entretien numéro 19

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les défis propres aux sociétés subsahariennes

Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, nous avons examiné la trajectoire historique singulière de l’Afrique subsaharienne. Nous avons vu comment et pourquoi le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. Vous avez souligné les effets considérables de cette trajectoire, notamment le manque de capacité dont ont souffert les États africains et leur mise en dépendance et leur asservissement par des civilisations plus puissantes. Ces circonstances expliquent le sous-développement séculaire des sociétés africaines, qui présentent des insuffisances manifestes à de nombreux égards : des constructions nationales récentes et fragiles, des appareils d’État inefficaces, des économies sous-productives, des populations sous-scolarisées, des cultures qui accordent le primat au court sur le long terme. Les conséquences de ces insuffisances sont telles que l’inscription des sociétés africaines dans les processus constitutifs de la modernité pose sans doute des défis exceptionnels. Quel est à votre avis le plus important? 

Louis : La formation d’un État apte à gouverner vient vraisemblablement en premier. Comme je l’ai déjà souligné, le développement économique et social ne saurait s’enclencher sans l’action délibérée d’un État capable d’élaborer une vision stratégique, de la faire partager par les principaux acteurs économiques et sociaux, et d’en favoriser la réalisation par des moyens appropriés. Or, les États africains sont pour la plupart incapables d’assumer ces rôles et d’exercer une gouverne rigoureuse et dynamique. Pour ce faire, il leur manque entre autres des administrations efficaces sur lesquelles s’appuyer. 

: Qu’est-ce qui explique l’inefficacité des administrations publiques africaines? 

: Des problèmes majeurs touchent tout autant les structures administratives, l’effectif et la gestion de la performance que les relations avec les usagers. Les attributions des diverses structures administratives sont mal définies, ce qui suscite des dédoublements et des conflits. Les compétences sont mal réparties et la coordination est pratiquement inexistante. Il n’y a aucune délégation de responsabilité aux échelons administratifs subalternes, la moindre décision requérant la signature ministérielle sinon présidentielle. Contrairement à ce que l’on entend souvent, il n’y a pas nécessairement pléthore de fonctionnaires. Le pourcentage de fonctionnaires sur l’ensemble de la population y est le plus faible au monde. Mais l’effectif est mal composé et mal déployé. La logique néopatrimoniale fait en sorte que le recrutement et la promotion s’effectuent sur la base de critères d’appartenance familiale, communautaire ou affinitaire, et non sur ceux de la compétence. Les règles statutaires sont rarement appliquées. 

: Qu’en est-il de la gestion de la performance?

: Les procédures administratives sont lentes, inadaptées et mises en œuvre de façon rigide et ritualisée. Les tâches des fonctionnaires ne sont pas définies et il y a une absence quasi-totale d’encadrement, de contrôle et de sanction. L’appartenance à un réseau clientéliste protège chacun de toute tentative de sanction. En raison de ces différents facteurs, l’absentéisme et le désœuvrement règnent souvent : être fonctionnaire, c’est jouir d’un statut et d’un salaire, pas nécessairement accomplir un travail. Le gel des salaires et la diminution de pouvoir d’achat qu’ont subis les fonctionnaires au cours des dernières décennies ont renforcé ces comportements : « L’État fait semblant de nous payer et nous, nous faisons semblant de travailler. » Ces divers maux et dysfonctionnements qui affligent plusieurs administrations publiques africaines sont source d’inefficacité et d’inefficience et entraînent une perte de légitimité aux yeux d’une population qui se demande à quoi sert l’État dès lors qu’il n’arrive plus à remplir minimalement ses missions. 

: Ne faut-il pas relever également le problème de la corruption?

: Il s’agit effectivement d’un problème révélateur de la relation entre les sociétés africaines et leurs États. La période coloniale a créé un climat favorable à l’éclosion de pratiques corruptives, favorisant l’émergence d’une culture de non-respect du bien commun dans un contexte où le pouvoir était jugé illégitime et où les normes traditionnelles sanctionnant le vol des biens collectifs ou l’abus des fonctions d’autorité ne s’appliquaient pas aux biens publics perçus comme étant l’affaire des Blancs. Depuis les indépendances, la corruption s’est graduellement généralisée. À la différence des États occidentaux où elle touche surtout les milieux industriels ou financiers et la classe politique, les premiers se voyant adjuger de juteux marchés en retour de contributions aux caisses noires des partis, la corruption en Afrique implique l’ensemble des populations et affecte tous les types d’activités. Les relations corruptives profitent évidemment aux agents de l’État, qui tirent parti des dysfonctionnements administratifs pour arrondir des salaires relativement faibles, surtout lorsqu’on les compare à ceux dont jouissent les employés d’agences de développement et d’ONG. Cependant, elles tiennent aussi aux usagers qui y participent et les reproduisent. Non seulement les pratiques corruptives sont banalisées, mais elles sont valorisées. Quiconque obtient un poste lui donnant accès à des ressources publiques sans en faire profiter ses proches est perçu comme un incapable ou un égoïste. 

: L’Afrique n’a pourtant pas le monopole des pratiques de corruption!

: À l’évidence, non. Néanmoins, les pratiques corruptives africaines se distinguent par leur caractère structurel, leur ampleur, la légitimité qui leur est accordée et, surtout, par le fait que, contrairement à ce qui se passe en Asie, les ressources publiques détournées sont dilapidées plutôt que réinvesties localement. Ce dernier trait est très lourd de conséquences sur les économies africaines. 

: Qu’en est-il plus généralement des économies africaines? 

: Au moment des indépendances, ces économies se caractérisaient par la presque totale absence d’industrie, la spécialisation dans les exportations primaires, des infrastructures insuffisantes et un manque de main-d’œuvre formée.  Pour jouer leur rôle de soutien au développement économique, les États se sont doté de moyens financiers, de pouvoirs réglementaires et d’entreprises publiques. L’utilisation de ces diverses ressources va malheureusement obéir le plus souvent à une logique patrimonialiste plutôt qu’économique. Dans les années 1970, la multiplication des déficits, accentués par la baisse du cours des matières premières et, pour les pays non producteurs, par l’augmentation du prix du pétrole, va forcer les États à recourir à des prêts massifs. Les programmes d’ajustement structurel imposés par le FMI et la Banque mondiale dans les années 1980 ne feront qu’accroître la misère sans rendre les économies plus dynamiques. Souffrant d’un manque absolu de compétitivité dans le nouvel environnement technologique et économique qui s’affirme à partir des années 1990, les économies africaines se sont retrouvées pratiquement déconnectées des marchés mondiaux jusqu’à ce que la demande chinoise en matières premières, provoquant une envolée des cours, relance la croissance du continent à partir de 2000. Désormais premier partenaire commercial de l’Afrique subsaharienne, la Chine s’intéresse d’abord aux ressources naturelles dont est richement doté le continent, mais également au marché de consommation qui y est en pleine expansion.

: L’Afrique subsaharienne serait-elle dorénavant entrée dans une ère de croissance et de développement? 

: De fait, elle a connu des taux moyens de croissance de 5 à 6 % depuis 2000. Une croissance favorisée par des facteurs extérieurs, comme la hausse du cours des matières premières, la baisse des prix des produits manufacturés, l’intensification du commerce avec les pays asiatiques et l’augmentation des investissements directs étrangers. Mais aussi par des facteurs intérieurs comme des mesures d’assainissement financier, une amélioration du climat des affaires et une augmentation de la productivité. Toutefois, la question se pose de savoir si cette croissance sera soutenable, si les pays sauront mobiliser leurs richesses naturelles pour leur développement. La situation apparaît à cet égard contrastée. Quelques États déploient des stratégies de diversification de leur économie et de transformation de leurs rentes en accumulation. Mais dans une majorité de pays, il semble que l’accélération des économies ait eu peu d’impact sur l’évolution des structures productives, les gouvernements se contentant de tirer profit des rentes disponibles sans investir en vue d’une diversification et d’un développement durable. Bien sûr, plusieurs chefs d’État ont déclaré vouloir faire de leur pays de nouveaux pays émergents, mais les projets paraissent relever de l’effet d’annonce plutôt que d’une volonté partagée. Cela est d’autant plus néfaste que l’Afrique est confrontée à un défi démographique majeur en raison de l’essor fulgurant de sa population qui persiste depuis les années 1950, la transition vers un régime à natalité faible n’en étant qu’à ses tout débuts. L’accroissement du nombre de personnes en âge de travailler pourrait être porteur, mais encore faut-il que la formation de la main-d’œuvre et la croissance des emplois soient au rendez-vous. 

: Le processus de démocratisation amorcé en 1989 n’a donc pas permis de redéfinir véritablement les pratiques économiques des États. 

: La vague de transition démocratique qui a touché un bon nombre de pays africains au début des années 1990 a suscité des progrès significatifs, comme l’adoption de nouvelles constitutions proclamant les droits et libertés fondamentaux et consacrant le pluralisme, la libéralisation et la construction progressive de l’État de droit, et l’organisation d’élections disputées débouchant sur une alternance. Malheureusement, les effets potentiels de l’adoption de règles démocratiques ont été souvent atténués par la capacité de l’élite au pouvoir à contrôler la scène politique et à poursuivre le jeu du néopatrimonialisme. 

: Y a-t-il des raisons d’espérer que les choses changent et que les défis politiques, économiques et démographiques puissent être relevés? 

L : Le fait que de plus en plus d’Africains, particulièrement chez les jeunes et les femmes qui ont intérêt à ce que les choses changent, reconnaissent ces défis comme étant les leurs plutôt que de se défausser de leurs problèmes sur un Occident mythifié constitue un signe nettement positif. Et puis des mutations favorables sont intervenues au cours des dernières décennies : une urbanisation massive, la réduction de la taille des familles, l’émancipation des jeunes, une amélioration de la formation et des niveaux de qualification, l’apparition de classes moyennes réalisant des micro-investissements. Ces différents facteurs permettent d’entrevoir le développement des sociétés civiles et un renforcement de leur capacité de déployer à la fois une force de résistance et une force de proposition.

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