Série 3. Entretien numéro 20.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une configuration internationale favorable à la
transition vers le développement durable 

Philippe : Louis, nous en arrivons au terme de notre série d’entretiens concernant l’évolution de l’État. Lors de notre dernière conversation, nous avons examiné les possibilités qu’un nouveau contrat social basé sur le développement durable s’établisse sur le plan national. Nous avons observé les forces qui s’y opposent, à savoir les populistes de toutes sortes et les extrémistes des luttes identitaires qui sèment la méfiance et la division, et nuisent à l’adoption des compromis nécessaires. Mais nous avons également considéré les multiples citoyens actifs et critiques ainsi que les nombreux acteurs collectifs, mouvements sociaux, associations, syndicats ou entreprises, qui se montrent de plus en plus ouverts à un virage vers le développement durable. Quant aux partis politiques qui pourraient impulser le repositionnement de l’État que suppose ce virage, les choses nous sont apparues plutôt indécises, la lucidité et l’imagination ne semblant malheureusement se conjuguer chez eux que trop rarement. Vous en avez conclu que le passage au développement durable s’effectuera vraisemblablement à travers un processus plus lent et plus complexe, sinon plus chaotique, qu’on ne le souhaiterait. 

Louis : Oui, et ce, d’autant plus que ce processus sera conditionné par les circonstances qui vont prévaloir sur le plan international. Car, en raison de l’interdépendance environnementale, économique, sociale et politique dans laquelle ils se trouvent, les États nationaux ne sauraient s’inscrire pleinement dans un modèle de développement fondé sur le développement durable sans une coopération internationale favorisant une gestion commune des biens publics mondiaux et un codéveloppement. Or, les obstacles à surmonter sont ici encore considérables. Ils tiennent à plusieurs facteurs, dont les rapports de forces entre puissances, l’exclusion des plus faibles, les inégalités de développement et le défaut de valeurs partagées. 

: Qu’en est-il des rapports de forces entre puissances?

: La rivalité entre la Chine et les États-Unis représente sans doute la caractéristique majeure de la situation géopolitique mondiale actuelle. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont connu des décennies de prééminence. Tout en étant confrontés à l’Union soviétique, et malgré leurs demi-victoires et leurs échecs dans leur tentative d’endiguer le communisme, ils ont exercé une incontestable suprématie économique, politique, militaire et culturelle. En dépit de leur appui à des régimes autoritaires qui leurs étaient favorables, ils ont joui d’une certaine légitimité, ou ont été à tout le moins perçus comme constituant un moindre mal. Et si leur part dans le PIB mondial a graduellement décru, ils ont néanmoins pu tirer profit de la globalisation des marchés et de la libre circulation des capitaux pour s’assurer une forte croissance qui a dynamisé l’économie mondiale au cours des années 1990 et dans la première moitié des années 2000. 

: Cependant, cette croissance a connu un arrêt subi en 2008. 

: Absolument. Et la crise financière et économique a discrédité la croyance en la concordance entre les intérêts nationaux américains et l’intérêt universel, et entaché la prétention des États-Unis à un leadership économique mondial. Ce revers s’est ajouté à la crise de légitimité et à la perte d’autorité provoquées par les guerres engagées par l’administration George W. Bush en vue de consolider et d’étendre la primauté des États-Unis en profitant de l’asymétrie de puissance militaire postérieure à 1991 et en faisant fi de l’ordre international politique et juridique érigé en 1945. Tentant de se dépêtrer de ces guerres qui ont eu des résultats contraires à ceux escomptés, le gouvernement Obama a suivi une politique qui a permis de restaurer en partie l’image du pays, mais sans inverser les tendances économiques et politiques qui minent à long terme l’hégémonie américaine. Puis, par son unilatéralisme forcené, Trump a accéléré un déclin que le président Biden aura sans doute du mal à enrayer.

: Et pendant ce temps, la Chine a connu pour sa part une formidable montée en puissance.

: En effet. Se lançant dans les réformes en 1978, et s’appuyant sur des acquis séculaires, la Chine a effectué un retour spectaculaire sur la scène économique mondiale. Les dirigeants chinois ont procédé de façon progressive et pragmatique, mobilisant les nationaux tout en mettant les étrangers à contribution par leurs apports de capitaux, de technologie et d’expertise. Les résultats ont été prodigieux. Une classe moyenne de plusieurs centaines de millions de personnes ayant accès à la société de consommation a émergé dans les villes et, sans disparaître, la pauvreté a connu un recul fantastique, plus d’un demi-milliard de personnes étant sorties de la pauvreté absolue en 30 ans. Devenue l’usine du monde, la Chine est dorénavant le premier exportateur mondial. Elle exerce en outre une présence financière multiforme, dirigeant ses flux de capitaux vers les pays avancés comme vers les pays en développement. Pour s’assurer les voies indispensables à son commerce, elle s’est engagée dans un projet colossal de construction d’installations de transport terrestres et maritimes, les nouvelles routes de la soie. Non seulement le gouvernement chinois cherche à contrôler son espace régional, mais il vise à acquérir une réelle capacité de projection sur l’ensemble des continents. Sa présence en Afrique et en Amérique latine en témoigne.  

: La Chine souhaite donc bel et bien s’affirmer comme une puissance mondiale, et ce, alors que les États-Unis désirent préserver leur hégémonie. L’affrontement de ces deux ambitions, qui apparaissent incompatibles, ne constitue-t-il pas une sérieuse menace pour la paix? 

: Un dérapage est toujours possible. Cependant, non seulement la Chine a besoin d’un environnement international stable pour poursuivre son ascension, mais elle ne semble pas aspirer à remplacer les États-Unis comme gendarme de la planète. Washington ruine ses finances et son crédit à tenter d’assumer ce rôle depuis la fin de la guerre froide, et rien dans la tradition chinoise ne porte les dirigeants de Pékin à l’endosser. En outre, une guerre paraît peu probable en raison de la menace terrifiante dont le feu nucléaire est porteur. D’autre part, un découplage économique entre les deux rivaux qui forcerait chaque pays et chaque entreprise à choisir son camp est irréaliste tellement les économies sont intimement intégrées. D’ailleurs, chercher à fonder aujourd’hui un empire planétaire sur le modèle classique serait totalement chimérique. On peut donc espérer que le pragmatisme l’emporte et que les griefs se règlent par la diplomatie et non par le recours à la force. Néanmoins, il reste que la carte du monde est en voie d’être redessinée. On s’achemine probablement vers un monde multipolaire, où coexisteront les deux super-grands, États-Unis et Chine, ainsi qu’un petit nombre d’autres puissances, comme la Russie, le Japon, l’Inde et l’Union européenne. 

: Dès lors, en dépit des antagonismes et des rivalités qui vont certainement perdurer, des relations relativement pacifiques pourraient prévaloir. 

: Parfaitement. Et cela permettrait d’élargir la coopération nécessaire à l’adoption de règles communes facilitant la gestion des biens publics mondiaux. Des modes de coopération efficaces ont été développés au fil du temps dans de nombreux domaines tels que l’énergie, la sécurité nucléaire, la sécurité aérienne et la santé. Il peut en être de même dans la lutte contre le réchauffement climatique et la construction d’une économie basée sur l’énergie propre. Il faut intensifier les efforts visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela suppose de modifier les pratiques de production et de consommation. Les circuits de distribution sont aussi à revoir, ce qui soulève la question de la localisation des activités de production. Avec la mondialisation, des chaînes de valeur mondiales ont été configurées. Les grandes entreprises réalisent leurs activités de conception et de production en différents lieux géographiques et font appel à des milliers de fournisseurs disséminés de par le monde. Cette pratique a favorisé la croissance et permis le décollage des économies émergentes. Mais elle entraîne des coûts environnementaux en raison des transports de marchandises qu’elle occasionne. Elle a par surcroît engendré d’importants coûts sociaux dans les vieux pays industrialisés, y causant déclin industriel et déflation salariale.  

: Pourrait-on restreindre ces coûts? 

: Il est sans doute envisageable de relocaliser une partie de la production au plus près des marchés de consommateurs. D’ailleurs, à la suite des dangers auxquels elles ont été exposées à l’occasion de la pandémie de Covid-19, plusieurs multinationales songent à raccourcir et à concentrer leur chaîne d’approvisionnement. Cependant, il ne serait assurément ni possible ni souhaitable d’instaurer un protectionnisme généralisé. Il serait désastreux de bloquer la diffusion des connaissances scientifiques et techniques, d’entraver la liberté des investissements directs, et d’empêcher la libre circulation des matières premières industrielles et des biens d’équipement. Une telle politique nuirait à tous, mais particulièrement aux pays en développement, qui seraient alors privés des moyens essentiels à leur décollage économique. En pareil cas, comment imaginer que ces pays acceptent de respecter des règles communes qui ne sembleraient profiter qu’à d’autres? Pour atteindre un développement durable à l’échelle mondiale, il faut viser un codéveloppement.

: Et, selon vous, cela implique que la mondialisation, tout en étant davantage maîtrisée, se poursuive.

: Absolument. La montée des dragons asiatiques puis celle des pays émergents n’auraient jamais pu s’amorcer sans la mondialisation. Comme on l’a noté, c’est elle qui leur a ouvert l’accès aux capitaux et aux technologies nécessaires à leur industrialisation ainsi qu’aux marchés sur lesquels ils peuvent écouler leurs productions. Il faut se rappeler que l’Occident lui-même n’a pu assurer son essor économique qu’à la faveur d’un ordre mondial qui lui était propice. C’est en effet la domination qu’il a établie par la conquête des Amériques puis par la colonisation ou la mise en tutelle des autres régions mondiales qui a fait en sorte que l’Occident a été à même d’accumuler des capitaux, de s’approprier des matières premières et de se garantir des débouchés. Les pays en développement ne pourront à leur tour progresser que s’ils profitent d’une configuration favorable de l’économie mondiale. Cela implique bien sûr qu’ils se dotent de stratégies opportunes. Car l’émergence tient aussi à des facteurs internes. Et à cet égard, le rôle de l’État est décisif. Il est le seul à pouvoir procéder à la mise en place des conditions fondamentales du décollage, à savoir un cadre légal et institutionnel favorisant la confiance sociale, des marchés concurrentiels, des infrastructures adéquates, la formation d’une main-d’œuvre de qualité, etc. Il est également le seul capable de concevoir une stratégie économique nationale, de la faire partager par les principaux acteurs socioéconomiques et d’en assurer le déploiement.

: Pour qu’il y ait émergence, il faut donc un État à la fois apte à gouverner et voué au développement.

: Tout à fait. Or, en raison de la diversité des parcours historiques, les États varient beaucoup sous ces deux rapports. Reprenons l’exemple de la Chine. Déjà, au deuxième millénaire avant notre ère, on y trouve de nombreux royaumes. Puis, en – 221, le territoire est unifié et l’ère impériale s’ouvre. Et malgré la discontinuité dynastique, la tradition impériale se maintient jusqu’au XXe siècle, une tradition qui légitime un pouvoir fort et centralisé qui a reçu le mandat céleste d’assurer l’ordre terrestre et l’harmonie sociale. Pour gouverner, ce pouvoir instaure un vaste et complexe corps de fonctionnaires qui lui permet non seulement d’assumer les missions dites régaliennes de défense, de sécurité, de justice et d’apport d’infrastructures, mais également d’assurer son monopole sur les principales productions industrielles et d’imposer sa tutelle sur l’essentiel des activités marchandes. Ce rappel historique montre l’importance des acquis sur lesquels le gouvernement chinois actuel a pu s’appuyer pour engager sa nation dans une dynamique d’essor économique en profitant des opportunités offertes par la mondialisation. Et si d’autres pays de l’Asie orientale et méridionale ont la chance de disposer d’acquis partiellement similaires, cela n’est malheureusement pas le cas dans d’autres régions du monde où des sociétés n’ont connu que des États faibles ou au service exclusif d’élites nationales ou étrangères.      

: Avec un tel héritage, il est sans doute difficile de faire de l’État un outil efficace de développement économique et social.

: Assurément. Notre terre est aujourd’hui couverte d’États-nations, mais tous sont loin de bénéficier d’une gouvernance efficace et soucieuse de l’intérêt général. D’autre part, l’État de droit, libéral et démocratique demeure encore relativement minoritaire. On ne le trouve évidemment pas en Chine où prévaut toujours un État totalitaire. Bien sûr, cet État-parti tire à présent sa légitimité de sa capacité à promouvoir le développement du pays et à le rétablir comme une puissance mondiale. Nous ne sommes plus à l’époque de la Révolution culturelle où les maoïstes prétendaient accoucher d’un monde entièrement nouveau par la destruction du passé et la rééducation des masses. Cependant, le parti communiste exige toujours de sa population qu’elle se soumette inconditionnellement à sa dictature. De plus, la Chine pèse suffisamment lourd pour influencer un certain nombre de pays en développement, où la démocratie est encore fragile et où les traditions autoritaires et populistes sont fortes, afin qu’ils se joignent au camp capitaliste autoritaire. Cela ne veut pas dire que la démocratie ne soit pas appropriable par une pluralité de cultures et de civilisations. D’ailleurs, le développement économique, par le changement social qu’il engendre, peut favoriser la libéralisation et la démocratisation. On l’a vu en Corée du Sud comme à Taïwan, deux pays où la réussite économique a conduit à la naissance d’une société civile capable de précipiter la fin d’une dictature. Je crois profondément que l’aspiration aux valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité peut mûrir chez tous les peuples. Toutefois, comme cette série l’a montré, la métamorphose de l’État représente un défi colossal, et les reculs sont toujours possibles. Néanmoins, sans nécessairement partager les mêmes valeurs, la majorité des États peuvent certainement choisir aujourd’hui de coopérer afin de sauvegarder leur économie et de préserver notre planète.

Série 3. Entretien numéro 19.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les conditions sociopolitiques d’un nouveau contrat social

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a engagés dans une réflexion d’une nature différente au regard de la démarche que nous avions suivie jusque-là. Plutôt que d’interroger l’histoire pour comprendre la métamorphose qu’a subie l’État au cours des âges, nous nous sommes tournés vers l’avenir. Nous l’avons fait depuis un présent assombri par la pandémie de Covid-19 et en proie à une inquiétude croissante face aux cataclysmes environnementaux qui s’annoncent. La transition vers un développement durable nous est apparue comme la seule façon de préserver la biosphère, cette maison unique et commune à tous les vivants. Nous avons examiné les caractéristiques essentielles de ce modèle de développement qui permettrait de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Puis, ayant reconnu que l’État serait le seul à pouvoir assurer la régulation sociale et économique que requiert un tel modèle, nous avons inventorié les principaux moyens dont il disposerait pour ce faire. Toutefois, en fin d’entretien, nous avons laissé en plan la question des possibilités que s’opère effectivement le virage vers un développement durable. L’appel à un New Deal vert a-t-il véritablement des chances d’être entendu? Les populations et les gouvernements vont-ils réellement s’inscrire dans cette perspective? 

Louis : On ne le saura bien sûr qu’a posteriori. Cependant, on peut présumer que cela dépendra de la capacité des acteurs sociaux d’établir un nouveau contrat social basé sur le développement durable. Pour mieux comprendre ce que suppose la mise en vigueur d’un tel pacte, on peut se reporter à celui qui a été initié par certains gouvernements dans les années 1930, et qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale dans l’ensemble des pays développés. Élaboré grâce à un compromis adopté par les principaux acteurs sociaux à la suite de débats démocratiques houleux et prolongés, le nouveau contrat social a fourni de grandes orientations au développement économique et social, qui ont joui d’une certaine continuité, jusqu’à la fin des années 1970, sinon au-delà. En raison de cette entente fondatrice, qui a servi d’assise à l’instauration de l’État social régulateur, l’alternance politique a été relativement harmonieuse pendant plusieurs décennies, les gouvernements successifs poursuivant ce que les précédents avaient construit.

: Mais, une évolution similaire est-elle imaginable dans notre contexte politique actuel?

: À première vue, la situation ne semble pas très favorable. Plutôt qu’à un processus de convergence, on a assisté au cours des dernières décennies à un processus de polarisation et de radicalisation impulsé par les populismes. Prônant un nationalisme étroit, xénophobe et intolérant, les populismes cultivent des identités communes fondées sur la séparation et le rejet. Ils excluent évidemment les étrangers, les immigrés et tous ceux qui sont dénués du caractère natif qu’ils retiennent comme constitutif du peuple qu’ils exaltent. Mais ils repoussent également les élites, ces détenteurs du pouvoir politique, économique, social et culturel qui, selon eux, s’opposent au peuple et le méprisent. À les croire, toutes les situations de domination et d’exploitation découleraient de l’opposition entre ces élites mondialisées, qui seraient au service du capitalisme international, et le peuple.

: Comment expliquer l’essor des populismes?

: Il faut assurément prendre en compte les conséquences néfastes qu’ont eu les crises économiques successives, l’accélération d’une mondialisation peu ou mal maîtrisée et l’application des politiques néolibérales. Les populismes ont attiré majoritairement des personnes peu diplômées, celles qui ont été les plus affectées par la dégradation des conditions d’emploi et des conditions de vie. En proie à un sentiment d’insuffisance et d’impuissance, ces personnes n’arrivent plus à se projeter dans l’avenir. Souvent, elles craignent d’être dépossédées de leur identité en raison de l’ouverture au monde liée à la mondialisation et de l’arrivée d’immigrés qui s’intègrent moins rapidement ou moins facilement que cela n’était le cas auparavant. Les populistes ont beau jeu d’entretenir cette appréhension, de nourrir le ressentiment et de soulever la colère. Ils peuvent rallier des citoyens d’autant plus facilement que ces derniers sont plus défiants à l’égard de la politique et des partis de gouvernement. 

: Vous parlez des populismes plutôt que du populisme. C’est donc que le phénomène offre une certaine diversité.

: Absolument. Tout en présentant des caractéristiques communes, les populismes se différencient à maints égards. Ils sont d’abord teintés par les cultures politiques dans lesquelles ils s’insèrent. Ces cultures émanent elles-mêmes du parcours politique antérieur, de la structure institutionnelle, de la nature des principaux antagonismes, de la place occupée par la religion, du profil des personnalités impliquées, etc. C’est ainsi qu’en Europe occidentale, dans les anciens pays colonisateurs hébergeant une population immigrante souvent mal intégrée, et dans un contexte où se multiplient les attentats terroristes de la part de groupes islamistes, une islamophobie manifeste s’est ajoutée à l’antisémitisme traditionnel. En Europe de l’Est, dans des pays culturellement déstabilisés à la suite de la sortie de l’ère soviétique, c’est la défense des valeurs traditionnelles touchant les modes de vie, l’ordre moral et la religion qui ressort davantage. L’extrême droite américaine offre un autre exemple singulier, par son racisme violent, héritage du système esclavagiste et de la ségrégation. Il nous faut également distinguer les populismes de droite, qui se démarquent par leur recours à une xénophobie active sinon virulente, des populismes de gauche, qui se singularisent par leur détermination à mener des actions redistributives en faveur des classes défavorisées quelles qu’en soient les conséquences. On ne saurait amalgamer le Rassemblement national de Marine Le Pen à la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, non plus qu’assimiler le Venezuela de Chavez à la Hongrie d’Orban. 

: Par ailleurs, au Venezuela ainsi qu’en Hongrie, on est en présence de populismes qui se sont hissés au pouvoir.

: C’est effectivement le cas tout comme ce l’est en Turquie et en Russie. Dans ces divers pays, non seulement des leaders forts prétendant incarner et défendre le peuple ont accédé au pouvoir, mais ils ont entrepris d’en transformer la nature. Ils ont instauré une sorte de démocrature, qui assure un exercice autoritaire du pouvoir dissimulé sous des apparences démocratiques. Réduisant la démocratie à l’expression d’une majorité électorale, et ne reconnaissant plus aucune autonomie à la sphère du droit, ils ont mis au pas ou carrément aboli les autorités indépendantes de l’exécutif, comme les cours constitutionnelles qui garantissent les droits et encadrent pour cela les pouvoirs législatif et exécutif. Ils ont politisé la fonction publique et les entreprises d’État. Ils cherchent à contrôler les médias, manipulent les élections et n’hésitent pas à utiliser la violence si nécessaire. D’autre part, en dehors de ces régimes populistes avérés, les démocraties actuelles ont été touchées par la propagation d’un populisme diffus qui a contaminé certains partis politiques établis. Le Parti républicain américain en constitue le parfait exemple, mais il n’est pas le seul. Dans d’autres pays, des partis moins crapuleux se sont aussi laissé séduire par le discours populiste, entre autres par son appel à un nationalisme étroit et xénophobe. 

: L’idéologie populiste engendre finalement l’intolérance et la division. 

: Elle amène effectivement les communautés à se refermer sur elles-mêmes. Et comble de malheur, s’ajoutent depuis peu les barrières érigées par les extrémistes de la rectitude politique et des luttes identitaires. Nos sociétés sont plus diversifiées, et les minorités de toutes natures, ethnique, religieuse, de genre et d’orientation sexuelle, etc. y revendiquent non seulement une égalité de droits, mais la reconnaissance et le respect de leurs spécificités. Ces revendications sont justes et légitimes. Les luttes entreprises contre les différentes formes de discrimination et d’oppression s’inscrivent dans le processus séculaire d’émancipation engagé sous la démocratie moderne. Malheureusement, comme il arrive parfois, ces luttes connaissent des débordements. De nouveaux zélateurs multiplient les dénonciations arbitraires, culpabilisent des groupes entiers, s’attribuent le monopole de la parole et réclament une censure rigoureuse des discours et des œuvres qu’ils jugent offensants. Plutôt que de sensibiliser les gens aux causes qu’ils prétendent défendre, ces activistes font obstacle au dialogue, sèment l’incompréhension et minent l’empathie et la confiance des uns envers les autres.

: Ce sont en fin de compte les conséquences des idéologies populistes et identitaires qui vous font dire que la situation présente n’est pas très favorable à l’établissement d’un nouveau contrat social. 

: Certes, cette conclusion semble à première vue s’imposer. Toutefois, il nous faut éviter de nous laisser emporter par le tumulte des événements. Les possibilités de mobiliser l’opinion publique et de former des coalitions autour d’un New Deal vert ne sont peut-être pas si faibles qu’on ne le pense. Au cours des dernières décennies, certains analystes ont estimé sans plus que les individus étaient désormais repliés sur eux-mêmes, que nos démocraties étaient dorénavant en panne et nos espaces publics anémiés. Il est vrai que dans nos sociétés modernes, le processus d’individualisation s’est accéléré. Les gens se veulent plus autonomes, déterminés à choisir eux-mêmes leur avenir, leurs liens sociaux, leurs valeurs et leur style de vie. Ils valorisent davantage l’accomplissement personnel. Mais cela ne veut pas dire qu’ils se désintéressent nécessairement du bien commun et qu’ils désinvestissent la sphère publique. Si la confiance des citoyens dans les institutions a diminué et l’abstention aux élections augmenté, par contre, la vigilance civique s’est accrue et les formes de participation citoyenne non conventionnelles se sont multipliées. 

: Sauf que stimulant l’expansion d’une culture de la défiance et du soupçon, les populistes radicalisent et instrumentalisent cette vigilance.

: Assurément. Et avec l’Internet, les dérives complotistes et la désinformation prospèrent. Cependant, cela n’est pas si nouveau. Nos ancêtres n’ont pas attendu les réseaux sociaux pour propager de fausses informations et des rumeurs, le faisant pendant longtemps oralement, puis par la presse et la radio. Des populations entières pouvaient ainsi être dupées. On peut estimer que cela est moins pire aujourd’hui grâce à l’éducation, à la circulation de l’information et à l’ampleur des débats publics qui font en sorte qu’une bonne partie des gens sont à même d’exercer leur jugement critique lorsqu’une situation problématique les interpelle. On peut d’ailleurs compter sur les conséquences des outrances et des bêtises des extrémistes pour favoriser une avancée progressive de l’esprit critique. Pensons au nombre considérable de morts qu’a entraîné Trump par sa sous-estimation grossière de l’impact de la Covid-19, ou encore à l’assaut du Capitole suscité par sa rhétorique incendiaire. De plus, des formes de régulation et d’autorégulation des grandes plateformes numériques comme Facebook ou Google sont en voie d’être instaurées afin que les contenus véhiculés sur les réseaux sociaux soient contrôlés. D’autre part, il ne faut pas oublier les luttes progressistes de toutes natures qui profitent de ce puissant moyen d’information et de mobilisation qu’est l’Internet. Car, sans verser dans l’activisme radical, de nombreux mouvements sociaux et associations s’emploient à changer les choses. Certains de ces groupements s’en tiennent strictement à leurs objectifs propres, mais d’autres ont une vision plus globale des problèmes, et s’efforcent de conscientiser la population. Il y a enfin d’autres acteurs, plus inattendus, qui peuvent eux aussi participer à l’émergence d’une nouvelle volonté collective.

: Qui avez-vous en tête?

: Je pense aux entreprises, dont un bon nombre commence à découvrir l’intérêt de s’engager dans la décarbonisation de l’économie, la revalorisation des matières résiduelles, la création de chaînes d’approvisionnement plus courtes, etc. Elles sont d’ailleurs incitées à le faire non seulement par les syndicats et la société civile, mais par certains grands Fonds d’investissement, eux-mêmes convaincus de la nécessité d’assumer leur responsabilité sociale et environnementale. Évidemment les économies nationales ont tout à y gagner. 

: De nombreux acteurs collectifs, mouvements sociaux, associations, syndicats ou entreprises, seraient donc potentiellement ouverts à un virage vers le développement durable. Mais les États sont-ils prêts à adopter ce nouveau modèle de développement et à en assumer le pilotage?

: La situation varie évidemment d’un pays à l’autre. Nous devrons y revenir dans notre prochain et dernier entretien de cette série, alors que nous aborderons les possibilités d’instaurer une coopération internationale favorable à la transition souhaitée. Mais on peut tout de même noter que le repositionnement de l’État supposerait idéalement que des partis politiques s’en fassent les promoteurs, conscientisent les citoyens, assurent la convergence des forces de changement, nouent les alliances nécessaires, se fassent élire sur cette base et gouvernent en conséquence. Il est très peu probable que les partis de droite ou de centre droit s’engagent les premiers dans cette perspective. Au centre gauche, les partis qui ont exercé le pouvoir au cours des dernières décennies ont souvent perdu leur capacité de proposition, se repliant sur une gestion purement défensive visant à protéger les acquis de l’État social. Et à leur gauche, des partis campant généralement dans l’opposition continuent à se projeter sans tenir compte des circonstances et des contraintes. On ne peut qu’espérer que des partis arrivent à conjuguer lucidité et imagination pour se saisir des nouveaux enjeux. Il est néanmoins fort vraisemblable que le passage au développement durable s’effectue à travers un processus plus lent et plus complexe, sinon plus chaotique, qu’on ne le souhaiterait. 

Série 3. Entretien numéro 18.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État, pilote d’un développement durable

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a rapprochés du temps présent. Nous avons évoqué la crise économique structurelle profonde qui a marqué les années 1970-1980, et noté l’accélération de la mondialisation des marchés et de la production à laquelle elle a donné lieu. Nous avons constaté les impacts négatifs de ces deux phénomènes sur la situation financière et budgétaire de l’État, ainsi que sur son efficacité et sa légitimité. Puis, nous nous sommes penchés sur l’offensive néolibérale qui s’est déployée dans ce contexte particulièrement défavorable à l’État social régulateur. Cherchant à mesurer l’influence effective des idées néolibérales, nous avons relevé les conséquences économiques et sociales désastreuses que leur mise en pratique a entraînées. Nous avons observé en revanche que le discours néolibéral sur le nécessaire retrait de l’État n’a pas eu les effets escomptés par ses adeptes et qu’il a finalement fait long feu. D’une part, la majorité des États n’ont pas battu en retraite face aux marchés, et l’État social régulateur lui-même, bien qu’affaibli, n’a pas été démantelé. D’autre part, les États ont été de plus en plus sollicités et pressés d’intervenir, d’abord en matière de sécurité après les attentats du 11 septembre 2001, puis sur les plans économique et social après la crise de 2008. Vous avez toutefois souligné que ce que certains ont qualifié de retour de l’État allait s’effectuer dans un contexte porteur de défis inédits.

Louis : Des défis inédits ou à tout le moins perçus comme tels. Certes, les problèmes majeurs auxquels nos sociétés sont confrontées ont été pour la plupart soulevés il y a déjà un bon moment par des scientifiques ou des militants. Toutefois, aux yeux de la majorité des populations et dans les espaces publics, c’est sans doute la pandémie de Covid-19 qui les a révélés dans toute leur ampleur. La crise sanitaire a amplifié les attentes à l’égard de l’État, un État devant parer aux dangers, assurer la protection du territoire national, offrir les soins de santé indispensables, apporter un soutien financier aux individus et aux entreprises. Elle a mis en scène des gouvernements qui ont souvent manqué de réactivité et qui pour plusieurs font face à une défiance accrue de la part des citoyens. Elle a dévoilé l’insuffisance des moyens dont disposent les États et a fait exploser leurs dettes. Et la sortie de crise qui s’annonce soulève sans contredit des questions fondamentales. D’abord, celle de savoir comment et à quelle vitesse seront remboursées les dettes. Les gouvernements vont-ils avoir tendance à adopter des mesures d’austérité comme cela a été fait après 2008, au prix de la réduction et de la désorganisation des services publics, de l’accentuation des inégalités et d’une reprise économique lente et hésitante? Au vu des maux qui ont été provoqués par cette politique draconienne, on peut imaginer que les populations vont réclamer que l’on s’y prenne autrement. L’autre question capitale qui se pose concerne le type de repise qu’il faut envisager, compte tenu de la crise climatique qui commence déjà à frapper à nos portes.

: Les diagnostics environnementaux et les projections pour le siècle à venir sont de plus en plus alarmants.

: En effet, les méfaits de la crise écologique mondiale s’annoncent considérables : dérèglement climatique, élévation du niveau des mers, surexploitation des ressources, pertes de biodiversité, baisse de la production agricole, dégradation générale de l’environnement et multiplication des catastrophes naturelles majeures. Ces problèmes tiennent au modèle de développement qui a prévalu jusqu’ici dans les économies modernes, des économies dans lesquelles la production et la consommation de biens sont en expansion constante sans que soient prises en compte les contraintes écologiques. S’inspirant du New Deal mis en place dans les années 1930 par Franklin D. Roosevelt, des groupes et des institutions ont lancé un appel à un New Deal vert. Leur exhortation dépasse la simple idée de favoriser la relance économique par des investissements dans les énergies propres et dans les activités visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Ils invitent à opérer un virage vers un modèle de développement fondé sur le développement durable.

P : Qu’est-ce que cela implique?  

: Les tenants du développement durable considèrent que l’économie doit intégrer les aspects environnementaux et sociaux. Il s’agit de modifier les pratiques de production et de consommation de façon à ce que le patrimoine naturel soit sauvegardé. Cela appelle la mise au point de techniques de fabrication moins polluantes et plus économes en ressources. Cela suppose aussi que la recherche de qualité et de durabilité ainsi qu’une certaine modération se substituent à la poursuite d’une consommation effrénée. Dans cette perspective, la demande devrait être soutenue de deux façons. D’abord par des investissements majeurs dans les biens communs, dans les services de santé et d’éducation, par exemple, ou dans les transports et les logements, soit là où les investissements verts les plus importants peuvent être réalisés. La demande devrait être également soutenue par une augmentation substantielle et plus égalitaire du pouvoir d’achat de la population. 

: De toute évidence, la mise en œuvre de ces diverses mesures nécessiterait l’action de l’État. 

: Absolument. Un modèle de développement permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement suppose un mode de régulation sociale et économique approprié, et passablement différent de celui qui a prévalu dans les pays avancés avant la vague néolibérale. L’État social régulateur s’est voulu complémentaire du marché. Il a laissé en grande partie le marché déterminer la nature des biens et des services à produire, et la façon de les produire. Il est intervenu essentiellement en amont, par la création des infrastructures nécessaires, par la formation des travailleurs, etc., et en aval, par la redistribution visant à atténuer les inégalités et à garantir le pouvoir d’achat. Le développement durable exige davantage, il requiert un pilote qui guide les acteurs économiques afin que soit préservé le bien commun. Seul l’État peut assumer un tel rôle. Il dispose pour ce faire d’importants moyens d’intervention en matière de persuasion, d’incitation et de réglementation. Par l’information, l’État peut amener les citoyens à partager certaines préoccupations et les convaincre de s’attaquer à certains problèmes. Il est le seul à pouvoir réunir l’ensemble des acteurs économiques et sociaux afin de tracer, en concertation, une perspective de développement cohérente. L’État peut aussi instaurer des incitations financières sous la forme de taxes, une taxe carbone par exemple, ou de subventions et d’allocations de prêts à long terme et à bas taux d’intérêt accordées aux collectivités locales, aux entreprises ou aux ménages afin de leur permettre d’investir dans des champs appropriés. L’État peut enfin utiliser son pouvoir légitime de contrainte, puisqu’un bon nombre de pratiques doivent être tout simplement proscrites. 

: Un tel État pilote ne va-t-il pas exercer une mainmise sur la société?

: Il n’est pas question d’aller vers un État qui prétende administrer sa société. On ne saurait se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus. Et, comme l’expérience soviétique l’a amplement démontré, il n’est absolument pas souhaitable de concentrer la propriété au sein d’un État bureaucratisé. On a tout avantage à conserver des entreprises privées, notamment en raison de leur capacité d’innovation en matière de produits, de procédés et de gestion, et de la réactivité que leur confère leur autonomie. Mais encore faut-il s’assurer qu’au-delà de la recherche de profit, elles contribuent au bien-être collectif. Plus généralement, l’État n’a pas à se substituer aux autres acteurs, que ce soient les groupes et associations de la société civile, les collectivités locales, les entreprises coopératives ou les entreprises privées. Il doit par contre les inciter et les mobiliser, soutenir leurs initiatives et faciliter leurs relations mutuelles. Il peut le faire notamment par l’entremise d’entreprises publiques. 

: Ce type d’entreprises existe déjà.

: Effectivement. Au cours des deux derniers siècles, les gouvernements ont été amenés à créer des entreprises publiques afin de produire des biens ou des services jugés essentiels pour la collectivité, mais qui n’étaient pas ou insuffisamment offerts par les entreprises privées. Ce fut le cas, pour des raisons hygiéniques, dans les secteurs de l’adduction d’eau et de la gestion des déchets et des eaux usées. Puis dans les industries naissantes de l’électricité, des transports, avec le chemin de fer, et des télécommunications, avec le téléphone. Au lendemain de la Grande Dépression et de la Seconde Guerre mondiale, de nombreux États se sont dotés d’entreprises publiques à vocation industrielle et commerciale dans des secteurs clefs afin de relancer leur économie et d’en soutenir le développement. Et si ces entreprises ont été touchées par des vagues de privatisation impulsées par le néolibéralisme dans les années 1980-1990, elles ont regagné du crédit depuis le début du XXIe siècle. Dans une économie largement mondialisée, les entreprises publiques s’affirment comme de puissants instruments économiques, des leviers pour le développement et la sauvegarde d’un tissu industriel diversifié.

: Mais en quoi peuvent-elles contribuer à un développement durable?

: Par leurs particularités, notamment leur moindre exigence de rentabilité et leur lien avec une mission d’intérêt général, les entreprises publiques peuvent prendre en compte le long terme, et créer les conditions d’un développement économique durable. Individuellement, elles sont en mesure de mettre en œuvre des politiques publiques responsables dans leur domaine d’activité, en matière d’exploitation de ressources naturelles ou de production d’énergie par exemple. Mais elles sont également aptes à mobiliser différents acteurs économiques et à exercer un leadership dans certains secteurs stratégiques. Dans le secteur de la finance, par exemple, des fonds d’investissement à caractère public peuvent jouer un rôle majeur. Disposant d’importantes ressources et d’une forte expertise, ces fonds peuvent réunir différents agents financiers, des banques coopératives ou privées, afin de canaliser les capitaux vers des investissements conjuguant l’efficacité économique avec la pertinence sociale et la responsabilité environnementale. Au-delà de la création de valeurs, de tels réseaux se réclamant de la finance socialement responsable peuvent assurer aux entreprises un capital patient et les accompagner dans leur développement. 

: Admettons, ce qui est loin d’être évident, que les États décident de s’engager dans une telle perspective, et d’assumer le rôle de pilote d’un développement durable. Néanmoins, comment pourraient-ils disposer des ressources nécessaires à leur action, surendettés qu’ils sont au sortir de la pandémie? 

: Nous devrons bien sûr examiner ultérieurement la question de la capacité et de la volonté des États de piloter un développement durable. Mais considérons pour l’instant celle des ressources dont pourrait disposer l’État dans un avenir prévisible. Pour rembourser les dettes souveraines, dont les intérêts risquent de grever lourdement les budgets publics, on pourrait lever un impôt exceptionnel et progressif sur le capital privé, ce qui permettrait de s’assurer que chacun contribue à l’effort demandé à la mesure de ses moyens. Une telle avenue, qui n’a rien de farfelu, a été empruntée par plusieurs pays européens et par le Japon après chacune des deux guerres mondiales. Ce prélèvement unique est allé jusqu’à atteindre 50 et même 60 % chez les plus riches. Pour ce qui concerne le financement régulier de l’État, il serait difficile d’escompter une hausse forte et durable du taux moyen d’imposition compte tenu du fait que l’État perçoit déjà en moyenne un tiers du revenu national des pays développés. En revanche, on peut imaginer redonner aux impôts sur le revenu la progressivité qu’ils avaient avant l’offensive néolibérale. Et on pourrait les compléter par un impôt sur la propriété. Car, chez les plus riches, le revenu ne représente qu’une fraction insignifiante du patrimoine. Or, si l’on taxe assez souvent le patrimoine immobilier, les actifs financiers ne sont pas pris en compte. De plus, les taxes foncières sont établies de façon proportionnelle à la valeur des biens quelle que soit l’ampleur des détentions individuelles. Il conviendrait d’appliquer des taux progressifs dépendant du montant total des actifs détenus par une personne.

: De telles mesures supposeraient une transparence financière internationale, la fin des paradis fiscaux et une diminution de la concurrence fiscale. Vous me semblez verser ici dans la science-fiction. 

: C’est à voir. Il est sûr que les conditions de réalisation d’un New Deal vert peuvent apparaître inaccessibles. Il nous reste à examiner ce qu’il en est autant sur le plan national que sur le plan international. 

Série 3. Entretien numéro 17.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Crises de l’État et offensive néolibérale

Philippe : Louis, poursuivant notre étude de la métamorphose qu’a subi l’État depuis son avènement jusqu’à aujourd’hui, nous avons consacré notre dernier entretien à la période de l’après-deuxième-guerre-mondiale. Nous avons vu l’État de démocratie libérale se transformer dans le cadre de l’instauration d’un nouveau modèle de développement économique et social. Dans les pays occidentaux, l’État va dorénavant intervenir largement pour assurer un meilleur partage de la prospérité. Pour ce faire, il va élaborer une législation sociale propice aux travailleurs, adopter des mesures de sécurité sociale substantielles et développer une offre de services publics d’importance. L’État se fera également régulateur de la conjoncture économique par ses politiques monétaires, budgétaires et fiscales. Il parviendra ainsi à lier l’économique et le social par un mécanisme circulaire, de telle sorte que le soutien de la demande assurera la relance de l’économie, alors que le bon fonctionnement de celle-ci permettra en retour de se rapprocher du plein emploi et d’alimenter la poursuite d’une politique sociale. Par l’exercice de ses nouveaux rôles, l’État social régulateur va favoriser une croissance qui se maintiendra sur plusieurs décennies. En fin d’entretien, vous avez cependant noté que cet âge d’or ne concernait pour l’essentiel que les sociétés industrialisées, et qu’il allait bientôt s’achever sous le coup d’une crise majeure.

Louis : Effectivement, à partir du milieu des années 1970, l’économie mondiale entre dans une crise structurelle profonde, une crise qui allait bien au-delà des récessions récurrentes, et qui va durer presque vingt ans. On peut l’expliquer brièvement de la façon suivante. Pour des raisons reliées, entre autres, aux limites des technologies existantes, mais aussi à une organisation du travail déplorable qui soulevait la résistance ouvrière, on a assisté dans les pays industrialisés à une chute drastique des gains de productivité. La croissance s’est arrêtée et les entreprises ont vu leur taux de profit s’affaisser. En 1974, la crise devient manifeste. Le choc pétrolier, dans lequel plusieurs ont vu la cause de la crise, ne sera qu’un catalyseur et un accélérateur par la ponction de capitaux qu’il exercera soudainement. Pour compenser le ralentissement de leurs marchés nationaux, les grandes entreprises ont tenté de s’emparer des marchés étrangers, intensifiant la lutte commerciale sur le plan international. Par surcroît, ces grandes entreprises, pour rétablir leur rentabilité, se sont internationalisées, délocalisant leurs activités productives à travers des investissements directs à l’étranger. Elles ont déployé leur système productif sur des continents entiers. Elles ont noué des liens de sous-traitance avec des pays du tiers-monde. Par la suite, ces pays, qui se seront industrialisés, vont se joindre à la concurrence qui n’en sera que plus virulente.

: Quel a été l’impact de la crise sur l’État?

: Sous l’effet de la crise économique, l’État social régulateur fera lui-même face à une triple crise. La première sera de nature financière et budgétaire. Dans un contexte de récession et de restructuration économique qui excluait du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre et désertifiait des régions entières, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante. Et cela, au moment même où les revenus de l’État stagnaient en raison de l’arrêt de la croissance. Les gouvernements ont paré à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui ont débouché sur un processus d’endettement qui s’est révélé, à terme, impossible à suivre. L’État fera également face à une crise d’efficacité, qui a revêtu plusieurs aspects. 

: Quels ont été les plus importants?

: On doit d’abord souligner qu’en raison de la constitution d’un marché mondial unifié, la possibilité de réguler l’économie a échappé, en partie tout au moins, aux gouvernements nationaux. Dans les années 1970, convaincus d’avoir affaire à des difficultés conjoncturelles habituelles, les gouvernements ont fait appel aux politiques usuelles de soutien de la demande. Or, ces politiques ne pouvaient évidemment enrayer la chute de rentabilité causée par la baisse de productivité. En outre, dans un contexte d’internationalisation croissante, la demande stimulée au moyen de fonds publics profitait autant sinon plus aux producteurs étrangers qu’aux producteurs nationaux. D’autre part, les gouvernants se sont vu imposer de sérieuses contraintes en matière de développement économique et, plus largement, de gouvernance. La mobilité croissante des capitaux, jointe aux stratégies des firmes multinationales, avait en effet transformé l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché. Finalement, l’État s’est révélé de moins en moins capable de protéger sa société contre la montée du chômage, de la pauvreté et de l’insécurité. Plusieurs des politiques et des programmes dont il s’était doté, notamment en matière d’éducation et de santé, vont apparaître moins efficaces. Cette désillusion par rapport à l’action de l’État, conjuguée aux difficultés financières et budgétaires, va conduire à une crise de légitimité. Le large consensus qui prévalait antérieurement quant aux orientations poursuivies par l’État social régulateur va être mis à mal. Et dans ce contexte politique particulièrement défavorable, l’offensive néolibérale va se déployer.  

: Qu’en est-il du néolibéralisme?

: L’idéologie néolibérale est apparue dans les années 1940, alors qu’un groupe d’opposants à l’État social qui se mettait alors en place s’est organisé sur le plan international pour mener la lutte contre l’intervention étatique. Des think tanks néolibéraux ont été créés, particulièrement dans les pays anglo-saxons. Très peu influents à l’époque où la croissance perdurait, ces néolibéraux ont profité de la crise des années 1970-1980 pour intervenir en faveur d’un retour au libéralisme classique. Ils vont mener la charge contre la gestion macroéconomique conduite par les États. Attribuant aux politiques publiques la cause du phénomène de stagflation qui conjuguait récession et forte inflation, ils vont prôner le retrait de l’État. 

: L’influence des néolibéraux a été considérable. 

L : Oui, d’autant plus qu’ils ont été fortement appuyés par de nombreux capitalistes, trop heureux de retrouver une plus grande liberté d’action face à l’État. Tout au long des années 1980 et au début des années 1990, le discours néolibéral a été dominant dans les différents forums internationaux, tels que la Banque mondiale, le Fonds monétaire international et l’OCDE. Il a été à la base des politiques imposées aux pays en développement dans le cadre du consensus de Washington. Selon cet accord tacite conclu par les grands bailleurs de fonds internationaux et le Trésor américain, les aides financières ne devaient être accordées aux pays requérants qu’à la condition que soient rejetées toute action structurelle et toute intervention stratégique de l’État au profit de la libéralisation des marchés internes et d’une ouverture à l’économie internationale. Dans les pays industrialisés, le modèle néolibéral n’a été appliqué au départ de façon relativement stricte que dans quelques pays anglo-saxons. En Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, on a ainsi déréglementé les marchés financiers et le marché du travail, on a privatisé, on a amputé les programmes sociaux, particulièrement ceux destinés aux plus pauvres. Et, naturellement, on a réduit les impôts dans le but d’empêcher l’État d’avoir les moyens de revenir à la charge. Toutefois, dans un contexte de mondialisation accélérée, les idées néolibérales ont eu, à terme, des conséquences majeures dans la quasi-totalité des pays. On a connu dans les différents pays industrialisés le gel ou, pire, la baisse des salaires réels, la précarisation croissante de l’emploi, la diminution de la protection sociale et la montée des inégalités.

: Les États, affaiblis, ont donc battu en retraite face à des marchés exerçant une emprise de plus en plus puissante sur le fonctionnement des sociétés.

: Il faut nuancer un tel diagnostic. Je vous rappelle tout d’abord que ce sont les États les plus riches qui ont délibérément organisé la globalisation économique contemporaine, et que nombre d’États ont cherché et réussi à en tirer parti, en adoptant des stratégies de croissance adaptées à une économie ouverte. Qu’un État abandonne une part de sa souveraineté et ouvre ses frontières ne signifie absolument pas qu’il se retire. C’est ainsi que plusieurs pays en développement ont pu entamer leur décollage économique en profitant d’un accès plus aisé aux capitaux, aux technologies et aux marchés. Évidemment, ils n’ont pu le faire qu’en allant à l’encontre dudit consensus de Washington. Que ce soit dans le cas des dragons et des tigres asiatiques ou dans celui des grands pays émergents, comme la Chine, le rôle de l’État a été partout décisif. Non seulement c’est l’État qui a mis en place un cadre légal et institutionnel approprié, développé des infrastructures adéquates et assuré la formation d’une main-d’œuvre de qualité. Mais c’est également l’État qui a défini les stratégies et contrôlé l’ouverture aux investissements étrangers des firmes multinationales afin que puissent être constituées des bases industrielles nationales solides. Déjà, au milieu des années 1990, la Banque mondiale, reconnaissant la réussite des pays émergents, avait changé de mot d’ordre, passant du moins d’État au mieux d’État.

: Cependant, tout au moins dans les pays développés, l’État semble avoir reculé face aux marchés.

L : Ici encore, il faut relativiser. Contrairement à ce que laissent entendre certains, il n’y a pas eu de démantèlement de l’État social régulateur. Dans les pays développés, l’État a continué à intervenir amplement sur les plans économique et social. Et, pour avoir les moyens de le faire, il n’a pas cessé de prélever une bonne partie des richesses produites. En 2019, dans les pays membres de l’OCDE, la pression fiscale était encore en moyenne de 33.9 % du PIB, et près de 60 % de ces prélèvements étaient consacrés aux dépenses sociales. Bien sûr, cela varie d’un pays à l’autre. Ainsi, l’ensemble des taxes et des impôts représentait 24,5 % du PIB aux États-Unis, alors qu’il était de 34,1 au Canada, de 38,9 % au Québec et de 46,3 % au Danemark. En outre, les modes d’intervention de l’État dans l’économie diffèrent considérablement. Il est vrai que dans les pays anglo-saxons, particulièrement aux États-Unis, l’État a tendance à accorder un rôle déterminant aux marchés, laissant autant que possible la concurrence jouer et l’adaptation de la main-d’œuvre opérer sans trop de contraintes. Mais il existe d’autres voies. 

: Le modèle anglo-américain ne s’est pas imposé universellement.

: Absolument. Dans les pays nordiques, où l’on pratique un système de négociations salariales coordonnées, l’État assure un haut niveau de protection sociale et applique des politiques actives sur le marché du travail, ce qui encourage la flexibilité de la main-d’œuvre tout en stimulant l’innovation et la productivité. Plusieurs pays européens présentent une certaine parenté avec ce modèle social-démocrate, sans toutefois offrir une protection sociale aussi développée, et en s’engageant davantage dans la défense des emplois existants. En Asie, de nombreux États collaborent activement avec les grandes firmes à l’élaboration et à la réalisation de stratégies industrielles à long terme. Ces firmes reçoivent un soutien de l’État, qui s’assure en retour que leur expansion profite au maximum au pays.

: À vous entendre, on pourrait conclure que le discours néolibéral sur le nécessaire retrait de l’État a fait long feu.

: Finalement, oui, mais non sans avoir causé de multiples dégâts et posé de sérieux défis. Sur la base de l’application graduelle d’une nouvelle grappe d’innovations technologiques touchant l’information, la communication et la production, et grâce à la montée des pays émergents, l’économie mondiale a connu une certaine reprise à partir du milieu des années 1990. Mais l’équilibre a été instable avant d’être fortement ébranlé. C’est que la financiarisation de l’économie qui a vu le jour dans les années 1980 a octroyé un pouvoir exorbitant aux marchés financiers. Dérégulés, ceux-ci ont cessé de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Les traders et les fonds spéculatifs ont proliféré. Des bulles financières ont éclaté. Les paradis fiscaux ont prospéré, et les inégalités se sont creusées. Et c’est au cœur du milieu de la finance américaine que va se former une crise financière majeure qui va éclater en 2008 et se transformer en une récession globale.  

: Et tous de se tourner vers les États, qui sont alors intervenus de façon massive. 

: Oui, cela a permis d’éviter le pire, même si l’endettement des pays en a été aggravé. Il est clair que le discours dominant concernant l’État a bien changé depuis les années 1980. Déjà, après les attentats du 11 septembre 2001, certains parlaient d’un retour en force de l’État, tout au moins en matière de sécurité. Depuis 2008, ce soi-disant retour est apparu plus spectaculaire et plus généralisé. Le FMI s’est mis à prôner l’intervention de l’État, et l’OCDE à mener la lutte aux paradis fiscaux. C’est tout dire. Toutefois, le contexte social, économique et politique a beaucoup évolué. Et il pose des défis inédits que les États ne pourront relever sans poursuivre leur métamorphose. 

Série 3. Entretien numéro 16.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État social régulateur

Philippe : Louis, notre dernier entretien a porté sur l’État totalitaire, cet État foncièrement nouveau apparu à la suite de la révolution russe de 1917. Selon vous, c’est pour avoir mésestimé et négligé des réalités politiques fondamentales que les communistes ont favorisé son développement. Engagés dans leur lutte pour un monde plus égalitaire et plus juste, ils ont sous-estimé l’importance de respecter les droits et libertés individuels et de reconnaître la légitimité et l’utilité des conflits et des luttes politiques. Se méprenant quant à la nature et aux enjeux du pouvoir, ils ont instauré une dictature qui, loin de faire disparaître toute domination politique, a pourvu l’État d’une maîtrise totale sur l’ensemble social. Heureusement, avez-vous conclu, l’État moderne allait poursuivre tout autrement sa métamorphose.

Louis : Oui, mais hélas les temps déraisonnables n’étaient pas révolus. La première moitié du XXe siècle allait connaître d’autres tempêtes effroyables. Car, parallèlement à la stalinisation du régime soviétique, on allait assister à la montée du fascisme. Au début des années 1920, dans le contexte de forte instabilité politique et sociale qui a suivi la Grande Guerre, les Mussolini, en Italie, et Hitler, en Allemagne, créent leurs partis respectifs sur la base d’un programme politique nationaliste, autoritaire, antisocialiste, antisyndical et raciste. Appuyé par les classes moyennes et les milieux d’affaire qui voient en lui l’homme fort susceptible de ramener l’ordre dans le pays, Mussolini accède au pouvoir dès 1922. Hitler devra attendre en 1933, jusqu’à ce que la situation économique catastrophique créée par la crise de 1929 et le climat politique fortement instable qui en a résulté lui pavent la voie. Les deux guides, le Duce et le Führer, instaurent des États totalitaires. Et pour le faire, ils vont recourir aux procédés déjà appliqués en URSS. On met sur pied une avant-garde disciplinée; on impose le parti unique et la dictature par la violence; on mobilise et l’on enrégimente par la propagande; on subordonne chacun à l’intérêt du tout et au chef qui le personnifie; on dynamise l’économie nationale, mais en accordant le primat au politique; on adopte des mesures de sécurité sociale; on inféode les syndicats; on réprime les opposants et on les interne dans des camps de travail et de concentration. C’est finalement au prix de plusieurs dizaines de millions de morts et de terribles dévastations que la Seconde Guerre mondiale mettra fin au fascisme italien et au nazisme.

: Pourtant, avant la guerre, ces deux régimes avaient été relativement bien vus par certains capitalistes et dirigeants politiques issus d’autres pays occidentaux.  

: Effectivement, en raison de leur crainte et de leur aversion pour le communisme, d’aucuns avaient manifesté une sympathie à l’égard de Mussolini, et même à l’égard d’Hitler. La guerre se faisant plus menaçante, ils vont se rallier à d’autres leaders plus critiques qui avaient, eux, cherché, à refonder un ordre social viable sans dénaturer le modèle de démocratie libérale. Trois tentatives de surmonter les crises économique et sociale qui régnaient dans les années 1930 tout en demeurant dans le cadre d’une démocratie libérale méritent d’être rappelées. Aux États-Unis, l’ambition fut portée par Roosevelt et son équipe de démocrates-progressistes qui entamèrent en 1933 la politique dite du New Deal. Visant à instaurer de toutes nouvelles relations entre l’État et la sphère socioéconomique, le président Roosevelt a fait adopter une série de normes et de politiques touchant de multiples secteurs, les secteurs bancaire, financier, monétaire, industriel, commercial, du travail et de l’emploi, de la sécurité sociale et de la lutte contre la pauvreté. Cependant, le New Deal s’est heurté à une forte résistance et, en mai 1935, la Cour suprême a invalidé la loi lui servant d’assise, le réduisant à une perspective de redistribution sociale. 

: Qu’en est-il des deux autres tentatives?

: La deuxième tentative de réforme s’est passée en France. Elle a été entreprise par le gouvernement du Front populaire dirigé par des socialistes, tel Léon Blum, qui se rattachaient à la tradition du socialisme libéral. Opposée au marxisme-léninisme, cette tradition était soucieuse d’associer le respect de la liberté individuelle, de l’autonomie de la société civile, du droit et de la démocratie à la recherche de conditions sociales, économiques et culturelles plus justes et plus égalitaires. Conduite de 1936 à 1938, l’expérience du Front populaire fut de courte durée. Elle a cependant ouvert de nouveaux horizons au modèle démocratique par ses différentes réformes. Certaines industries ont été nationalisées dans le but de constituer un secteur public pouvant servir de fer de lance à la politique économique nationale. Les normes concernant les relations de travail ont été adaptées en vue de favoriser la liberté syndicale et les négociations collectives. La semaine de 40 heures et les congés payés ont été instaurés. Les salaires ont été substantiellement augmentés dans le cadre d’une politique de redistribution et de relance du pouvoir d’achat. Malgré les limites et les entraves auxquelles elles se sont heurtées, les actions engagées aux États-Unis et en France ont laissé un précieux héritage. C’est toutefois en Scandinavie qu’a été réalisée l’expérience la plus remarquable et la plus durable. 

: Comment s’est-elle opérée?

: Ce sont les sociaux-démocrates qui en ont été les principaux acteurs. Constitués en partis de masse dans les dernières décennies du XIXe siècle, ils bénéficiaient d’une alliance étroite avec les syndicats et pénétraient la vie sociale par de multiples associations. Refusant le léninisme, ils soutenaient une conception réformiste selon laquelle le passage au socialisme devait être progressif, se faire sans violence et par la voie de la démocratie parlementaire. Arrivés au pouvoir au Danemark, en 1929, en Suède, en 1932, et en Norvège, en 1935, ils ont édifié un nouveau modèle conjuguant politique sociale et efficacité économique. Leurs vastes réformes ont introduit, entre autres, la régulation de l’activité économique par l’État en vue d’assurer le plein emploi et un développement équilibré des régions, la reconnaissance d’un rôle important aux syndicats dans l’élaboration des conditions de travail et la gestion des relations de travail, et des droits sociaux visant à asseoir une meilleure répartition des richesses et à corriger les inégalités. Suscitant l’adhésion d’une vaste majorité de la population, ces réformes vont perdurer. 

: Ne vont-elles pas également influencer d’autres États-nations?

: Absolument. Après la Seconde Guerre mondiale, une bonne partie des élites économiques et politiques occidentales se montrent prêtes à rompre avec le libéralisme classique. S’étant ajoutées les unes aux autres, les incidences désastreuses de la crise économique des années 1930, les atrocités commises par les fascismes et la hantise de voir le communisme se propager les ont convaincus de la nécessité d’instaurer un nouveau modèle de développement économique et social. Par des voies différentes, à des rythmes et selon des étendues dissemblables, les États occidentaux développent tous des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Ces diverses mesures vont contribuer à circonscrire sinon à surmonter les conflits économiques et sociaux. Elles vont également être porteuses d’une croissance continue sur une période de près de 30 ans. L’atteinte d’un compromis global et organisé entre le patronat et les syndicats va assurer aux salariés une meilleure part de la richesse produite, ce qui va favoriser une consommation de masse correspondant à la production de masse. 

: Ainsi s’explique la croissance qui a prévalu jusqu’aux années 1970. 

L : Effectivement. Durant cette période, les pays industrialisés connaissent d’une année à l’autre une amélioration de la productivité et donc un accroissement de la richesse produite. Cette richesse est partagée entre les salaires et les profits, les premiers permettant une consommation des biens et des services produits, les seconds garantissant l’investissement et le quasi-plein emploi. Le système semble s’autoalimenter puisque le profit permet de moderniser les équipements, d’améliorer les performances, et donc d’assurer les gains de productivité de la période suivante. Mais encore faut-il que l’État social intervienne pour garantir le partage de la richesse. Il le fera de trois façons. D’abord, l’État crée une législation sociale qui fixe un salaire minimum et généralise les conventions collectives, ce qui oblige les patrons individuels à accorder aux salariés des gains de pouvoir d’achat annuels correspondant à la croissance de la productivité nationale. Ensuite, l’État instaure une sécurité sociale, à savoir des pensions de vieillesse, une assurance-chômage, une assurance-maladie, soit des mesures permettant aux individus de rester consommateurs même dans les cas où ils sont empêchés de gagner leur vie. Enfin, l’État offre des services publics d’importance, particulièrement en matière d’éducation et de santé.

: Procédant ainsi, l’État va donc infuser dans le système économique les quantités de pouvoir d’achat nécessaires pour assurer l’équilibre entre l’offre et la demande.  

: Oui. Et de façon plus générale, l’État se fera régulateur de la conjoncture économique par ses politiques monétaires, budgétaires et fiscales. Ce faisant, il va assumer un autre rôle qu’il n’avait jamais eu jusque-là dans le cadre d’une démocratie libérale. Déjà, dans les années 1930, l’économiste britannique John Maynard Keynes avait défini un tel rôle. Keynes cherchait à échapper à la fâcheuse alternative où se trouvait alors placé l’État, soit de figer la société en faisant peser sur elle une autorité accrue, à la façon des communistes ou des fascistes, soit de la laisser se décomposer dans un processus contradictoire. Entre l’administration de l’économie et le laisser-faire, Keynes va proposer une troisième voie, celle de la régulation. Le but visé est de lier l’économique et le social par un mécanisme circulaire, de telle sorte que le soutien de la demande assure la relance de l’économie, alors que le bon fonctionnement de celle-ci permet en retour de se rapprocher du plein emploi et d’alimenter la poursuite d’une politique sociale. Suivant Keynes, l’État doit anticiper les déséquilibres et agir en vue de réduire la marge des fluctuations. Il doit aplanir le cours de l’économie nationale par un ajustement soigneux et permanent de la demande globale, incluant consommation et investissement, à l’offre de biens et services. Selon que l’on se trouve dans une phase de surchauffe ou de récession, l’État doit augmenter ou abaisser le taux de crédit, resserrer ou élargir l’émission de monnaie, diminuer ou accroître ses dépenses de programme. 

: La théorie de Keynes a-t-elle été largement appliquée? 

: Absolument, et ce pendant plusieurs décennies. Bien sûr, l’État social régulateur a connu un degré de développement différent selon les pays. Mais le consensus autour d’une plus grande intervention de l’État pour atténuer les effets d’une mauvaise conjoncture et pour mieux répartir la prospérité a régné dans la plupart des pays industrialisés, incluant les États-Unis, particulièrement sous les présidences de Kennedy et de Johnson. Cependant, ce qui est apparu par la suite comme un âge d’or n’a touché qu’une minorité de sociétés. Dans un contexte de guerre froide, les pays du bloc soviétique en étaient évidemment pratiquement exclus. Mais cela a été également le cas de la plupart des pays du tiers-monde. Le processus de décolonisation était en cours, mais l’indépendance a dû souvent être arrachée par la force. Il est consternant de réaliser qu’au moment même où elles évoluaient à l’interne vers un État plus démocratique et plus social, plusieurs des anciennes puissances coloniales refusaient toujours de renoncer à la domination sur leurs colonies. Il en a été ainsi par exemple de la Hollande et de la France, qui se sont enlisées dans des guerres atroces, la première en Indonésie, la seconde en Indochine, puis en Algérie. Par surcroît, simultanément à ces guerres rétrogrades vouées à l’échec, et sous hégémonie américaine, s’est mise en place une nouvelle forme de domination, le néocolonialisme, qui a touché tout autant l’Amérique latine que l’Afrique, le Moyen-Orient et l’Asie.

: Alors que l’État de démocratie libérale se transformait, au moins en partie, en outil d’émancipation et de développement sur le plan national, il demeurait donc au service d’un nationalisme belliqueux et spoliateur.

: Malheureusement, oui. En outre, comme nous le verrons, cet État allait bientôt être confronté à une crise structurelle majeure et à la montée de l’idéologie néolibérale.

Série 3. Entretien numéro 15.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État totalitaire

Philippe : Louis, nous avons récemment poursuivi notre examen de l’évolution à travers laquelle l’État moderne a graduellement adopté ses caractéristiques fondamentales. Cependant, au terme de chacun de nos deux derniers entretiens, vous avez souligné que cet État-nation de démocratie libérale qui a vu le jour a été loin de faire l’unanimité. Plutôt que d’entrevoir dans la démocratie libérale une voie pouvant favoriser la souveraineté populaire, certains l’auraient au contraire considérée comme le simple travestissement d’un pouvoir de classe. Plutôt que d’envisager l’État-nation comme une communauté dans laquelle peut s’enraciner la pratique démocratique, ils l’auraient perçu comme une forme de collectivité engageant les peuples dans la xénophobie et la confrontation. Conséquemment, nombre de ces opposants auraient prôné l’internationalisme, et plusieurs seraient allés jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner. Ils auraient ainsi donné naissance à des utopies qui allaient, selon vous, connaître de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. Qu’en est-il de ces utopies? 

Louis : Pour bien en comprendre la nature, il nous faut reprendre le fil de l’histoire à partir des révolutions américaine et française. À l’époque, la foi dans le progrès et la confiance en l’avenir qu’elle nourrissait étaient devenues quasi illimitées. La notion de progrès était apparue dans le domaine des connaissances, en raison de l’avance considérable et incroyablement rapide qu’avait connue le savoir scientifique aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les deux révolutions ont favorisé son application aux affaires humaines en général. Les élites montantes ont en effet conclu de ces changements prodigieux qu’il était tout à fait possible d’améliorer la condition humaine. Et la voie pour y arriver résidait à leurs yeux dans l’alliance entre le libéralisme politique et le libéralisme économique. Fondée sur la liberté individuelle, cette alliance devait assurer à la fois l’émancipation des citoyens et l’enrichissement des sociétés. Mais cela allait bientôt se révéler pratiquement illusoire. Bien sûr, suivant le libéralisme économique, tous étaient formellement égaux, chacun pouvant chercher à s’enrichir en produisant pour un marché réglé par la concurrence. Sauf que le jeu de la concurrence allait permettre à une minorité d’accaparer le pouvoir économique, le plus grand nombre ne contrôlant que peu ou pas ses conditions d’existence. En compétition les uns avec les autres pour la vente de leur force de travail, les ouvriers étaient condamnés à une situation dans laquelle la durée du travail, l’asservissement à la discipline de la fabrique et la faiblesse de la rémunération ne permettaient plus l’accomplissement d’une vie proprement humaine. 

: Les ouvriers ont dû réagir face à un ordre économique et social aussi injuste.

: Assurément. Dans la première moitié du XIXe siècle, des soulèvements majeurs touchent de nombreuses villes en voie d’industrialisation, particulièrement en Angleterre et en France. Les ouvriers s’organisent pour défendre leurs intérêts, créent des associations, des sociétés de secours mutuel et des syndicats. Leurs luttes entretiennent un climat favorable à l’éclosion d’idéologies proposant à la fois une critique de la société existante et des modèles alternatifs d’organisation sociale. On connaissait déjà l’utopie comme fiction narrative. Depuis que le chancelier anglais Thomas More avait fait paraître son ouvrage Utopia, en 1516, de nombreux auteurs avaient eu recours à ce genre littéraire. Décrire l’organisation et le fonctionnement d’une société idéale était une façon aisée et prudente de dénoncer, par contraste, les travers de sa propre société. Mais là, dans le contexte des bouleversements engendrés par une industrialisation capitaliste en plein essor, et sous l’effet des idées naissantes de progrès de l’histoire et de futur pouvant être projeté, l’utopie va muter. Délaissant le langage de la fiction, et s’appuyant sur une interprétation du mouvement historique, les utopies socialistes vont tracer les contours d’un avenir censé correspondre à la marche même de l’histoire, et dont on pouvait favoriser l’avènement.

: Ces idéologies à caractère utopique seront nombreuses.

: Nombreuses, et relativement divergentes. Toutes tiendront le libéralisme économique pour responsable de la misère sociale et du désordre économique. Et la plupart viseront à remplacer aussi largement que possible l’État par la société, une société devant s’édifier à partir de petites communautés plutôt qu’à partir des individus. Cependant, les modèles de reconstruction de l’ordre socioéconomique différeront par leurs orientations, de nature tantôt associative ou libertaire, tantôt collectiviste ou technocratique. S’efforçant de hâter l’avènement de l’avenir, certains disciples de ces doctrines vont tenter de faire l’expérience immédiate des modèles proposés. Mais les communautés mises en place en Angleterre ou aux États-Unis vont connaître des difficultés de nature économique et sociale qui vont les conduire toutes à l’échec. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le marxisme s’impose, supplantant les autres doctrines. Marx et Engels se sont toujours défendu de vouloir mettre en vigueur un système utopique. Reprochant à leurs prédécesseurs d’avoir sous-estimé les forces historiques réelles, ils les qualifiaient d’ailleurs de socialistes utopiques. Ils souhaitaient pour leur part s’en tenir à l’analyse scientifique du mouvement historique et se concentrer sur les luttes à mener. Pourtant, même en s’en défendant, ils ont malgré tout élaboré une vision assez détaillée de la société à venir.

: Et comment se présente cette vision, à tout le moins dans ses grandes lignes? 

: La société à venir sera une société sans classes, qui mettra fin à l’exploitation de l’homme par l’homme. La socialisation des moyens de production et l’essor sans précédent des forces productives qu’elle permettra assureront une abondance de biens et favoriseront l’émancipation et le libre développement des individus. L’État, cet instrument de l’oppression d’une classe par une autre, aura disparu, et l’administration des choses se sera substituée à l’administration des hommes. La solidarité internationale entre les prolétaires aura aboli les frontières et mis définitivement fin aux guerres. Par ailleurs, la réalisation de cette société nouvelle se fera en deux temps. Il faut d’abord que le prolétariat conquiert le pouvoir et instaure sa dictature sur les exploiteurs. Cette révolution permettra de démanteler le capitalisme et d’édifier un socialisme dans lequel chacun recevra en proportion de son travail. Dans un second temps, les forces productives ayant été pleinement développées et les attitudes conformes aux nouvelles valeurs s’étant généralisées, la société nouvelle pourra être parachevée dans un communisme où l’abondance permettra à chacun de recevoir selon ses besoins. 

: Cette utopie marxiste a été mise à l’essai.

: Tout à fait, et en grandeur nature. À partir de la fin du XIXe siècle, plusieurs marxistes, constatant que les institutions démocratiques et le suffrage universel avaient permis l’amélioration des conditions de vie des prolétaires, s’étaient distancié de la thèse de la nécessaire rupture révolutionnaire. Mais la révolution russe va réactiver et fortifier le caractère utopique du marxisme, renforçant l’idée qu’il ne saurait y avoir de progrès par amélioration de l’ordre existant, mais qu’une rupture créatrice d’un monde entièrement nouveau est nécessaire. En octobre 1917, sous la direction de Lénine, les bolchéviques s’emparent du pouvoir. Ils instaurent une dictature qui est, dans les faits, celle du Parti communiste, et qui, ultérieurement, deviendra pratiquement celle de son secrétaire général, Staline. Le régime soviétique accouche d’un totalitarisme qui supprime les libertés individuelles et étend le pouvoir de l’État aux dimensions de la société, empêchant ainsi toute initiative de nature idéologique, politique ou économique. Se prévalant d’internationalisme, il favorise la création à l’étranger de partis frères destinés à soutenir l’Union soviétique et à étendre la révolution. Celle-ci sera contenue en Europe avec l’écrasement des tentatives insurrectionnelles entreprises en Allemagne et en Hongrie après la Première Guerre mondiale, mais des partis communistes s’arrogeront le pouvoir en Europe centrale et orientale et ailleurs dans le monde après la Seconde Guerre mondiale. 

: Ce sera le cas en Chine. 

: Effectivement, la Chine, où le marxisme-léninisme avait pénétré dès les années 1919-1920, a connu elle aussi une et même deux tentatives de transformation volontariste et radicale de la société. Il y a eu d’abord le Grand Bond en avant. Lancé par Mao Zedong en 1958, cet essai utopique visait à refondre complètement la société chinoise et à rattraper en quelques années les nations industrialisées. Des communes populaires sont mises en place. La collectivisation est poussée à son dernier degré, toute propriété individuelle étant abolie et la vie de famille dissoute au profit de la vie en collectivité. Une industrialisation brutale, insensée et désordonnée des campagnes engendre un énorme gaspillage de biens et d’énergie, provoquant un désastre agricole et une famine catastrophique. Mis à l’écart de fait, Mao organise une contre-offensive, cherchant à restaurer son autorité et à redevenir en mesure de relancer la révolution. Ses efforts aboutissent à la Révolution culturelle, qui éclate en 1966. Occultant la lutte pour le pouvoir, la tourmente révolutionnaire mobilise la jeunesse dans le but d’abolir les classes sociales, d’éliminer les privilèges, de supprimer toute distinction entre travail manuel et travail intellectuel, et de réformer les comportements. Les Gardes rouges sèment une terreur qui fera des millions de victimes, et l’utopie débouche sur l’anarchie. La crise sociale et politique sera d’une gravité qui ne fera qu’accroître le retard de la Chine jusqu’à ce que les pragmatistes, avec Deng Xiaoping en tête, parviennent à s’installer au pouvoir de façon durable.

: C’est tout de même incroyable que des millions de personnes se soient engagées dans les processus révolutionnaires qui ont marqué le XXe siècle, et que d’autres, plus nombreuses encore, les aient magnifiés. 

: Je crois qu’il est assez facile de comprendre ce pourquoi le marxisme-léninisme a pu susciter une si large adhésion. D’une part, l’exploitation des travailleurs et le sort imposé aux populations s’avéraient d’autant plus injustes et intolérables que la production de richesses connaissait une augmentation continue depuis plus d’un siècle. Or, cette situation pouvait apparaître inévitable tant et aussi longtemps que le capitalisme perdurerait. D’autre part, depuis les dernières décennies du XIXe siècle, les États européens avaient basculé dans le bellicisme pour établir et défendre leur domination impérialiste. Ils avaient non seulement asservies les peuples des colonies, mais s’étaient enlisés dans la Première Guerre mondiale. Cette abominable guerre de tranchées avait fauché ou estropié des millions de jeunes hommes, et dévasté les économies. Il était donc censé d’espérer que le vieux monde s’effondre et de militer pour qu’un monde plus juste et pacifique voit le jour. 

: C’est la voie choisie pour y parvenir qui a fait problème. 

: Effectivement. Les communistes se sont fixés des buts inaccessibles, cherchant à opérer une rupture complète et définitive avec le passé et à instaurer une liberté et une égalité parfaites. Ils ont cru pouvoir renouveler radicalement toutes les dimensions de la vie d’une société. La réalisation d’une telle utopie supposait sinon de remodeler la nature de l’humain, du moins de s’assurer que les personnes adoptent des comportements appropriés. Pour y arriver, ils ont dû recourir à des mécanismes d’endoctrinement, d’imposition, de contrainte, voire de répression. Il fallait contrôler : contrôler la production et la répartition afin de garantir l’égalité; contrôler les loisirs et les arts afin de veiller à leur vertu éducative et de socialisation; contrôler la famille afin d’éviter le repli sur la sphère des proches et favoriser la fraternité universelle; contrôler les initiatives afin d’assurer la cohésion et de stabiliser les rapports entre les personnes. Prétendant œuvrer au dépérissement de l’État, ils ont créé un tout nouveau type d’État, un État d’une espèce que l’humanité n’avait jamais connue, l’État totalitaire.

: Marx ainsi que la plupart des leaders et des militants communistes de la première heure étaient pourtant loin de ressembler à un Staline ou un Mao. 

: Oui, mais en mésestimant et en négligeant des réalités politiques fondamentales, ils ont fait le lit du totalitarisme. Dénonçant à juste titre le fait que les classes laborieuses avaient un accès très limité aux libertés garanties par l’État de démocratie libérale, ils ont fait fi de ces libertés qu’ils qualifiaient de formelles sinon d’illusoires. Déniant la légitimité et l’utilité des conflits et des luttes politiques, ils ont cherché à en extirper les racines, ce qui ne pouvait conduire qu’à supprimer toute liberté. Instaurant une dictature en vue de faire disparaître toute domination politique, ils ont pourvu l’État d’une maîtrise totale sur l’ensemble social. Heureusement, l’État moderne allait poursuivre tout autrement sa métamorphose.

Série 3. Entretien numéro 14.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État-nation

Philippe : Louis, au cours de nos derniers entretiens, nous avons retracé la façon dont l’État moderne a historiquement pris forme. Nous l’avons vu revêtir graduellement ses attributs fondamentaux : un État qui s’affirme comme étant souverain, mais assujetti au droit; un État libéral qui accorde la primauté à l’individu, mais dont la légitimité tient à la souveraineté populaire. Nous avons assisté à la constitution des mécanismes institutionnels ainsi qu’au choix de la démocratie représentative qui ont permis à cette souveraineté populaire de s’exercer. Au terme de notre périple, vous avez par ailleurs noté les profondes divergences idéologiques qui se sont manifestées autour de ces questions. Loin de voir dans la démocratie libérale une voie pouvant favoriser la souveraineté populaire, certains l’auraient au contraire considérée comme le simple travestissement d’un pouvoir de classe. Allant jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner, ils auraient donné naissance à des utopies qui allaient connaître de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. Vous pouvez sûrement en dire plus sur ces utopies et leur expansion.

Louis : Je crois qu’il sera effectivement utile de le faire. Mais auparavant, il nous faut cerner une dernière caractéristique fondamentale de l’État moderne, une caractéristique qui a, du reste, soulevé elle aussi de nombreux débats. Je veux parler ici de l’État-nation. Dans les démocraties libérales, le peuple, détenteur de la souveraineté, se présente sous la figure de la nation. C’est le partage d’une identité nationale commune qui justifie le fait qu’un peuple puisse revendiquer son propre État. Que le lien national ait précédé l’État ou qu’il ait été pour l’essentiel le fruit de son action, il va fournir le cadre indispensable du fonctionnement de systèmes de gouvernement fondés sur le consentement explicite des gouvernés.

: La nation n’est tout de même pas apparue dans les temps modernes. 

: Bien sûr que non. Les humains sont par nature des êtres sociaux. Ils reçoivent leurs manières de voir, de penser, de sentir et d’agir de la communauté au sein de laquelle ils naissent et sont élevés. Ils s’identifient à cette communauté d’appartenance et la valorisent. À l’échelle des millénaires, à travers des processus tant d’essaimage ou de dispersion que de regroupement ou de fusion, les bandes, les clans et les tributs ont formé des ethnies singulières, pourvues d’institutions, de langues, de religions et de cultures particulières. Des peuples se sont constitués. Si quelques-uns se sont inscrits dans une relative continuité, la plupart sont issus de croisements ou d’hybridations intervenus au fil de parcours sinueux voire agités. Prenons comme exemples les peuples fondateurs des deux premiers États-nations. En France, le peuplement s’est fait sur une très longue durée et à travers de multiples péripéties. En simplifiant passablement, on peut noter la présence d’une population ancestrale de chasseurs-cueilleurs, la pénétration d’agriculteurs venus de l’Est au néolithique, la naissance de la Gaule avec l’arrivée des Celtes vers le VIe siècle avant notre ère, la conquête par Rome et une romanisation qui s’est étendue sur plus de cinq siècles, l’invasion par les peuples germaniques, dont les Francs, les Burgondes et les Goths qui s’assimilent aux Gallo-Romains, l’installation des Bretons en Armorique aux Ve et VIe siècles et celle, ultérieure, de Vikings en Normandie. Le territoire ayant été très longtemps morcelé entre de nombreux pouvoirs, la genèse de la nation française a été lente et difficile. À partir des Capétiens, qui ont régné de 987 à 1328, trois dynasties successives vont réussir à constituer progressivement une entité territoriale, politique, culturelle et religieuse spécifique. Cependant, le sentiment d’appartenance à une nation unique demeurera longtemps réservé à la noblesse et à une élite privilégiée. C’est néanmoins en en appelant à la nation que la Révolution va s’accomplir en 1789.  

: Et qu’en est-il des États-Unis?

: Leur histoire s’avère bien sûr beaucoup plus courte, ne remontant qu’à la première moitié du XVIIe siècle. Mais au moment de déclarer leur indépendance, en 1776, les 13 colonies avaient tout de même connu plusieurs générations qui s’étaient peu à peu façonné des identités plus ou moins distinctes. Essentiellement anglaise à ses débuts, l’Amérique du Nord britannique devient rapidement multiculturelle et multiraciale. Au XVIIIe siècle, la majorité des migrants sont irlandais ou allemands. En plus des Anglais qui s’adjoignent à cette majorité, on rencontre de nombreux Écossais, Néerlandais et Français. Les Amérindiens sont bien sûr toujours présents, quoique repoussés et écartés des nouvelles sociétés qui naissent. Et puis, il y a l’arrivée des Africains, avec l’esclavage qui prend son essor à partir des années 1680. D’autre part, la perception de l’Amérique comme Terre promise attire de nombreuses minorités religieuses persécutées dans leur pays d’origine. Aux côtés des anglicans, membres de l’Église officielle de l’Angleterre, on trouvera donc des congrégationalistes, des quakers, des presbytériens, des luthériens, des réformés hollandais, des huguenots français, des calvinistes suisses et allemands, des catholiques et des Juifs. Les différents groupes ethniques et religieux ayant eu tendance à s’installer en commun, les colonies différeront en partie par leur population. Elles se distingueront également beaucoup au plan économique. Les colonies du Sud, régions de plantations et de monoculture intensive, vivront de l’exportation de tabac et de riz. Les colonies médianes exporteront de la viande, des céréales et de la farine. La Nouvelle-Angleterre disposera d’une économie plus diversifiée, se spécialisant dans le fret et la construction navale en plus d’exporter poissons, produits baleiniers et forestiers. Il faut enfin noter que jusqu’à la lutte pour l’Indépendance, les colonies ont entretenu des rapports directs et séparés avec Londres plutôt qu’entre elles. 

: L’appartenance à une nation américaine commune n’allait donc pas de soi.

: Absolument. Cela permet de comprendre ce pourquoi les Pères fondateurs ont dû laisser une place importante aux États fédérés dans la Constitution de 1787. Les antagonismes liés aux différences économiques et sociales entre le Nord et le Sud vont du reste s’accentuer jusqu’à provoquer la guerre de Sécession. Survenue entre 1861 et 1865, elle constitue l’une des guerres civiles les plus meurtrières de l’histoire. Comme les États-Unis l’ont démontré, la création des États-nations n’a pas toujours été des plus aisées. La revendication nationale pourra exceptionnellement compter sur une identité culturelle et politique préexistante, comme cela s’est produit en France ou au Japon. Cependant, le plus souvent, l’unité politique devra être construite. Dans le meilleur des cas, à l’exemple de l’Allemagne et de l’Italie, cette construction se fera sur la base d’une histoire et d’une culture partagées. Mais les conditions seront parfois moins favorables. 

: Peut-on en conclure que certains États-nations ne seront que des communautés artificielles, constituées pour répondre aux intérêts d’élites économiques et sociales? 

: Écoutez, quelle que soit leur nature, les communautés humaines ont toujours été socialement et culturellement façonnées. Les États-nations, qui ne font pas exception, sont en outre le fruit de projets politiques affirmés. Qu’ils aient pu ou non se fonder sur des bases antérieures solides, les partisans d’un tel projet ont dû l’inscrire dans un territoire précisément défini et le matérialiser dans des institutions particulières. Pour produire ou consolider une identité partagée, ils ont dû recourir à différents moyens comme l’homogénéisation ou la standardisation d’une langue commune, la création d’emblèmes tels un drapeau et un hymne national, l’érection de monuments commémoratifs, l’élaboration de récits historiques qui structurent et fortifient une mémoire commune. Quoi qu’en disent certains, aucun État-nation n’a jamais été un simple cadre institutionnel et juridique. Même les nations qui se définissent en fonction de valeurs universelles, comme la liberté, l’égalité et la fraternité, ancrent ces valeurs dans une singularité de langage, d’identité, de vision du monde et de mémoire. 

P : À la suite de l’Indépendance américaine et de la Révolution française, le nombre d’États-nations va fortement augmenter. 

: Effectivement, l’ère des États-nations ne faisait que commencer. Le mouvement des nationalités va s’amplifier et connaître des moments forts. Dans les premières décennies du XIXe siècle, il touche l’Amérique latine, où le processus d’indépendance met fin à l’Empire espagnol pour faire place à de nombreux États, depuis le Mexique jusqu’au Chili.  La décolonisation s’y opère par ailleurs à l’initiative des descendants des colons et non des autochtones, sauf en Haïti où les anciens esclaves se libèrent du joug français et érigent leur propre république. L’Europe connaît elle aussi une effervescence nationaliste. En 1848, les monarchies réussissent à contenir les tentatives révolutionnaires connues sous l’appellation de Printemps des peuples. Mais l’Italie puis l’Allemagne s’unifient. À l’époque, un chauvinisme manifeste amène d’aucuns à prétendre que le principe des nationalités ne devait s’appliquer qu’aux seules grandes nations, les autres ayant tout à gagner à se fondre en elles. L’histoire va leur donner tort. La marche des nationalités va s’accélérer. Un nouvel épisode interviendra à la fin de la Première Guerre mondiale, avec l’effondrement des grands empires multinationaux d’Europe centrale et orientale, les empires austro-hongrois, allemand, russe et ottoman. Puis, avec la décolonisation des années 1950 et 1960, et, ultérieurement, l’éclatement de l’Empire soviétique, la communauté internationale s’agrandira jusqu’à compter aujourd’hui 193 États-nations. 

: Les conditions dans lesquelles les divers États-nations se sont constitués ont donc passablement varié. 

: Absolument. On peut tout de même distinguer quatre cas de figure prédominants. Le premier concerne des pays comme la Chine ou la Turquie qui bénéficiaient d’une forte continuité étatique et qui avaient été épargnés d’une colonisation directe. Dans ces pays, comme il en avait été en France, la souveraineté nationale a été instaurée à la suite d’une lutte visant à transformer les bases institutionnelles d’un État déjà en place. Le deuxième cas de figure est bien illustré par l’Italie et l’Allemagne, deux pays fondés à l’occasion d’un processus d’unification de régions partageant une histoire et une culture communes. Le troisième cas de figure, dont la Norvège est un bon exemple, est au contraire la résultante d’une sécession, qui peut se réaliser plus ou moins pacifiquement selon la culture politique qui prévaut. Le dernier cas de figure, de beaucoup le plus fréquent, correspond aux États-nations qui ont été créés dans le contexte d’un projet de libération nationale. Suivant le rapport de forces et le degré d’ouverture à la négociation, l’indépendance sera le résultat d’un processus pacifique ou d’une lutte armée, ainsi qu’il en a été en Algérie ou au Viet Nam par exemple. Il reste bien sûr un très grand nombre de collectivités nationales qui n’ont pas leur indépendance. Cela peut tenir à des conditions objectives comme un effectif très réduit ou l’absence de concentration spatiale. Mais cela peut également procéder d’un choix ou découler d’un rapport de forces internes ou externes défavorable. Quoi qu’il en soit, on retrouve des minorités nationales dans tous les pays du monde.  

: Des minorités dont le sort est le plus souvent très peu enviable.

: En effet. Les États-nations ont fréquemment cherché à se donner une homogénéité culturelle au prix de l’oppression et de l’exclusion de leurs minorités nationales. Cela a évidemment été le cas lorsqu’un nationalisme ethnique a été prôné et instrumentalisé par un pouvoir autoritaire. Mais même dans les pays où le nationalisme s’est inscrit dans un projet de nature libérale et démocratique, on a eu tendance à viser l’assimilation des minorités nationales. La question des droits des minorités n’est d’ailleurs apparue que bien tardivement. En outre, non seulement le nationalisme a été généralement oppressif, mais il s’est fait maintes fois belliqueux. C’est ainsi que la fin du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle ont vu les États européens faire appel à la nation pour établir et défendre leur domination impérialiste. Ces méfaits d’un nationalisme réactionnaire et agressif vont convaincre certains que loin d’être une condition de la vie démocratique, l’État-nation en constitue un obstacle majeur.

: Nous pourrons sans doute examiner cette critique en même temps que celle portant sur la démocratie libérale.

: Certainement. D’autant que ces deux critiques ont souvent été associées dans une même idéologie.  

Série 3. Entretien numéro 13.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La démocratie représentative

Philippe : Louis, nos trois derniers entretiens ont porté sur le processus de construction étatique qui s’est engagé dans le monde occidental à compter des XIIIe et XIVe siècles. Nous avons vu les monarchies européennes gagner leur autonomie à l’égard des structures sociales, reconcentrer l’autorité publique et s’assurer une souveraineté territoriale à caractère impersonnel et soumise au droit, tout au moins en principe. Puis, nous nous sommes intéressés à l’avènement du libéralisme politique en Hollande et en Angleterre, deux pays qui ont échappé aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire entreprises aux XVIe et XVIIe siècles. Dans le but de garantir aux individus leurs droits civils, la philosophie libérale va plaider pour une limitation de l’action de l’État, une séparation des pouvoirs et la prépondérance du pouvoir législatif. Mais ce dernier pouvoir sera aux mains de l’élite, une élite qui concevra le régime parlementaire comme le moyen d’assurer la conciliation des intérêts des propriétaires et non l’imposition d’une volonté majoritaire. Les choses vont évoluer avec les grandes révolutions de la fin du XVIIIe siècle. Aux États-Unis comme en France, l’élite, après avoir renversé la monarchie, s’est réclamée du peuple tout entier dans le but d’assurer la légitimité du nouvel État. Et les Américains vont réussir à instaurer un système de gouvernement donnant forme à cette souveraineté populaire. Ils ont mis en place plusieurs assemblées et institué des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, des pouvoirs également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. Toutefois, l’élite refusera le gouvernement de la majorité. Comprenant la souveraineté du peuple de façon fort restrictive, elle limitera les droits de vote et d’éligibilité aux propriétaires blancs de sexe masculin. Nous sommes encore loin de la démocratie moderne.

Louis : En effet. D’ailleurs, le mot démocratie a été pratiquement absent pendant toute la période révolutionnaire tout autant aux États-Unis qu’en France. Se référant à la Rome républicaine, les patriotes américains aussi bien que les révolutionnaires français se sont attachés à l’idée de république et non à celle de démocratie, qui était perçue comme archaïque, utopique et dangereuse. Cette image négative perdurait depuis l’Antiquité. C’est ainsi que Platon concevait la démocratie comme la victoire et la domination nécessairement éphémères des masses incultes, brutales et envieuses sur des élites plus dignes du pouvoir. Même ceux qui, comme Locke, avaient historiquement réclamé le pouvoir de la majorité restreignaient celle-ci aux citoyens actifs membres des élites marchande et intellectuelle. Pour esquiver une telle incohérence, les élites républicaines vont distinguer les droits civils des droits politiques. Suivant cette manière de voir, si les membres de la société sont tous égaux devant la loi et ont tous le droit de jouir de la liberté, il ne s’ensuit pas que tous aient également le droit de prendre une part active à la décision politique et de participer à l’élaboration de la loi. Contrairement aux esclaves, les femmes, les domestiques, les démunis et les illettrés sont bien des citoyens, mais des citoyens passifs qui doivent être représentés dans la vie publique par un mari, un père ou un maître. 

: Mais les citoyens actifs n’étaient-ils pas eux-mêmes simplement représentés dans ces républiques qui s’instauraient?

: En effet, il est vrai que la démocratie moderne sera représentative et non directe. L’idée de représentativité politique avait déjà une longue histoire en Europe. Au Moyen Âge, des assemblées représentatives avaient été instituées dans plusieurs régions, sous des noms divers : états généraux, diètes, cortès ou chambres des communes. Il semble que, dans les débuts, ces assemblées aient provoqué plus d’enthousiasme chez les souverains que chez leurs sujets. Elles leur permettaient de s’assurer un soutien politique et de lier les classes possédantes à leurs décisions. Mais nobles et bourgeois ont appris à s’en servir, non seulement pour présenter leurs doléances et leurs réclamations, mais pour imposer graduellement au prince le respect de certains principes comme celui qui veut que des taxes et des impôts ne peuvent être perçus sans le consentement de ceux qui les paient. 

: Ces pratiques passées ont donc tout naturellement incité les révolutionnaires à mettre en place des institutions représentatives.

: En quelque sorte, oui. Toutefois, leur choix répondait à plusieurs motifs. Il y avait d’abord celui de la dimension des États-nations modernes qui n’a bien sûr rien à voir avec celle des Cités-États de l’Antiquité. Se posait également la question de la complexité des affaires à traiter. À cet égard, même la démocratie dite directe qui prévalait à Athènes attribuait des pouvoirs considérables, parfois supérieurs à ceux de l’Assemblée, à des instances plus restreintes, comme la Boulè, responsable de la préparation des lois, ou les diverses magistratures dont les mandataires géraient les affaires courantes et veillaient à l’application des lois. Cependant, à Athènes, la plupart des membres de ces instances étaient désignés par le sort. Les systèmes représentatifs modernes se distingueront par le fait que les individus assumant des fonctions législatives ou exécutives seront désignés exclusivement par élection. On peut comprendre que dans des sociétés politiques se réclamant de la souveraineté populaire, l’élection, qui légitime tout en sélectionnant, ait été préférée au tirage au sort. La démocratie représentative présentait aussi l’avantage de respecter le principe de la séparation de l’État et de la société. Comme les Pères fondateurs américains l’avaient compris, l’établissement de la différence entre les représentants et le peuple représenté permet d’empêcher une prise directe du pouvoir social sur le pouvoir étatique, et de se prémunir ainsi contre la démagogie, le désordre et l’instabilité. Bien sûr, le pouvoir des élus est constitutionnellement circonscrit et limité dans le temps. Mais ils disposent d’un pouvoir effectif, n’étant pas tenu, juridiquement, de voter comme le souhaite la majorité des électeurs. C’est au moment des élections que les citoyens peuvent sanctionner les élus, ce qui leur confère une influence sur l’action des gouvernants.

: Encore faut-il que ces citoyens aient le droit de vote, ce qui, au départ, n’a pas été le cas de la majorité.

: Effectivement. Cependant, la volonté de restreindre l’exercice des droits politiques ne pourra finalement résister aux assauts progressifs des exclus : les hommes laissés pour compte, les femmes, les jeunes. Successivement, ces différents groupes vont défendre leur cause dans l’espace public, et rallier à eux une majorité de citoyens. Ils pourront le faire en se prévalant des droits fondamentaux qui sont à la base de l’existence de l’espace public, tels la liberté d’opinion, la liberté d’expression et la liberté de réunion. Aux États-Unis, ces libertés ont été garanties par le premier amendement de la Constitution, adopté en 1791. Cela a fait en sorte que le processus d’élargissement des droits de vote et d’éligibilité a pu s’enclencher relativement tôt. Entre 1792 et 1856, les États fédérés ont reconnu l’un après l’autre ces droits de participation à tous les hommes libres. Il faut dire que la relative égalité des conditions dont ces hommes issus de l’immigration européenne profitaient dans ces sociétés neuves les incitait à se considérer comme des semblables, ce qui a pu faciliter les choses. Évidemment, il en a été tout autrement pour les Amérindiens et les Noirs. Les territoires accaparés par les 13 colonies avaient été antérieurement relativement peuplés, occupés depuis des siècles par des tribus installées dans des villages permanents et pratiquant l’agriculture. Mais sous l’effet des épidémies consécutives à l’arrivée des Européens, les populations autochtones avaient fortement diminué. Les Britanniques ont donc pu s’établir dans des lieux en partie dépeuplés sinon abandonnés, et jouer plus facilement les tribus affaiblies les unes contre les autres jusqu’à s’approprier l’ensemble du territoire. Après l’indépendance, les Américains vont refouler graduellement ces peuples gênants vers l’ouest du continent, quand ils ne chercheront pas carrément à les exterminer. 

: Les Amérindiens ont-ils été mis en servitude?

: Un certain nombre l’ont été, particulièrement dans l’actuel sud des États-Unis. On estime qu’entre 30 000 et 50 000 Amérindiens ont été capturés ou achetés par les Anglais entre 1670 et 1715. Toutefois, en raison de leur facilité à fuir et à rejoindre les leurs, la plupart ont été exportés aux Antilles. Sur le continent, la majorité des esclaves seront d’origine africaine. On les retrouvera partout, mais leur nombre sera beaucoup plus important dans les colonies du Sud, où ils constitueront un rouage essentiel de l’économie de plantation. En 1770, ils représentaient 21 % de la population totale. Et bien que la Constitution de 1787 ait prévu que la traite vers les États-Unis allait être supprimée en 1808, chaque État demeurera libre de maintenir l’esclavage jusqu’à ce que la guerre de Sécession tranche la question en 1865. En 1869 et 1870, des amendements constitutionnels ont été adoptés, abolissant l’esclavage et accordant la citoyenneté et le droit de vote aux afro-américains. Néanmoins, l’exclusion et le mépris allaient se maintenir, entre autres sous la forme de la ségrégation raciale qui a prévalu jusque dans les années 1960.

: Et en Europe, en France par exemple, qu’en a-t-il été de l’élargissement des droits politiques?

: En 1848, de nombreux pays européens ont été touchés par une série de mouvements révolutionnaires porteurs de revendications de nature libérale et nationaliste. C’est à l’occasion de ce Printemps des peuples que la France et la Suisse ont octroyé le droit de vote à l’ensemble de leurs citoyens majeurs de sexe masculin. Cependant, dans la France de l’époque, comme dans la plupart des autres sociétés européennes, l’idée d’égalité était largement en avance sur les mœurs. Elle s’est heurtée à de fortes barrières mentales chez les élites nobiliaires et bourgeoises, qui ont mis longtemps à l’accepter. Toutefois, un certain nombre de phénomènes vont en faciliter une appropriation graduelle. Pensons à l’industrialisation et à la scolarisation qui en a été le corollaire ou encore à la consolidation des États nationaux et à leurs luttes qui vont pousser les gouvernements à s’assurer de citoyens plus loyaux et, à certains égards, plus actifs. Et puis, des gouvernements très conservateurs sinon autoritaires, comme ceux dirigés par Bismarck en Allemagne ou Napoléon III en France, vont utiliser le vote à leurs fins. C’est qu’au départ tout au moins, la plupart des nouveaux votants aux élections ou à des plébiscites étant des paysans respectueux des autorités, il a été possible de recourir à leur vote majoritaire comme rempart contre la pression des artisans, ouvriers et autres citadins. 

: Cela a dû passablement ternir l’image des droits politiques aux yeux de certains.

: Effectivement, ces droits sont apparus à d’aucuns comme un marché de dupes. D’autant plus qu’ils ont été accordés au moment où le capitalisme sauvage triomphait, accentuant la misère et les inégalités. Le contraste entre la prétendue égalité politique de tous et la tragique infériorité de la condition de la majorité était criant. Les partisans de la démocratie libérale vont malgré tout demeurer confiants, convaincus que du fait de la loi du nombre, le suffrage universel allait avec le temps favoriser la mise en place de gouvernements progressistes. D’autres, considérant cette démocratie comme n’étant que le travestissement d’un pouvoir de classe, vont la rejeter, allant jusqu’à envisager d’abolir l’État afin de permettre à la société de s’autogouverner. Cette utopie connaîtra de beaux jours aux XIXe et XXe siècles. 

Série 3. Entretien numéro 12.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La souveraineté populaire

Philippe : Louis, lors de notre dernière conversation, nous avons entamé l’examen de la nouvelle forme de société politique et du nouveau type d’État qui ont progressivement vu le jour en Europe occidentale à partir des XVIe et XVIIe siècles. Nous nous sommes intéressés à l’avènement du libéralisme politique, qui s’est implanté d’abord en Hollande, puis en Angleterre. Bénéficiant de l’expansion commerciale stimulée par les grandes découvertes, ces deux pays se sont affirmés successivement comme puissance économique dominante. Et ils ont connu l’émergence d’une nouvelle élite urbaine. Engagés dans des activités commerciales, productives et financières, ces bourgeois partageaient une conception du pouvoir et de la relation entre gouvernants et gouvernés qui accordait le primat à l’individu. Pour défendre leurs intérêts et faire prévaloir leurs idées, ils ont fait en sorte que leurs pays échappent aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire qui ont touché à l’époque la plus grande partie de l’Europe occidentale. Afin de garantir aux individus leurs droits civils, ils ont plaidé pour une limitation de l’action de l’État, une séparation des pouvoirs et la prépondérance du pouvoir législatif. Cependant, les institutions politiques mises en place ne représenteront finalement qu’une mince couche oligarchique. Et les droits individuels fondamentaux, garantis par l’État et assurant à chacun une sphère d’action privée, ne concerneront alors que les hommes appartenant aux couches sociales économiquement dominantes. Vous avez du reste observé que la métamorphose de l’État n’en était encore qu’à ses balbutiements, tout en ajoutant qu’elle allait néanmoins se poursuivre.

Louis : Elle va effectivement se poursuivre, suscitant controverses et débats. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l’élaboration progressive du libéralisme politique a soulevé la question du type d’institutions à mettre en place pour assurer le respect des droits et des libertés individuelles. Des positions contraires ont été soutenues. Le philosophe Thomas Hobbes, par exemple, a prôné la soumission au souverain pour résoudre le dilemme entre le primat à accorder à l’individu et la nécessaire obéissance aux lois de la société politique. Ayant élaboré sa théorie dans le contexte de la guerre civile qui a touché l’Angleterre entre 1642 et 1649, il était persuadé que la sujétion à un pouvoir unique était la seule façon de faire cohabiter pacifiquement des humains, des humains qu’il percevait comme ne recherchant naturellement que leur intérêt et leur plaisir. Cependant, la soumission au souverain ne devait, selon lui, prévaloir que dans l’espace public et non dans les consciences non plus que dans la sphère du privé qui devait rester à la libre initiative des individus. Plusieurs penseurs se sont opposés à Hobbes, dont John Locke et, plus tard, Jean-Jacques Rousseau. Rousseau va s’appuyer sur la théorie formulée par Locke selon laquelle la société doit reposer sur un contrat d’association qui fonde la souveraineté du peuple. À l’encontre de Hobbes, Rousseau soutiendra qu’un peuple ne peut aliéner sa souveraineté au profit d’un prince ou de quelconques représentants, sans se renier et y perdre son être. L’idée de souveraineté populaire qu’il a défendu va triompher, mais en empruntant des voies fort différentes de celles qu’il avait imaginées.

: Les acteurs de la Révolution française vont pourtant s’inspirer grandement de sa pensée.

: En effet. Mais c’est aux États-Unis et non en France que la souveraineté populaire va trouver à s’incarner. Créées au XVIIe siècle, soit à une époque où le pouvoir de Londres était affaibli, les 13 colonies américaines vont jouir, dans les faits et longtemps, d’une large mesure d’indépendance. Mais à partir de 1763, à la suite de la conquête de la Nouvelle-France, la métropole devient plus exigeante. Il faut payer les frais de cette conquête et l’entretien d’une armée capable de surveiller les Canadiens et les Indiens. Héritiers des idées politiques anglaises, particulièrement de celles formulées par Locke, et dotés d’assemblées représentatives de divers types depuis leurs tout débuts, les Américains vont refuser de payer des impôts votés par un parlement où ils ne sont pas représentés. Le conflit s’envenime. Les Américains s’insurgent et déclarent l’Indépendance en 1776. Après la guerre d’Indépendance, les 13 colonies, qui entretenaient entre elles des rivalités anciennes, se métamorphosent en 13 États, vaguement liés les uns aux autres par un Congrès sans autorité. Commence alors une période agitée marquée par des luttes commerciales entre les 13 États, mais aussi par des conflits entre groupes et classes qui frôlent à certains moments la guerre civile. Les nouvelles assemblées législatives s’arrogent non seulement les responsabilités exécutives et judiciaires, mais aussi le droit de modifier ou d’interpréter les Constitutions lorsqu’elles le jugent à propos. L’arbitraire et l’instabilité règnent. 

: Comment les Américains en sont-ils arrivés à atténuer l’affrontement des factions et à maîtriser la situation?

: Les débats ont été tumultueux, marqués de vives controverses. Mais, finalement, les élites se sont majoritairement ralliées à un projet de constitution d’une république fédérative organisée selon le principe de la séparation des pouvoirs. Adopté en 1787, ce projet avait été élaboré par des fédéralistes, convaincus de la nécessité de disposer d’un pouvoir central relativement fort afin de garantir l’ordre intérieur et la sécurité extérieure, de favoriser le commerce et de permettre un partage équitable de l’immense territoire situé à l’ouest des 13 colonies. Fruit d’un compromis entre grands et petits États, la Constitution sera perçue comme une loi fondamentale, mise à part de toutes les institutions gouvernementales et servant à les contrôler. Deux chambres seront créées : celle des représentants, dont le nombre sera proportionnel à la population, et le Sénat qui comptera deux sénateurs par État. La Constitution visera par ailleurs à répondre à la fois à la nécessité de créer un gouvernement républicain pour conserver l’appui populaire et au désir de se prémunir contre la démagogie, le désordre et l’instabilité. 

: L’élite sociale et économique craignait les masses.

: Oui. Mais, paradoxalement, c’est en se réclamant de la doctrine de la souveraineté populaire que cette élite va finalement pouvoir harnacher le pouvoir populaire, en amenant une majorité désenchantée par les désordres à la conviction qu’un pouvoir législatif, absolu et sans appel, devait résider non pas dans un corps particulier mais dans le peuple en général. À la différence de ce qui prévalait dans le régime mixte anglais où le peuple participait au gouvernement par le truchement de la Chambre des communes, le peuple américain allait envelopper le gouvernement tout entier, aucune branche, ni aucun organe ne pouvant parler avec l’autorité entière du peuple. De plus, cette nouvelle conception permettait de procéder à une véritable séparation des pouvoirs, les Pères fondateurs ayant encore là invoqué la souveraineté pour instituer des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, mais étant également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. Ce jeu de pouvoirs et de contre-pouvoirs va devenir l’un des principes dominants du système politique américain. 

: Les Américains ont donc réussi à instaurer un système de gouvernement viable, donnant forme à la souveraineté populaire.

: Absolument, et cela n’allait pas de soi. L’échec de la Révolution française en est un témoignage éloquent. Marquées par la Terreur, les dix années de révolution, de 1789 à 1799, ont débouché sur l’Empire napoléonien, qui sera lui-même suivi de la restauration de la monarchie et du Second Empire. Ce ne sera finalement que dans les années 1870 et 1880 que seront institutionnalisés des mécanismes permettant de donner corps à la souveraineté populaire. De plus, la République sera alors corsetée dans un parlementarisme qui ne sera pas sans poser de nombreux problèmes et qui prévaudra jusqu’à la création de la Ve République, en 1958. 

: Comment expliquer ce contraste saisissant, ces différences frappantes entre les deux parcours?

: Les Américains jouissaient de conditions propices à l’innovation démocratique. Dans leur société neuve née de la volonté de s’associer, ils avaient expérimenté pendant plus de cent cinquante ans des libertés communales locales et une certaine égalité des conditions. À l’opposé, les Français étaient dotés d’une culture politique inégalitaire et anti pluraliste, un legs de la monarchie absolue et du catholicisme qui offrait bien peu d’appui à la construction démocratique. Et puis, les chemins empruntés par les uns et les autres pour matérialiser la souveraineté populaire ont été fort différents. Les Français ont jugé que l’assemblée unique était la seule forme appropriée pour mettre en œuvre une souveraineté essentiellement indivisible. Ils ont cherché à assurer la suprématie au pouvoir législatif, identifié à la Nation, confinant l’exécutif dans une fonction strictement subordonnée d’exécution, d’application des lois et d’administration de la justice. Tout autrement, comme nous l’avons vu, les Américains ont mis en place plusieurs assemblées et institué des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ne dépendant pas l’un de l’autre, des pouvoirs également responsables devant le peuple et se limitant les uns les autres. La place ménagée à la division partisane et à la discorde des intérêts a été également fort dissemblable dans les deux pays. 

: Qu’est-ce à dire? 

: En France, la détermination à rompre avec la société d’ordres, à s’affranchir des groupes de pression et à faire prévaloir la volonté générale a conduit les révolutionnaires à supprimer tous les corps intermédiaires entre l’individu et l’État. Les Américains avaient eux aussi commencé la révolution en considérant le peuple comme une entité homogène dressée contre les gouvernants. Mais à travers le processus conflictuel qui les a menés à la Constitution, ils sont passés de la conception d’une société imaginée comme un corps collectif à celle d’une société comprise comme composée d’individus aux intérêts variés et opposés entre eux. Ainsi, Madison, l’un des principaux auteurs de la Constitution, expliquera l’existence de factions rivales par la diversité des passions, des intérêts et des opinions. À son avis, cette diversité tenait à la nature humaine, et s’était considérablement accrue avec le développement économique et social. Il n’était donc pas question pour lui de chercher à l’éliminer, ce qui aurait conduit à supprimer toute liberté. Il fallait inventer un système de gouvernement nouveau, capable d’atténuer les effets négatifs des factions sans prétendre en extirper les racines, un système dans lequel il serait possible d’assurer la souveraineté populaire tout en empêchant la majorité de porter atteinte aux droits des minorités. 

: Les Américains ont pour ainsi dire légitimé les luttes politiques.

: Tout à fait. Plutôt que de nier l’existence des conflits, comme le faisaient les régimes autoritaires, et comme le feront ultérieurement plus encore les régimes totalitaires, ils se sont appliqués à créer des institutions permettant de faire en sorte que les conflits s’expriment publiquement tout en respectant des règles. C’était en quelque sorte un retour à la politique telle qu’elle avait été conçue et appliquée dans les cités grecques anciennes et la République romaine, où la gouverne publique et collective impliquait des débats entre points de vue opposés. 

: Reste la question de savoir qui pouvait participer à ces débats. À Athènes comme à Rome, ce n’était qu’une infime minorité. Qu’en a-t-il été aux États-Unis en 1787?

: À l’époque, chacun des États fondateurs disposait de sa propre législation en matière de droits de vote et d’éligibilité, y compris pour les élections fédérales. Ces droits ont été limités aux propriétaires blancs de sexe masculin. L’élite refusant le gouvernement de la majorité, la souveraineté du peuple a été comprise de façon fort limitative. Mais cela n’allait pas durer.

Série 3. Entretien numéro 11

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une nouvelle conception du pouvoir : le libéralisme politique

Philippe : Louis, au cours de nos deniers entretiens, nous avons examiné trois circonstances qui ont marqué de façon substantielle le parcours politique de l’Europe occidentale prémoderne, à savoir la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents, la transformation des structures sociales sous l’effet d’une expansion géographique des échanges économiques, et la propagation d’une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie du champ politique, la souveraineté de l’État et les limites de son pouvoir. Vous avez conclu notre examen en formulant l’hypothèse selon laquelle la conjugaison de ces trois facteurs aurait ultimement facilité l’émergence d’une nouvelle forme de société politique et la construction d’un nouveau type d’État. Vous pouvez sans doute étayer cette supposition.

Louis : S’agissant de la formulation de cette hypothèse, je vous ferai d’abord remarquer l’importance des mots « faciliter » et « ultimement » que l’on y retrouve. Car, d’une part, les trois facteurs en question ne sont pas intervenus comme des causes déterminantes, mais à la manière de conditions facilitantes. Et, d’autre part, leur effet n’a pas été constant. Les luttes menées autour de la souveraineté aux XVIe et XVIIe siècles démontrent amplement le bien-fondé de ces deux précisions. À cette époque, on assiste à une importante centralisation du pouvoir dans la plus grande partie de l’Europe occidentale. L’Espagne, la France, les possessions des Habsbourg de Vienne connaissent ce qui a été qualifié de royauté absolue. Bien sûr, le terme « absolu » est une appellation erronée. Aucune monarchie occidentale n’a jamais joui d’un pouvoir absolu sur ses sujets dans le sens d’un despotisme sans entraves. Aucun des absolutismes n’a jamais pu disposer à volonté de la liberté ou des propriétés foncières de la noblesse, du clergé ou de la bourgeoisie. Ils ne réussirent pas davantage à supprimer les corps politiques traditionnels ou à abolir leurs privilèges. Mais il reste que de nombreux monarques ont réussi à concentrer les pouvoirs et à domestiquer noblesse, clergé et bourgeoisie. Deux pays ont cependant échappé aux tentatives de création d’une monarchie autoritaire : la Hollande, dénommée alors Provinces-Unies des Pays-Bas, et l’Angleterre.

: Que s’est-il précisément passé dans ces deux pays?

: Les Provinces-Unies des Pays-Bas avaient été historiquement rassemblées par les ducs de Bourgogne, au moyen de mariages, d’achats et de conquêtes. Elles avaient été par la suite léguées en héritage à Charles Quint, empereur du Saint-Empire romain germanique et roi d’Espagne, puis à son fils aîné, Philippe II roi d’Espagne. Mais, en 1581, Philippe II est destitué par les états généraux des Provines-Unies. Ils lui reprochent de vouloir gouverner de manière absolue, en tyran, sans respecter les libertés établies, notamment en matière religieuse et de taxation. Après avoir échoué à lui trouver un successeur acceptant de se voir confier un pouvoir limité, les états généraux ont instauré une république fédérale qui a su se maintenir par-delà une période trouble marquée par des luttes entre nobles et grands marchands. En Angleterre, c’est au XVIIe siècle que les dernières tentatives de création d’une monarchie autoritaire ont été contrées. Le Parlement, cette vieille institution collective de la classe dirigeante féodale, va se dresser contre le roi Charles Ier, ce qui donnera lieu à la Civil War, une guerre civile qui va durer de 1642 à 1649 et au cours de laquelle le roi sera décapité. Par la suite, son successeur, Jacques II, fera face à la Glorious Revolution (1688-1689), qui va donner le jour à un gouvernement constitutionnel limitant l’arbitraire royal.

: Comment expliquer ces deux parcours exceptionnels?        

: La force des traditions politiques et la solidité des institutions héritées du Moyen Âge ont pu avoir de l’effet. Cependant, les facteurs prépondérants ont sans doute à voir avec l’émergence d’une nouvelle élite urbaine, une élite composée de bourgeois, porteurs d’intérêts particuliers et d’idées novatrices. Il faut se rappeler que les deux pays en question sont de l’Europe du Nord-Ouest, soit de la région qui a éprouvé avec une intensité maximale les bouleversements économiques et sociaux liés aux grandes découvertes. Grands bénéficiaires de l’expansion commerciale, ils se sont affirmés successivement comme puissance dominante. Au début du XVIIe siècle, la Hollande est la première à connaître un développement considérable des forces productives lui assurant une supériorité matérielle, commerciale et militaire. Une paysannerie libre et majoritairement propriétaire y révolutionne l’agriculture. Elle spécialise ses productions, utilise des engrais, se sert des moulins à vent comme énergie motrice, investit considérablement, participe au marché et prend en compte des critères de rentabilité. La main-d’œuvre libérée de l’agriculture est embauchée dans la flotte de pêche et, surtout, dans la flotte commerciale, car la Hollande contrôlera une grande partie des principaux axes du marché mondial. Tout un secteur manufacturier de pointe et lié au grand commerce se développe, d’abord dans la construction navale, puis dans des entreprises qui transforment la matière première importée en produits finis qu’elles exportent : distilleries, fonderies, raffineries de sucre ou de sel, usines de tabac ou de savon, blanchisseries de drap, imprimeries et verreries. Le salariat se généralise. La Hollande a également joué un rôle majeur au plan financier, accumulant un énorme capital. Sa monnaie sûre servit longtemps de monnaie de référence pour les échanges internationaux. Et la première véritable banque y fut fondée, en 1609, de même que la première Bourse.

: Qu’en est-il de l’Angleterre?

: Eh bien, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, elle déclasse la Hollande. Elle disposait pour ce faire de certains avantages, comme une source d’énergie disponible supérieure, soit le charbon plutôt que la tourbe, et un marché intérieur plus important, en raison de la taille de sa population qui était de 5 millions alors que celle de la Hollande n’était que d’un million et demi. Mais, par-dessus tout, elle a instauré rapidement des rapports de production capitalistes, même dans les campagnes où l’on a fait appel à des ouvriers salariés tout autant pour les travaux agricoles que pour la production de textiles. L’expansion accélérée de sa production et de son commerce vont la faire passer graduellement d’un statut de dépendant à celui de rival de la Hollande. Puis, l’affrontement commercial va déboucher sur un affrontement militaire, dont l’Angleterre sortira dominante. Elle se retrouvera ainsi au cœur de la première révolution industrielle et à l’avant-garde du développement capitaliste, et imposera son hégémonie pour plus de deux cents ans.

: Dans nos deux pays, ce sont donc des bourgeois, marchands, industriels ou financiers, qui vont diriger la lutte contre l’autoritarisme.

: Effectivement, quoiqu’une partie de la noblesse ait collaboré, particulièrement en Angleterre. Ces différents acteurs se sentiront d’autant plus justifiés de mener cette lutte qu’ils partageaient une conception du pouvoir et de la relation entre gouvernants et gouvernés qui accordait le primat à l’individu. Déjà, au XIVe siècle, Guillaume d’Occam, ce franciscain anglais qu’Umberto Eco a mis en scène dans son beau roman Le nom de la rose, avait donné à l’idée de contrat conditionnel liant le prince et son peuple une dimension individualiste et non plus communautaire. Soutenant que l’Église est non pas une collectivité organique soumise au pape, mais un rassemblement volontaire d’hommes et de femmes ayant chacun une relation de foi personnelle avec Dieu, il avait suggéré qu’il en allait de même dans l’ordre politique. Plus tard, le mouvement humaniste du XVIe siècle a défendu le primat de l’individu. Ainsi, l’un de ses plus grands représentants, Érasme, philosophe et théologien originaire des Pays-Bas, considérait-il que ce qui fait la légitimité du pouvoir, c’est le respect qu’il témoigne à la liberté de l’homme. Cette façon de voir sera développée par les calvinistes. Avec Martin Luther et quelques autres, Jean Calvin a initié, au début du XVIe siècle, la réforme protestante, qui a touché la majeure partie de l’Europe du Nord-Ouest. Luther, aux yeux duquel l’État était un mal nécessaire, en était venu à justifier les pouvoirs en place. Au contraire, Calvin, affirmant la primauté de la société, refusera à l’État toute supériorité intrinsèque. La tradition calviniste considérera l’État d’un point de vue strictement utilitaire, comme devant assurer l’ordre, la discipline, et permettre l’existence harmonieuse de la société. Issu du calvinisme, le puritanisme va fournir aux révolutionnaires néerlandais et anglais des XVIe et XVIIe siècles tout à la fois les arguments justifiant leur lutte contre l’absolutisme, un modèle organisationnel de petits groupes fermés de militants enthousiastes sous la direction d’une élite et des chefs qui vont leur permettre de l’emporter. 

: Ces révolutionnaires vont finalement poser les bases d’une nouvelle théorie du pouvoir.

: Parfaitement. Cette nouvelle théorie du pouvoir, qualifiée de libéralisme politique, sera élaborée par un certain nombre de théoriciens engagés dans la cause révolutionnaire, comme le Néerlandais Hugo Grotius (1583-1645) et l’Anglais John Locke (1632-1704). Grotius a beaucoup contribué à l’évolution de la notion de droits. Considérant que Dieu a doté l’individu de droits attachés à sa nature même, il estime que c’est pour préserver ces droits naturels que les hommes décident de remettre l’autorité à une instance souveraine. Avant Grotius, les droits étaient avant tout perçus comme étant rattachés aux objets. Après lui, ils seront vus comme appartenant à des personnes, comme l’expression d’une capacité d’agir ou comme des moyens de réaliser telle ou telle chose. S’étant beaucoup intéressé à la relation entre les Églises et l’État, Grotius défendra aussi dans ses écrits l’idée de tolérance religieuse. Sous la pression des autorités ecclésiastiques dont il avait soulevé la colère, il se verra en conséquence infliger une condamnation de prison à vie. Il réussira cependant à s’enfuir à Paris, où il continuera à écrire. Néanmoins, la Hollande connaîtra généralement un climat de tolérance politique et religieuse qui en fera une terre d’accueil pour les réfugiés et les dissidents. Les juifs de l’Espagne et du Portugal, les huguenots de France et les puritains d’Angleterre s’y réfugieront en masse. Et les villes néerlandaises deviendront des centres de savoir cosmopolites, hébergeant de nombreux penseurs comme Spinoza, Descartes et Locke.

: Et quant à Locke, justement, quel sera son apport?

: Reconnu comme l’un des principaux théoriciens du libéralisme, Locke a développé sa pensée politique dans le contexte de la Glorious Revolution, qui a chassé le roi Jacques II et imposé à son successeur, le protestant Guillaume III d’Orange-Nassau, une Déclaration des droits par laquelle ce dernier acceptait de voir son pouvoir limité. Locke théorise les idées débattues durant la révolution. Il revendique un gouvernement constitutionnel, c’est-à-dire la limitation expresse de l’exercice du pouvoir politique et un certain équilibre entre les différentes composantes du gouvernement, afin de garantir aux individus leurs droits civils. Il partage avec d’autres auteurs l’idée d’un contrat d’association préexistant au contrat par lequel le peuple établit un gouvernement, mais il ajoute que le peuple demeure en permanence détenteur de la souveraineté qu’il ne délègue que provisoirement et sous condition de surveillance. Il distingue les pouvoirs législatif et exécutif. Les propositions qu’il formule vont constituer la charte du libéralisme politique qui sera à l’œuvre dans l’Angleterre de la fin du XVIIe et du XVIIIe siècle. Cette nouvelle conception politique valorisera donc les idées suivantes : la séparation des pouvoirs; la prépondérance du pouvoir législatif, un pouvoir au demeurant désigné pour une période limitée et aux prérogatives soigneusement circonscrites; le droit au soulèvement comme conséquence d’une souveraineté résidant dans le peuple et déléguée sous surveillance au gouvernement.

: La Constitution anglaise sera donc très progressiste.

: Certainement. Pour les penseurs des Lumières, un Montesquieu par exemple, elle incarnait l’idéal politique. Toutefois, il faut bien voir que le Parlement anglais ne représentait à l’époque qu’une mince couche oligarchique. Voir aussi que les droits individuels fondamentaux, garantis par l’État et assurant à chacun une sphère d’action privée, ne concernaient alors que les hommes appartenant aux couches sociales économiquement dominantes. La métamorphose de l’État n’en était encore qu’à ses balbutiements. 

Série 3. Entretien numéro 10.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’institution d’un nouveau type de souveraineté en Europe occidentale prémoderne 

Philippe : Louis, nous poursuivons notre étude de la métamorphose qu’a subi l’État depuis son avènement jusqu’à aujourd’hui. Nous avons scruté les conditions dans lesquelles il a émergé et les caractéristiques qu’il a communément présentées pendant des millénaires. Puis, nous avons considéré deux cas d’exception, celui de la Grèce de l’époque classique et celui de la Rome républicaine, qui ont connu des innovations politiques et idéologiques majeures. Nous nous sommes particulièrement intéressés aux facteurs qui ont favorisé l’introduction de ces innovations en Grèce. Nous avons par la suite examiné la façon dont des facteurs similaires sont intervenus dans le parcours politique de l’Europe prémoderne. Nous avons pu constater que ce parcours a été marqué par l’absence d’unification et un polycentrisme fondé sur la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents. Nous avons également pu observer les effets sociopolitiques qu’a entraîné la réinsertion graduelle de l’Europe dans les réseaux d’échanges économiques transcontinentaux, d’abord à l’occasion du mouvement communal italien, puis à la suite des Grandes découvertes. Il nous reste à considérer le troisième facteur, celui qui se rapporte précisément aux institutions politiques.

Louis : Tout à fait. Lors de notre dernier entretien, nous avons vu comment une nouvelle forme d’organisation sociale et politique a émergé en Italie du Centre et du Nord à partir du milieu du XIIe siècle. Des communes affirment leur autonomie, se constituent en républiques indépendantes et mettent en place des organes électifs de gouvernement. Le mouvement communal se rencontrera dans d’autres régions, que ce soit dans le sud de la France ou encore en Allemagne, où des villes commerciales vont s’octroyer une souveraineté politique et s’associer au sein de la Ligue hanséatique. C’est toutefois dans les villes italiennes comme Florence que le questionnement sur les institutions politiques a été le plus intense et le plus fécond. Ce questionnement s’est du reste nourri de l’expérience de la République romaine, que les auteurs latins avaient décrite et commentée.

: Ce sont donc leurs écrits qui, de nombreux siècles plus tard, ont inspiré des penseurs comme Machiavel. 

: Absolument. Et les idées politiques nouvelles développées à la Renaissance vont influencer largement les théoriciens qui vont ultérieurement poser les bases de l’État moderne. Mais cet État moderne va se déployer dans un contexte fort différent de celui des cités-États, dont le temps était compté. Un tout autre processus de construction étatique était en marche, un processus qui allait façonner l’avenir. Enclenchée en Europe occidentale au XIIIe siècle, une lutte pour la domination entre différents centres dynastiques battait son plein, une lutte qui allait défaire l’ordre féodal établi. 

: Comment cela s’est-il passé?

: Comme nous l’avons vu antérieurement, l’ordre féodal était tel que les seigneurs entretenaient des rivalités incessantes pour agrandir leur territoire, ce qui a abouti à l’émergence de centres dynastiques relativement puissants. Eux-mêmes forcés de faire la guerre, ne serait-ce que pour se protéger des tentatives d’assujettissement de la part de voisins belliqueux, les rois ont été contraints de s’approprier des moyens de plus en plus considérables. Ils ont entrepris pour ce faire de taxer l’ensemble de leurs sujets, et non plus seulement leurs vassaux, lesquels à leur tour taxaient éventuellement leurs propres hommes. Ce nouveau circuit de prélèvement a bouleversé les hiérarchies sociales et les pratiques de commandement caractéristiques de la féodalité. Avec l’apparition d’un prélèvement d’État, l’autorité publique jusque-là répartie entre les membres de l’aristocratie s’est reconcentrée. Non seulement les rois se sont affirmés comme ceux qui assuraient la paix et la sécurité, mais ils se sont portés en outre garants et dispensateurs de la justice. De plus en plus conscients que l’administration de la justice était un moyen d’affirmer leur autorité et d’augmenter leur pouvoir, les souverains les plus capables vont sans cesse chercher à élargir la compétence de leurs tribunaux, réservant à ceux-ci les crimes majeurs ou instituant des procédures spéciales permettant aux plaideurs de court-circuiter le tribunal du seigneur local et de se présenter directement devant une juridiction royale. La suprématie théorique du roi ne cessera au cours des années de s’affirmer dans la pratique, et la distinction entre les terres directement gouvernées par le roi et celles que les barons gouvernaient en son nom perdra de son importance. Un bloc compact de territoire émergera ainsi, où un souverain unique exercera l’autorité suprême.

: Somme toute, l’État qui prend son essor en Europe au cours des XIIIe et XIVe siècles acquerra progressivement les caractéristiques que présentaient les grands empires de l’Antiquité, que ce soit en Perse, en Égypte ou en Chine. 

: C’est partiellement juste. Il est vrai que les deux situations présentent des similitudes. Dans les deux cas, un centre dynastique élimine les contre-pouvoirs, monopolise l’action dans les domaines de la guerre et de la justice, met en place une fiscalité d’État lui permettant d’accumuler des ressources propres, assujettit les élites et se dote d’une bureaucratie. Par contre, dans les monarchies européennes, la souveraineté sera conçue de façon nouvelle. D’une part, du fait de la coexistence de plusieurs entités monarchiques dans une même aire continentale, la souveraineté sera territoriale et non à caractère universel comme celle que prétendaient incarner les empires. D’autre part, cette souveraineté sera fondée sur une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie de l’État et les limites de son pouvoir. 

: L’idéologie en question viendra donc reconnaître la déprise de l’État à l’égard des structures sociales et confirmer la liberté qu’il avait gagnée vis-à-vis les grands féodaux.  

: Assurément. Mais elle viendra également légitimer l’autonomie de l’État à l’endroit de l’Église. Je vous rappelle la place importante qu’a occupée l’Église romaine à la suite de l’effondrement de l’Empire d’Occident. Revendiquant le monopole de l’exercice du pouvoir spirituel et considérant détenir la clé de la légitimation du pouvoir temporel, cette Église a été impliquée dans un conflit séculaire avec le Saint-Empire romain germanique qui, de son côté, détenait la prééminence sur les autres souverains et prétendait concentrer les deux pouvoirs. La papauté a réussi à faire barrage aux empereurs, mais sa tactique du diviser pour régner l’a conduite à favoriser l’affermissement des petits royaumes périphériques en France, en Angleterre et en quelques autres lieux. En outre, son succès dans la dépossession des princes de toute prérogative religieuse aura comme effet indirect de baliser la différenciation du spirituel et du temporel. Les monarchies territoriales vont pouvoir graduellement interpréter la distinction des deux sphères à leur profit : le monarque et le pape ont reçu tous deux un mandat de Dieu, l’un pour gérer la cité des hommes, l’autre pour organiser leur vie spirituelle. Les deux pouvoirs seront peu à peu conduits à définir leurs attributions, leurs domaines, leurs juridictions jusqu’à légitimer ainsi sans cesse davantage l’inéluctabilité de leur différenciation. Ainsi, Thomas d’Aquin, l’un des principaux maîtres de la théologie catholique, concevra l’État comme un corps politique découvert par la raison humaine, donc hors de l’Église et hors de toute révélation. Il insistera sur le fait que le peuple doit suivre son roi avant le pape, sauf dans les matières qui sont explicitement d’ordre spirituel.

: Et qu’en est-il des limites assignées au pouvoir de l’État?

: Le pouvoir souverain ne sera pas conçu comme un pouvoir absolu, mais un pouvoir soumis au droit. À cet égard, le modèle contractuel qui avait de profondes racines dans l’histoire européenne et qui prévalait sous la féodalité a eu une incidence considérable. De nature contractuelle, le lien vassalique définissait les droits et les devoirs respectifs du vassal et du seigneur. Il en était de même du servage qui, contrairement aux apparences, reposait lui aussi sur un contrat précisant les droits et les devoirs et qui considérait le serf comme une personne juridique. Pour justifier la spécificité de son propre pouvoir qui était à ses yeux d’origine exclusivement divine, l’Église mettra en évidence la source populaire du pouvoir du prince. À l’idée d’un contrat conditionnel liant le prince et son peuple, des philosophes et des théologiens comme Thomas d’Aquin vont ajouter la référence au droit naturel. Le souverain doit s’abstenir d’arbitraire et agir conformément aux principes qui sont propres à la nature. 

: Les monarchies qui s’édifient en Europe à la sortie de la féodalité vont donc se réclamer du droit. 

: Oui. Elles vont se référer au droit romain, l’un des premiers et des plus importants systèmes juridiques de l’histoire. Elles vont l’invoquer et le développer, sans forcément bien sûr toujours s’y conformer. Si le roi se réserve les droits régaliens de guerre et de paix, de justice, de législation et de fiscalité, il s’engage toutefois à respecter la propriété de chacun, individu ou groupe. Le fait que les princes ne peuvent pas lever des impôts à leur gré, mais doivent obtenir le consentement des contribuables en est un indice probant. Pour être légitime, l’impôt devra être consenti. D’une part, il devra répondre à un besoin collectif identifié et légitimé, ce qui justifiera le développement des assemblées représentatives. D’autre part, puisque la personne du roi demandeur de l’impôt pour le bien collectif doit se distinguer de celle du roi en tant que seigneur, il faudra définir un bénéficiaire à la fois légitime en sa personne et transcendant en même temps cette personne et la collectivité. Ce sera l’État. L’autorité prééminente acquise par les rois va donc devenir peu à peu celle d’une structure de souveraineté permanente, en partie distincte de la personne physique royale. L’État émerge de la sorte du patrimonialisme, le prince ou les gouvernants cessant de considérer le pouvoir, ses attributs matériels et ses bénéfices moraux ou statutaires comme une propriété personnelle. Il faudra bien sûr du temps pour que le caractère impersonnel de l’État s’affirme pleinement.

: L’Europe des monarchies avait encore de l’avenir. 

: Oui. Mais les trois facteurs de temps long que nous avons examinés vont ultimement faciliter l’émergence d’une nouvelle forme de société politique et la construction d’un nouveau type d’État. Ces trois facteurs, je vous les rappelle, concernent la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents, la transformation des structures sociales sous l’effet d’une expansion géographique des échanges économiques, et la propagation d’une idéologie affirmant tout à la fois l’autonomie du champ politique, la souveraineté de l’État et les limites de son pouvoir. Leur conjonction va favoriser une évolution à laquelle nous allons nous intéresser à compter de notre prochain entretien.  

Série 3. Entretien numéro 9.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne

Philippe : Louis, nous en sommes toujours à explorer le parcours politique de l’Europe prémoderne dans le but de cerner des éléments qui ont favorisé l’introduction d’innovations politiques et idéologiques, des innovations qui seront ultérieurement à la base de l’État démocratique moderne. Suivant votre avis, nous avons choisi de procéder en utilisant comme grille de lecture les éléments que nous avions identifiés auparavant en tant que facteurs explicatifs de la singularité de la Grèce de l’époque classique. Ces facteurs, je le rappelle, sont relatifs à la coexistence de nombreuses cités-États autonomes qui a stimulé la rivalité et l’émulation, à une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social, et à des institutions civiques qui ont préservé un espace de liberté. Considérant dans un premier temps la question du polycentrisme, nous avons pu constater que le parcours européen, depuis l’Antiquité jusqu’à l’Europe des monarchies en passant par la féodalité, a été marqué par l’absence d’unification et la coexistence de nombreux pouvoirs concurrents. Si l’on envisage maintenant le deuxième facteur, qu’en est-il de l’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne?

Louis : Je vous signale tout d’abord que l’expression « ouverture économique » est utilisée ici à très bon escient puisqu’à la suite de la chute de l’Empire romain d’Occident, l’Europe a été pratiquement absente du grand commerce, entre le Ve et le XIIe siècle environ. Au début de notre ère, un véritable système d’échanges économiques s’était mis en place en Eurasie, reliant les différents royaumes et empires entre eux et avec des régions périphériques. En échange de matériaux bruts et d’esclaves, les marchands des différents centres exportaient aux élites des périphéries des produits marqueurs de statut, signes de richesse et de pouvoir : des textiles – soieries, cotonnades, étoffes de lin ou de laine –, des céramiques, dont de la porcelaine, des verres, des objets en métal, de l’alcool, des parfums et des épices. Ce système d’échanges s’est maintenu à travers les siècles tout en connaissant une alternance de phases d’expansion et de contraction selon que les conditions sociales et politiques étaient ou non favorables à la production et au commerce. Les périodes d’essor correspondaient à la présence d’États forts, capables de capter et de diffuser de nouvelles technologies, d’améliorer les infrastructures et de sécuriser les routes commerciales. Les périodes de déclin étaient, elles, liées à des difficultés majeures rencontrées par les États, à l’occasion de luttes pour le pouvoir ou lors de changements climatiques entraînant des migrations de populations et des invasions. Sur le long terme, les routes commerciales sur lesquelles circulaient les biens, mais également les savoirs et les croyances, vont se conformer aux déplacements des lieux de pouvoir, de production et d’accumulation.  

: C’est ainsi que Rome a été un temps au cœur de ce système commercial.

: Oui. Les Romains ont joui au départ d’une certaine supériorité grâce à leur mainmise sur le Proche-Orient. Mais à la suite de la chute de Rome, et pour près de huit siècles, l’Europe occidentale est devenue quasiment absente des réseaux d’échanges eurasiens et africains. Seul l’Empire romain d’Orient, l’Empire Byzantin, en est demeuré partie prenante. Or, pendant tous ces siècles, le commerce lointain a connu une expansion inédite et un perfectionnement de ses moyens. Transitant soit par la mer – mer Rouge ou golfe Persique, océan Indien, mer de Chine –, soit par la terre – la route de la soie –, il tirait parti de l’existence de diasporas d’origine chinoise, indienne, arabe, juive ou persane installées en terre étrangère dans le but de faciliter les affaires de leurs communautés d’appartenance. 

: L’Europe a donc été coupée de ce commerce lointain.

: En bonne partie, oui. Ce sont des villes maritimes italiennes qui, à partir du XIe siècle, vont graduellement ranimer le commerce européen avec la Méditerranée orientale, d’abord avec Constantinople et d’autres villes de l’Empire byzantin, puis avec le monde musulman. Elles vont profiter des croisades pour prendre pied au Proche-Orient. Grâce à leurs flottes, elles vont transporter et ravitailler les croisés installés dans les États latins qui vont perdurer sur le littoral entre 1095 et 1291. Mais elles vont surtout s’attacher au commerce des marchandises les plus recherchées, celles qui rapportaient davantage et qui provenaient souvent de loin. La demande de soie, de coton, de lin et de tissus fabriqués en Méditerranée orientale, en Asie centrale ou en Chine était énorme. Les épices commençaient également d’affluer d’Orient vers l’Europe. Elles étaient expédiées depuis Constantinople, Jérusalem ou Alexandrie vers les cités-États d’Italie, puis de là vers les marchés d’Allemagne, de France, de Flandres et d’Angleterre. Si le négoce d’objets et de marchandises onéreux ne concernait qu’une petite proportion de la population, il était important car ces articles permettaient aux riches de se distinguer et d’afficher leur statut. 

: Quelles ont été les cités italiennes les plus actives dans ce commerce? 

: Sans doute, Venise et Gênes, même si d’autres villes comme Pise ou Amalfi se sont aussi engagées dans la lutte impitoyable qui a été menée en vue d’acquérir la suprématie commerciale en Méditerranée orientale. Venise en est sortie clairement victorieuse. Elle le devait en partie à sa situation géographique dans l’Adriatique. D’une part, les traversées vers le Proche-Orient étaient plus courtes depuis Venise que depuis Pise ou Gênes. D’autre part, Venise n’avait pas de proche concurrente pour l’enliser, au contraire des rivales acharnées qu’étaient Pise et Gênes, toutes deux occupées à assurer l’indispensable contrôle de leurs rivages. En raison de son accès préférentiel à Constantinople comme aux principales villes du littoral, tant de l’Empire byzantin que de la Palestine et de l’Égypte, Venise connaîtra un développement incomparable. Mais Gênes sera également prospère, entre autres grâce à l’accès aux marchés dont elle disposera en Afrique du Nord. Par ailleurs, Venise et Gênes stimulèrent la croissance de nombreuses villes alentour d’elles. Le XIIe siècle italien a connu une expansion urbaine majeure, à la proportion du boom des marchés. 

: Quelles ont été les conséquences les plus significatives de ce mouvement?

: Eh bien, c’est une nouvelle forme d’organisation sociale et politique qui émerge en Italie du Centre et du Nord à partir du milieu du XIIe siècle. Les communes affirment leur autonomie et se constituent en républiques indépendantes. À l’encontre de l’empereur et des seigneurs, elles font prévaloir leur droit à conduire leur vie politique sans aucune ingérence extérieure, et à se gouverner comme bon leur semble. Cherchant à légitimer leur résistance à l’égard de leur suzerain en titre, l’empereur germanique, ces républiques vont relancer l’histoire de la pensée politique qui s’était pratiquement interrompue avec la fin de la République romaine et avait été quasi oubliée après la chute de l’Empire romain d’Occident. Des organes électifs de gouvernement vont être mis en place. Au départ, on retrouvera souvent des conseils regroupant des notables, suivant l’avis desquels gouvernera un podestà. Habituellement choisi parmi les citoyens d’une autre cité afin d’assurer son impartialité, cet officier exerçait des fonctions judiciaires, administratives et de représentation. Il ne possédait pas le pouvoir d’initiative en matière politique, et à la fin de son mandat, qui dépassait rarement plus de six mois, il devait se soumettre à un examen formel de ses comptes et de ses jugements.

: Ce type de régime s’est-il maintenu longtemps.

: Une première transformation majeure est intervenue après quelques décennies à la suite des revendications du Popolo, ce peuple des gens de métier et de commerce qui exigeaient une participation au pouvoir. L’espace politique s’élargira et un plus grand nombre de citoyens pourront exercer des charges publiques. Cependant, avec le temps, ce nouveau régime institutionnel suscitera l’émergence d’un ensemble instable de partis, dont les oppositions finiront par menacer l’unité de la communauté. Et au cours du XIVe siècle, la crise trouvera une issue soit dans la soumission à un seigneur ou à une autre cité, soit dans un retour à l’oligarchie, comme cela sera le cas à Venise et à Florence. Toutefois, la pensée critique et l’expression libre vont se maintenir. Au XVe siècle, en Italie, ce que l’on a qualifié d’humanisme civique va aboutir à une première Renaissance, le Quattrocento. Un siècle plus tard, c’est l’ensemble de l’Europe qui sera touché. Cependant, cette Renaissance commune découlera non seulement de l’influence italienne, mais également des bouleversements engendrés par les Grandes découvertes.

: Là, on passe de la Méditerranée à l’Atlantique, on quitte l’Italie pour le Portugal et l’Espagne.

: Effectivement. Les découvertes ont connu leur apogée fin XVe-début XVIe siècle, avec l’arrivée des Espagnols dans les Amériques et le contournement de l’Afrique et l’atteinte de l’océan Indien par les Portugais. Elles vont susciter un essor économique majeur en Europe, un essor qui a conduit ultérieurement à la naissance du capitalisme. L’abondance en numéraire provoquée par l’arrivée des métaux précieux d’Amérique va permettre à l’Europe, qui avait bien peu à offrir auparavant, d’intensifier son commerce avec l’Orient. L’or et l’argent d’Amérique irriguent l’économie européenne en raison des dépenses colossales effectuées par les souverains espagnols dans le but d’instaurer leur hégémonie continentale. Grands bénéficiaires de cette expansion commerciale, les pays de l’Europe du Nord-Ouest, la Hollande, l’Angleterre et la France, s’engagent dans un processus de croissance qui va entraîner des mutations durables dans de nombreux domaines. 

: Et les bases de l’ordre social existant en seront modifiées. 

: Oui. On assiste d’une part à un appauvrissement relatif d’une partie de la noblesse qui voit la hausse des prix liée à l’abondance monétaire déprécier ses revenus, fixes, de la rente foncière, et augmenter ses dépenses. On observe d’autre part la montée de la bourgeoisie, ce nouveau groupe social de riches et de puissants, qui ne tirent pas leur statut de leur appartenance à un corps en raison de leur naissance comme les nobles ou du choix d’un état comme les ecclésiastiques, mais de leur dynamisme individuel, de leur esprit d’entreprise et de leur aptitude à faire fructifier la fortune qu’ils ont acquise.

: Cette transformation de l’ordre social a été profonde.

: Oui. Mais loin de s’opérer de façon brutale, la désintégration de l’ordre social ancien ne s’est finalement accomplie que sur quelque trois siècles. Les valeurs aristocratiques vont demeurer longtemps prépondérantes, incitant les bourgeois à conquérir la reconnaissance de leur succès par l’intégration au groupe de la noblesse. Toutefois, l’ouverture économique et l’accroissement spectaculaire des courants d’échange vont provoquer d’autres évolutions, dont un profond renouvellement des connaissances. Par l’apport de nouvelles connaissances sur le monde et ses habitants qui n’entraient pas dans les cadres dogmatiques des vérités admises, les grandes découvertes vont non seulement ruiner la vision médiévale du monde, mais conduire à un réexamen des fondements de la connaissance. Et le refus de l’argument d’autorité et l’esprit de libre examen qui avaient retrouvé leur vigueur à compter de la Renaissance seront graduellement appliqués à tous les registres de la vie humaine : d’abord la religion, ensuite les sciences et la philosophie, puis tous les domaines de l’action dont le politique. 

: Il y aura, j’imagine, des liens à faire entre ce développement de la pensée critique et notre troisième facteur, les institutions politiques. 

: Bien sûr. Nous verrons toutefois que la conquête de la liberté de pensée se fera en Europe dans des conditions fort différentes de celles qu’elle a connues dans la Grèce de l’époque classique. Je vous signale en terminant que les effets entraînés par les deux facteurs que nous avons examinés jusqu’ici ont été étroitement associés. L’existence de différents centres politiques rivaux a en effet joué un rôle majeur non seulement dans la réalisation des grandes découvertes, mais également dans l’actualisation des transformations que ces découvertes ont entraînées.  

Série 3. Entretien numéro 8

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le polycentrisme de l’Europe occidentale prémoderne

Philippe : Louis, notre dernier entretien a été consacré au républicanisme romain. Nous avons vu comment la Rome républicaine a évolué. Et nous avons examiné ses principaux apports en matière de pensée politique, des apports appelés selon vous à exercer une influence considérable sur l’histoire politique occidentale. Quand et comment cette influence s’est-elle exercée? 

Louis : Pour répondre à cette question, il nous faut examiner le parcours de l’Europe occidentale, en prenant soin de distinguer les différentes périodes traversées. Concernant l’Europe prémoderne, je vous propose de procéder en utilisant comme grille de lecture les éléments que nous avons identifiés en tant que facteurs explicatifs de la singularité de la Grèce de l’époque classique. Je vous rappelle que nous avons relevé trois facteurs qui ont été à la base de l’exception grecque, à savoir un polycentrisme fondé sur la coexistence de nombreuses cités-États autonomes qui a stimulé la rivalité et l’émulation, une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social, et des institutions civiques qui, revêtant un caractère démocratique, ont préservé un espace libre permettant le développement de la rationalité philosophique et scientifique. 

: Les conditions qui ont déterminé l’évolution politique de l’Europe prémoderne auraient donc à voir avec des facteurs similaires. 

L : Absolument. Examinons d’abord la question du polycentrisme. Contrairement aux autres grandes régions de l’Eurasie, l’Europe n’a jamais été politiquement unifiée.

En Chine, dès le IIe siècle avant notre ère, un puissant empire est édifié qui, malgré des divisions temporaires et des changements de dynastie, jouira d’une continuité incomparable pendant plus de vingt siècles. Sans bénéficier d’une telle stabilité, le Proche et le Moyen-Orient ainsi que l’Inde ont connu des unifications impériales intermittentes. Bien sûr, il y a eu l’Empire romain. Mais il n’a inclus au plus que la moitié de l’Europe, tout en empiétant par ailleurs sur la région proche-orientale et sur l’Afrique. Rome a pu s’emparer des territoires bordant la Méditerranée de même que des Gaules, mais elle n’a jamais conquis l’Europe germanique. Ayant subi un retard de la néolithisation de plusieurs millénaires pour cause de glaciation, la Germanie en était encore au stade de la tribu plus ou moins nomade. Aussi a-t-elle bénéficié d’une situation rendant beaucoup plus difficile sa conquête et son contrôle, contrairement au monde celte, qui disposait d’un tissu économique bien organisé et d’agglomérations urbaines dont la prise a pu causer l’assujettissement. Du reste, Rome était beaucoup plus attirée par le Proche-Orient qui regorgeait de richesses que par une Europe germanique couverte de forêts.  

: L’Europe n’a donc jamais été politiquement unifiée. Mais dans les territoires qui ont été sous leur contrôle respectif, Rome d’abord puis les royaumes qui vont suivre n’ont-ils pas connu de pouvoir politique unique?

: Eh bien, non. Cette singularité tient en bonne partie à la structure sociale qui a prévalu dans les sociétés européennes pendant presque trois millénaires. Du fait du retard évolutif européen, ces sociétés étaient formées d’une juxtaposition d’ensembles hiérarchisés composés chacun d’aristocrates, de paysans et d’esclaves. Cette structure éclatée, pyramidale et fluide, s’opposait à toute structure unitaire hiérarchique. Chaque ensemble avait une grande cohésion, les lignages aristocratiques et les ménages paysans étant unis par les liens de la fidélité. S’ils avaient intérêt à entrer dans une coalition régionale autour d’un lignage plus fort, les petits aristocrates avaient assez de ressources à leur disposition et pouvaient s’entendre entre eux assez facilement pour neutraliser et contrôler le pouvoir du grand aristocrate. Celui-ci occupait la position non pas d’un maître, mais d’un égal un peu plus égal que les autres : un primus inter pares. En concurrence entre eux, les grands aristocrates avaient eux-mêmes besoin de l’appui des petits aristocrates. Les coalitions pouvaient changer, mais le système de jeu était stable et, sur le long terme, une forme d’oligarchie a perduré. 

: Mais comment une telle organisation sociale a-t-elle pu se maintenir dans l’Empire romain?

: À l’époque républicaine et pré impériale, Rome a institutionnalisé les fondements aristocratiques de sa composition sociale, et les relations de clientèle entre patriciens et hommes libres ont prévalu. En outre, le pouvoir du Sénat, représentant les patriciens, était contrebalancé en partie par celui des tribuns de la plèbe. Dans les premiers siècles de l’Empire, certains empereurs ont bien été tentés d’éliminer l’aristocratie, mais l’entreprise a été abandonnée du fait que l’appareil du pouvoir avait besoin d’elle pour minimiser les coûts de la gestion et du contrôle d’un empire qui reposait sur un réseau de cités autoadministrées et autofinancées. Et si des tendances à l’absolutisme se sont affirmées au IVe siècle, elles ne se maintiendront que dans l’Empire d’Orient, l’Empire d’Occident se voyant pour sa part submergé par les grandes invasions. Dans les nouveaux royaumes établis par les Francs, les Lombards ou les Goths, l’aristocratie barbare, qui a intégré en partie l’aristocratie latine, défendra ses positions de pouvoir, de prestige et de richesse indépendantes de la monarchie. Les élites participeront volontiers à la gestion du bien commun en accord avec le roi et sous sa direction, mais elles soutiendront que le roi n’a aucun droit à se mêler des affaires particulières des aristocrates, ni de leurs biens ni de leurs relations avec leurs gens, ni même des positions publiques qu’elles occupaient à un niveau régional et local. 

: Ce que vous décrivez là ressemble beaucoup à la féodalité, non?

: Au IXe siècle, on assistera effectivement à l’instauration de la féodalité en tant que telle, soit un système de pouvoir éclaté, exercé par une noblesse assurée à titre héréditaire de ses possessions territoriales, de son fief, contractant des engagements volontaires de vassalité ou de suzeraineté avec d’autres seigneurs sans perdre pour autant son indépendance matérielle et politique. Auparavant, Charlemagne avait tenté de réunir la majeure partie du monde germanique avec le monde latin. Mais cette unification n’a pas abouti à une unité réelle. Cela, pour de multiples raisons : des raisons économiques, à savoir une économie de subsistance qui peine à supporter le poids d’un vaste État; des raisons techniques, telles que des difficultés de communication dans un immense territoire morcelé; des raisons idéologiques tenant à de vieilles conceptions tribales, comme le principe du partage entre les fils, qui s’opposent à l’émergence d’un État et à la stabilisation d’un pouvoir central. À peine Charlemagne est-il mort que l’empire s’effondre sous l’impact d’invasions extérieures et de guerres intérieures. Fondé au Xe siècle, le Saint Empire romain germanique ne couvrira qu’une partie de la Germanie et de l’Italie et ne sera jamais un pouvoir fort et centralisé, d’autant plus que l’Église sera en concurrence constante avec lui. 

: La féodalité apparaît comme un régime politique et social assez original. 

: Effectivement. Le seul parallèle historique à peu près convaincant est celui du Japon entre le XIIIe et le XVIe siècle. La vassalité lie deux membres des élites sociales, des aristocrates guerriers qui sont du même monde même s’ils sont inégaux en pouvoir, en prestige et en richesse, ce en quoi elle diffère des liens de clientèle qui peuvent unir un aristocrate et des hommes du peuple. Faute d’avoir les moyens nécessaires à la mise en place d’un appareil administratif et militaire, Charlemagne s’était résigné à faire appel aux liens personnels d’homme à homme. Il avait créé toute une hiérarchie de subordinations, exhortant les hommes libres, de haute et de petite noblesse, à entrer dans l’obéissance à un seigneur, en lui promettant le service militaire en échange d’une terre, remise en jouissance à vie. Mais à partir du moment où l’empire est morcelé, les liens d’homme à homme se sont affermis aux dépens de l’État. Chaque noble implanté localement a conservé pour lui les pouvoirs délégués par l’empereur. Aussi la seigneurie sera-t-elle non seulement une unité économique à tendance autarcique et une unité sociale, mais aussi une unité quasi politique, le seigneur assumant les pouvoirs régaliens de justice, de législation et de fiscalité.  

: L’ordre féodal va pourtant disparaître au profit de la montée en puissance des monarchies.

: L’ordre féodal contenait en lui-même les conditions de son propre dépassement. D’une part, le jeu politique était tel que les seigneurs entretenaient des rivalités incessantes pour agrandir leur territoire, ce qui a abouti à l’émergence de centres dynastiques assez puissants pour construire un espace étatique autonome. D’autre part, lassés de subir les effets des luttes endémiques, et soucieux de protéger leurs acquis, différents acteurs sociaux ont soutenu la construction de centres étatiques. Ce type de calcul a pu se retrouver autant chez le seigneur qui mesurait son incapacité de faire face à l’essor des villes et à l’émancipation des serfs, que chez le bourgeois qui cherchait à protéger l’autonomie de sa communauté. Car la fragmentation des souverainetés féodales avait produit ce phénomène majeur et singulier qu’a été la ville médiévale en Europe occidentale, une ville qui s’administrait elle-même et jouissait d’une autonomie politique et militaire vis-à-vis de la noblesse et de l’Église. L’Europe des monarchies prétendant à la souveraineté sur un peuple et un territoire va donc s’ériger graduellement.

: La division territoriale entre les différents royaumes va tout de même perpétuer à sa façon la fragmentation politique que l’Europe occidentale connaissait depuis toujours. 

: Oui. Et cette coexistence des royaumes va offrir à l’éclosion des libertés sociales et économiques des conditions de possibilité introuvables dans les vastes ensembles impériaux. Ce qui sera interdit en un lieu de pouvoir pourra être permis dans l’espace voisin. De plus, des unités politiques de dimension relativement réduite se prêteront mieux à des transformations graduelles de l’exercice du pouvoir. La comparaison avec l’Empire byzantin peut être ici éclairante. Alors que l’Empire d’Occident disparaît à jamais en 476 sous les coups des tribus germaniques, celui d’Orient, l’Empire byzantin, va subsister jusqu’au XVe siècle. D’un côté, une fragmentation du pouvoir qui a débouché sur l’atomisation féodale, de l’autre, l’autorité impériale intacte. Le pouvoir byzantin sera marqué par le patrimonialisme, en ce sens qu’il érigera le domaine public aussi bien que les personnes qui en relèvent en propriétés ou en serviteurs de l’empereur. En dehors de la famille impériale, la noblesse ne sera qu’une noblesse de service, commise à des tâches précises, sans indépendance matérielle, sans fief à titre personnel ou héréditaire, pourvue seulement à titre temporaire et révocable de domaines dont elle tire un bénéfice assimilable à une indemnité de fonction. L’ordre impérial byzantin fusionnera en outre les pouvoirs politique et religieux. 

: Qu’est-ce que cela signifie?

: En 337, lorsque l’empereur Constantin adopte la religion chrétienne, il subordonne l’autorité religieuse à la sienne. Représentant sur terre du seul Dieu, l’empereur n’a de comptes à rendre qu’à lui. Les empereurs byzantins traiteront le plus souvent l’Église comme un simple département de leur administration. Si l’Église orthodoxe a pu jouir parfois d’un certain rapport de force face au pouvoir politique, elle n’a jamais été à l’origine d’un contre-pouvoir, pas plus qu’elle n’a favorisé une quelconque autonomie. 

: Le rapport entre l’Église catholique et les pouvoirs politiques européens sera fort différent.

: Effectivement. En Europe occidentale, c’est la disjonction de l’autorité spirituelle et de l’autorité temporelle qui va s’imposer. Cette disjonction va s’opérer sous l’impact d’un conflit pluriséculaire opposant le pape aux souverains territoriaux, mais elle était inscrite comme potentialité depuis le départ. En effet, la dissociation du religieux et du politique correspond aux données mêmes de la théologie chrétienne qui porte en son sein l’idée d’une séparation nécessaire entre le domaine de César et celui de Dieu, entre la Cité des hommes et la Cité de Dieu. Il faut ici se rappeler que le christianisme s’est développé dans un puissant empire païen. Cette originalité sera par ailleurs confortée par l’effet de l’effondrement de l’Empire d’Occident. En effet, l’Église romaine sera encouragée, par le vide politique, à se doter d’une organisation de plus en plus autonome, suivant un modèle bureaucratique hiérarchisé, dirigé de fait et de droit par un souverain pontife. 

: L’Église romaine sera donc partie prenante du polycentrisme qui va stimuler la rivalité et l’émulation en Europe. 

: Eh oui! Dans notre prochain entretien, nous aborderons l’ouverture économique de l’Europe occidentale prémoderne, un autre facteur qui y a favorisé une évolution politique particulière.

Série 3. Entretien numéro 7

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le modèle républicain romain

Philippe : Louis, notre dernier entretien a été consacré à la Grèce de l’époque classique, qui, à vos yeux, a préfiguré sous certains aspects la société démocratique moderne. Nous avons cherché à comprendre les facteurs qui ont fait en sorte qu’elle s’est ainsi fortement distinguée des puissances avoisinantes sur les plans politique et idéologique. Selon vous, ces facteurs présentent des similitudes frappantes avec ceux qui ont été à la base de l’émergence de la modernité qui est intervenue en Europe occidentale de nombreux siècles plus tard. Nous pourrons revenir sur ces facteurs qui ont marqué le parcours de l’Europe prémoderne. Mais je souhaiterais que nous nous arrêtions auparavant sur les apports de la Rome républicaine en matière de pensée politique. Car, suivant l’affirmation par laquelle vous avez conclu notre dernier échange, ce serait essentiellement en référence à ces apports qu’ont été ultérieurement fondées les institutions politiques modernes.

Louis : Je crois en effet que le républicanisme romain a marqué l’histoire politique occidentale de façon importante, infiniment plus que n’a pu le faire le modèle démocratique athénien. À partir du Ve siècle avant notre ère, après s’être défait d’une monarchie dont on ne sait que peu de choses, les Romains ont fait de la gouverne de leur cité-État une affaire publique et collective, une Res publica. À travers un processus ponctué de conflits parfois violents entre les patriciens et la masse des artisans et des paysans, ils ont instauré graduellement un régime politique mixte. Fruit de la résolution des antagonismes, ce régime visait à assurer des relations de complémentarité et de contrôle entre un Sénat composé de représentants des patriciens, deux consuls nommés pour un mandat limité à une année et formant en quelque sorte un exécutif, et des assemblées du peuple et ses tribuns. Mais à compter du milieu du deuxième siècle avant notre ère, les diverses parties arrivent de moins en moins à négocier les compromis qui avaient permis jusque-là de dénouer les conflits et les dissensions. Et le régime entre en crise.

: Que s’est-il passé?

: À la faveur de ses remarquables succès militaires, Rome avait conquis la péninsule italienne, puis l’ensemble du bassin méditerranéen. Le butin pris sur les peuples soumis a entraîné un énorme afflux de richesses, et l’économie romaine a été transformée par une arrivée massive d’esclaves et un développement fulgurant du commerce. Les écarts de fortune se sont accrus comme jamais auparavant, et une part des citoyens se sont retrouvés sans terre. De plus, le corps civique a intégré une quantité considérable d’étrangers de diverses origines : des esclaves affranchis par des particuliers, des soldats ou des civils remerciés pour leurs services rendus à la République, et même des communautés entières dont presque tous les Italiens. Des tribuns se sont portés à la défense des intérêts sociaux, économiques et politiques de la plèbe. Mais ils ont été assassinés. Car, ne supportant pas de voir ses nouveaux acquis mis en cause, une fraction importante de l’élite dirigeante s’est radicalisée, rejetant toute forme d’opposition. La situation se prêtant à l’émergence d’un grand homme, des guerres civiles entre généraux vont se succéder jusqu’à ce que soit mis en place l’Empire par Auguste, le fils adoptif de César. 

: Avec le dysfonctionnement des institutions et la montée du pouvoir personnel, on a sans doute assisté à une diminution progressive de la liberté de parole et d’action dont jouissait tout au moins un petit nombre.

: Oui, mais en même temps, et de façon paradoxale, la dernière époque de la République a été caractérisée par un développement intellectuel impressionnant. Rome n’avait jamais eu de constitution écrite. Les pratiques avaient évolué de façon pragmatique et se maintenaient grâce à une adhésion tacite. La crise va faire naître des divergences idéologiques et des débats publics quant à la légitimité de certaines de ces pratiques. La place de chaque pouvoir – Sénat, consuls, tribuns – va devenir un objet de discussions et de dissensions. Le rapport à la tradition sera profondément modifié, d’autant plus que les conquêtes vont ouvrir la société romaine à d’autres cultures, particulièrement à la culture grecque, dont l’influence sera considérable. La réflexion, la pensée et l’étude, qui étaient auparavant perçues comme relevant du privé et du loisir, vont acquérir une dimension d’activité publique. L’argument d’autorité sera réfuté, et l’on fera dorénavant appel à la raison critique. Pour appréhender l’importance de cette mutation et la portée des apports intellectuels qu’elle a favorisée, on peut se référer à Cicéron, qui a vécu de 106 à 43, et dont une grande partie de la production nous est heureusement parvenue. 

: S’agissant de la philosophie politique, quelles ont été les principales contributions de cet auteur?

: Elles sont multiples. Pour en avoir un aperçu, on peut considérer le domaine du droit, un domaine fondamental à Rome puisque la citoyenneté y impliquait essentiellement une protection juridique, et non une participation politique directe comme il en était dans les cités grecques de l’époque classique. Depuis le IIIe et surtout le IIe siècle, l’interprétation du droit avait été laïcisée, ne relevant plus du collège sacerdotal des pontifes, mais de jurisconsultes qui proposaient des avis juridiques élaborés à partir de leur compréhension des coutumes et de l’expérience ancestrales. Les juges pouvaient, ou non, retenir ces avis personnels, et, bien sûr, les controverses étaient multiples. Plutôt que de s’en remettre aux conventions et à l’autorité des Anciens, Cicéron va faire appel à la raison pour tenter de définir un droit naturel, supérieur et transcendant toute tradition nationale. Luttant contre les superstitions, les préjugés et l’arbitraire, il est à la recherche d’assises ou de valeurs rationnelles et universelles. Il s’agit pour lui de cerner des normes qui soient valables pour tous les humains. Posant les bases d’un humanisme reconnaissant l’unicité du genre humain, il propose une éthique applicable à tous, quels que soient leur origine ethnique et leur degré de civilisation. Dans une société romaine qui reposait traditionnellement sur le lien familial et la dépendance personnelle, il en appelle à une société de droit qui respecte l’égalité juridique de tous. 

: On se croirait au siècle des Lumières.

: Effectivement, Cicéron manifeste une liberté de pensée et un esprit critique que l’on retrouvera au XVIIIe siècle. Sauf, qu’à ses yeux, cette liberté-là ne saurait être accessible à tous. Dans l’intérêt de la République, il faut selon lui laisser le peuple, les non-instruits, être guidés par les autorités, la religion et les coutumes. En outre, s’il reconnaît une égalité de tous les hommes inscrite dans l’ordre naturel, il recommande toutefois de respecter les divisions, les hiérarchies et les dépendances existantes. C’est ainsi, qu’à l’instar des autres penseurs de l’Antiquité, dont les penseurs chrétiens, il n’a jamais remis en question l’esclavage, se contentant de souhaiter un traitement juste pour les esclaves. Malgré tout, il demeure que les avancées théoriques réalisées par Cicéron et d’autres penseurs de la fin de la République ont constitué un progrès considérable. 

: Un progrès auquel l’Empire va porter un coup d’arrêt. 

: Absolument. Tout en simulant le contraire pour des raisons tactiques, Auguste rejette le caractère public et collectif de la gouverne. Il abolit la publication des actes du Sénat instaurée par César, et rétablit le secret entourant l’Assemblée. La liberté d’opinion est supprimée. Les débats politiques publics sont désormais interdits, et les livres censurés. Les anciennes hiérarchies sociales sont renforcées. Par contre, influencé par l’héritage républicain, l’impérialisme romain se montrera relativement ouvert et respectueux de la diversité. Contrairement aux Grecs, dont les cités à caractère fortement ethnique se montraient irréductibles les unes aux autres, les Romains feront preuve d’une capacité à faire des vaincus des citoyens. La citoyenneté sera accordée à des communautés entières, d’abord en Italie puis dans les provinces, et finalement, en 212, à tous les habitants libres de l’Empire. Cherchant à conquérir et non à assimiler, le pouvoir impérial respectera les pratiques coutumières, les langues et les religions locales. Ayant doté les très nombreuses cités du monde méditerranéen d’institutions calquées sur celles de Rome, l’empereur, assisté d’une modeste bureaucratie dirigée par des membres de l’aristocratie sénatoriale romaine, gouvernera par l’entremise des élites citadines locales. Ralliées à la Pax Romana, et ayant adopté les valeurs et le mode de vie romains, ces élites apporteront à la puissance romaine sa légitimation.

: Ces concessions donneront-elles les résultats attendus?

: Tout à fait. Cessant d’être un pur mécanisme d’extorsion, l’Empire va devenir une sorte de communauté d’appartenance. Il va connaître une expansion démographique incroyable, regroupant au milieu du IIe siècle quelque 75 millions de personnes, soit un quart de la population mondiale. L’agriculture, la production artisanale, le commerce, les marchés et les services financiers vont assurer une forte croissance économique. D’autre part, les armées romaines vont réussir à contenir les ennemis sur toutes les frontières, grâce aux avantages tactiques, stratégiques et logistiques dont elles bénéficiaient. Pour couvrir les coûts reliés à l’hégémonie militaire, mais aussi aux salaires des civils, au ravitaillement en céréales, à la construction d’infrastructures et de monuments, l’État tirera des revenus annuels équivalant à environ 5 % du PIB. 

: Pourtant, cette période d’apogée va bientôt s’achever et l’Empire va entrer en déclin.

: Oui, la chute va venir, constituant sans doute l’une des plus grandes régressions de l’histoire. Cependant, contrairement à ce que plusieurs ont longtemps imaginé, cette chute n’a pas été engendrée par un lent et irréversible déclin interne. Elle a plutôt été causée par un enchaînement de changements climatiques spectaculaires, de terribles pandémies et de guerres sans fin. À partir du IIe siècle, des variations dans l’inclinaison et la rotation de la terre associées à une activité volcanique intense ont entraîné une instabilité du climat, puis provoqué une période de froid intense qui a duré approximativement de 450 à 700. Cette détérioration du climat a coïncidé avec la succession de trois pandémies. Il y a eu d’abord la peste Antonine, possiblement une épidémie de variole, qui, de 165 à 190, a fait périr 10 à 20 % de la population. Le choc a mis sous tension les capacités du système impérial, mais il a été finalement absorbé. La deuxième pandémie, la peste de Cyprien, probablement une fièvre hémorragique virale similaire à l’Ébola, a sévi de 250 à 270, et entraîné une perte démographique de plus ou moins 30 %. Les capacités de l’Empire étant amoindries, des troupes d’envahisseurs germaniques en ont profité pour pénétrer très avant dans ses territoires. Les armées romaines les ont ultimement refoulées, mais le système impérial en est sorti profondément modifié. Une série d’empereurs d’origine militaire vont progressivement instaurer une autocratie extrêmement centralisée et bientôt sacralisée par une religion d’État, le christianisme. Les villes vont perdre leur autonomie et les fonctionnaires impériaux vont se multiplier. À partir du IVe siècle, les parties occidentale et orientale de l’Empire vont graduellement diverger jusqu’à ce qu’une seule des deux survive, pour un temps, à l’effondrement.

: J’imagine que cet effondrement a à voir avec la troisième pandémie?

: Oui et non. Car il y a eu deux effondrements distincts. Le premier, total, a touché la partie occidentale de l’Empire. Il a pour origine des événements qui se sont produit dans les steppes d’Asie centrale. Dans les années 350 à 370, cette région a connu une méga-sécheresse, qui a poussé les Huns à migrer vers l’ouest. L’arrivée de ces puissantes confédérations de guerriers a bousculé les tribus germaniques qui, installées le long des frontières depuis plus d’un siècle, collaboraient plus ou moins avec Rome. Ses frontières ayant été franchies et ses territoires submergés, l’Empire d’Occident s’est écroulé. De son côté, l’Empire d’Orient a pu résister et a même connu une embellie jusqu’à ce que la peste Justinienne, causée celle-là par la bactérie de la peste, le frappe à partir de 541. Une quinzaine d’épisodes épidémiques vont se succéder jusqu’en 767, fauchant quelque 50 % de la population. Une crise fiscale et militaire sans précédent va toucher l’Empire qui, affaibli, va perdre dans les années 630 et 640 ses possessions africaines et orientales aux mains des tribus arabes lancées à la conquête sous la bannière de l’islam. 

: L’Empire survivra tout de même.

: Oui. Graduellement diminué, l’Empire byzantin se maintiendra jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Quant au modèle républicain romain, il était encore appelé à exercer une influence tout autant chez les médiévaux que chez les modernes. Nous y reviendrons.

Série 3. Entretien numéro 6

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’exception grecque

Philippe : Louis, au cours de nos récents entretiens, nos efforts pour comprendre l’évolution de l’État nous ont conduits à scruter le rôle fondamental qu’il a exercé tout autant dans le développement de la civilisation que dans le déchaînement des guerres. La dernière fois, nous nous sommes particulièrement intéressés à l’invention de l’écriture. Nous avons vu qu’à l’instar des autres avancées favorisées par l’État, qu’elles aient été de nature intellectuelle, artistique, spirituelle, matérielle ou sociale, l’écriture a été mise au point et utilisée essentiellement pour répondre aux besoins et aux attentes des élites au pouvoir. Aussi, la plus grande partie de ses conséquences révolutionnaires potentielles ont-elles été reportées dans le temps, jusqu’à ce qu’un autre type de situation politique et idéologique ne se présente. Et vous avez noté que longtemps avant l’émergence de la modernité, aux Ve et IVe siècles avant notre ère, une telle situation est survenue dans les cités-États autonomes de la Grèce antique. Cette observation soulève la question de savoir pourquoi et comment la Grèce de l’époque classique a pu se distinguer de pareille façon des puissances asiatiques qu’elle avoisinait.

Louis : Quelques mots au préalable sur ce voisinage asiatique. Je vous rappelle que les plus anciennes cités-États ont vu le jour en Mésopotamie, et que c’est là et dans les régions limitrophes que les premiers royaumes ont été édifiés. Durant des millénaires, les progrès civilisationnels ont été pour l’essentiel réalisés dans la zone allant du littoral méditerranéen jusqu’à l’Asie centrale. La Grèce n’était alors qu’une périphérie ou semi-périphérie des grands empires nés dans ce berceau, les empires mésopotamien, égyptien, assyrien, babylonien, mède et perse. Mais elle a par la suite échappée, pour un temps tout au moins, aux caractéristiques politiques et idéologiques communes à ces sociétés soumises à des pouvoirs autocratiques. À la base de l’exception grecque, on retrouve un certain nombre de facteurs associés qui ont agi sur le long terme. D’abord, le relief accidenté du pays qui, entravant les communications, a favorisé l’autonomie de plusieurs centaines de cités, qui seront stimulées par leur rivalité et leur émulation. Ensuite, une ouverture économique qui a facilité la transformation de l’ordre social. 

: Pouvez-vous expliciter quelque peu ce deuxième facteur? 

: Bien sûr. Les cités grecques occupaient des positions maritimes qu’elles ont mises à profit pour développer le commerce entre elles et avec l’étranger. Le commerce à longue distance avec l’Égypte, la Sicile ou le pourtour de la mer Noire était aux mains des particuliers. Mais la cité-État le soutenait par les équipements qu’elle aménageait : des ports, des quais, des entrepôts, des chantiers navals et des routes. Elle le stimulait également par la frappe de la monnaie qui introduisait une grande souplesse dans les transactions. À l’intérieur de la cité, c’est sur l’agora que s’effectuait l’échange des biens par achat et vente entre des partenaires formellement égaux en droit dans le cadre de cette relation. Les prix s’établissaient selon la loi de l’offre et de la demande. Et le niveau des prix avait une incidence directe sur l’activité de production. C’est en fonction du niveau des prix que l’on se tournait vers une activité artisanale ou vers une autre, ou, si l’on était agriculteur, qu’on décidait de développer telle production ou même de chercher une autre source de revenus en changeant d’activité. 

: Et en quoi ce développement économique a-t-il eu une incidence sur l’ordre social?

: Le dynamisme économique va permettre aux paysans-propriétaires et à de nouvelles couches urbaines, des entrepreneurs, des armateurs, des commerçants, des artisans, de s’enrichir et de forcer la vieille aristocratie à partager son pouvoir. D’autre part, les taxes sur les échanges, les impôts sur les biens ou les productions, et les recettes provenant de mines d’or et d’argent vont permettre à l’État de satisfaire des besoins collectifs comme la construction de fortifications, de systèmes d’adduction d’eau et de fontaines, de théâtres ou de sanctuaires en l’honneur des dieux. En outre, une partie de ces revenus pourront être distribués directement aux citoyens. La citoyenneté sera en effet conçue non seulement comme la possibilité de participer aux décisions, mais également comme celle d’avoir part aux ressources distribuées. 

: Dirigées par les citoyens et fonctionnant à leur service, les institutions civiques présentaient donc un caractère démocratique. Voilà sans doute un autre facteur explicatif de l’exception grecque. 

: Assurément, mais cette affirmation demande à être précisée. Il nous faut d’abord nuancer l’idée reçue que la démocratie serait une invention propre aux Grecs. D’une part, d’autres sociétés ont connu une forme de démocratie. Ainsi, et comme nous l’avons vu, en a-t-il été de certaines sociétés néolithiques et des cités-États mésopotamiennes à leurs débuts. On peut aussi évoquer l’organisation politique des cités-États étrusques ou phéniciennes, et plus particulièrement celle de Carthage, qui se comparait à l’organisation politique des cités-États grecques. D’après le témoignage d’Aristote, Carthage bénéficiait d’un régime constitutionnel garantissant le respect des droits et la participation des citoyens. On y trouvait une Assemblée du peuple, ouverte en principe à tous les citoyens, et diverses instances dont l’accès était électif. D’autre part, la démocratie directe qui régnait dans les cités grecques était, dans les faits, un pouvoir oligarchique. Les citoyens pourvus de droits politiques n’étaient qu’une minorité, probablement moins de 10 % de la population adulte totale, minorité dont étaient exclus les esclaves, les métèques, c’est-à-dire ceux qui étaient considérés de génération en génération comme des étrangers, et les femmes. En outre, et comme Athènes l’a amplement démontré dans ses relations avec ses cités alliées, une démocratie forte à l’interne pouvait se conjuguer avec un impérialisme externe intransigeant. Mais en dépit de ses limites, la démocratie grecque a tout de même revêtu un caractère absolument exceptionnel. 

: Et pourquoi cela?

: Essentiellement en raison de l’autonomie qu’elle a assurée au politique. Dans la cité grecque, il n’y a ni souverain représentant un dieu suprême ni bureaucratie sacerdotale héréditaire hiérarchisée. Bien sûr, la religion, avec ses rituels, y imprègne en profondeur la vie collective, façonnant un sentiment d’appartenance commun, soudant la communauté autour de pratiques et de valeurs communes. Mais cette religion est indissociablement civique et démocratique. Les prêtres des cultes publics sont pour la plupart tirés au sort, comme le sont les magistrats et les jurés. Cette absence de structure rigide autoritaire a soutenu le pluralisme et fait en sorte que la culture grecque de l’écrit a pu se distinguer des autres cultures de l’écrit. N’étant pas réservée à des prêtres cherchant à énoncer une vérité ultime et indépassable, non plus qu’à des bureaucrates l’utilisant comme instrument de prestige politique et d’organisation économique, l’écriture a bénéficié d’un espace libre permettant la quête de la connaissance et l’évolution des idées. Cette évolution va permettre le passage entre la pensée mythique et la pensée rationnelle et critique.

: Comment ce passage s’est-il opéré?

: Déjà, dans la Grèce des VIIIe, VIIe et VIe siècles avant notre ère, la parole est libre, soustraite à l’autorité religieuse. Contrastant avec les mythologies élaborées par les prêtres dans les royaumes et les empires du Proche et du Moyen-Orient, les grands récits mythologiques composés par les poètes, comme Homère ou Hésiode, se présentent davantage comme des œuvres poétiques ou dramatiques que comme des œuvres sacrées. Cette laïcité trouverait son origine dans les pratiques d’assemblée égalitaires en usage dans le milieu guerrier. Ultérieurement, entre le milieu du VIe et la fin du Ve siècle, émergent dans le paysage intellectuel des cités grecques des généalogistes et des chroniqueurs qui portent un regard critique sur les traditions poétiques. Dépourvus de tout statut officiel, et ne s’autorisant que d’eux-mêmes, ces individus vont donner leur opinion de la même manière que les citoyens le font lorsqu’ils participent au débat sur les affaires communes. Tout en adhérant encore au monde que les récits mythologiques dépeignent, ils vont questionner ces récits du point de vue de leur cohérence et de leur vraisemblance. Cela suppose l’adoption d’un nouveau critère de vérité, une vérité qui, loin d’être le fruit d’une révélation divine, devra à leurs yeux être établie par des procédures intellectuelles. Plus tard, la rupture sera poursuivie par des historiens comme Hérodote ou Thucydide, qui vont s’affranchir des traditions des origines et procéder à des récits argumentés et circonstanciés d’évènements de l’histoire récente. Les grands philosophes vont prendre la suite, depuis Thalès de Millet jusqu’à Aristote, en passant par Socrate et Platon.

: Selon vous, le développement de la rationalité philosophique et scientifique grecque a donc eu beaucoup à voir avec la démocratie. 

: En effet, quelle qu’en ait été la réalisation concrète, c’est l’idéologie de la démocratie qui a permis de poser le principe selon lequel dans l’évaluation d’un raisonnement, c’est le raisonnement qui compte, et non l’autorité ou le statut de son auteur. L’argument d’autorité ne prévalant plus, le savoir et les pratiques traditionnelles pouvaient être mis en question. On peut ajouter que la forme de débats entre points de vue opposés que connaissaient les citoyens grecs dans les assemblées et les tribunaux a largement influencé la nature des discussions philosophiques et scientifiques que poursuivaient les différentes écoles. Les Grecs de l’époque classique se sont non seulement affirmés comme ayant été les fondateurs de leurs cités et les créateurs de leurs institutions, mais ils ont beaucoup débattu de la cité idéale, imaginant des modèles autres d’organisation sociale. Ouverts au changement et au progrès, ils étaient convaincus qu’une communauté autonome peut remodeler sa structure sociale et redéfinir ses valeurs culturelles. Le lien étroit entre le style des activités intellectuelles et le contexte sociopolitique ressort également lorsque l’on considère la suite de l’histoire.

: Que s’est-il passé?

: Eh bien, à partir de la conquête du roi Philippe II, père d’Alexandre le Grand, la tutelle macédonienne imposée aux cités grecques va créer une situation nouvelle. Non pas que les traditions civiques démocratiques aient entièrement disparu, mais les institutions passeront graduellement aux mains des notables. La question politique deviendra désormais inopportune sinon inabordable, et la réflexion se recentrera sur l’individu, la sagesse et le bonheur. Et avec la domination de la Rome impériale, s’ouvrira la période des grands commentateurs. Il est intéressant d’observer qu’il en est allé de même en Chine où, à partir de l’unification sous le premier empereur en 221 avant notre ère, l’invention de nouveaux systèmes philosophiques a fait place à leur interprétation. Du VIe au IIIe siècle, dans un contexte de coexistence de plusieurs États autonomes, la Chine des Royaumes combattants avait connu de considérables avancées philosophiques et scientifiques. Un grand nombre de domaines d’étude étaient du reste communs à la Grèce et à la Chine anciennes : éthique, cosmologie, médecine, astronomie, mathématiques, logique et théorie de la connaissance. Même la manière de conduire les enquêtes se ressemblait, depuis la critique des croyances traditionnelles et des positions des rivaux jusqu’à une réflexion sur les enquêtes elles-mêmes. 

: Indépendamment de ces ressemblances, y a-t-il des différences importantes entre les deux traditions philosophiques? 

: Certainement. En Chine, par exemple, le métaphorique, et par conséquent la poésie, était tenu comme un véhicule possible de la vérité tout autant que le discours littéral. En outre, les Chinois, plus pragmatiques, se préoccupaient moins des fondements qui justifient les positions théoriques. Et puis, n’ayant pas été élaborée dans des cités démocratiques, la philosophie politique chinoise prenait généralement les institutions existantes comme un donné, même quand elle critiquait le comportement des princes et qu’elle proposait des conseils sur le bon gouvernement, contrairement aux Grecs qui, eux, se posaient la question de la meilleure Constitution. 

: Mais, finalement, les deux traditions ont connu un sort comparable. 

: En partie seulement. Il est vrai que sans disparaître entièrement, les deux traditions ont été fortement infléchies sinon déformées. On a assisté à un retour en force du religieux, qui a fini par inclure la philosophie dans une religion révélée, dans le christianisme ou l’islam dans un cas, dans le bouddhisme et le taoïsme mystique dans l’autre. Mais avant d’être ainsi altérée, la philosophie grecque a connu pour sa part une reprise et un développement indéniable d’abord dans les royaumes hellénistiques, puis dans la Rome républicaine. C’est d’ailleurs essentiellement en référence aux apports romains en matière de pensée politique que seront ultérieurement fondées les institutions politiques modernes. 

Série 3. Entretien numéro 5

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État, c’est la civilisation

Philippe : Louis, nous poursuivons notre enquête concernant l’évolution de l’État. Au cours de notre dernière conversation, nous avons analysé les liens étroits qui unissent l’État à la guerre. Non pas que l’État ait inventé la guerre. Celle-ci est présente depuis les toute premières sociétés, tout en ayant beaucoup varié depuis lors dans ses principes et ses formes. Les sociétés primitives ont connu les raids éclairs menés par de petites bandes de guerriers exerçant des actions de défense d’un territoire ou de représailles. Les sociétés néolithiques ont tantôt infligé, tantôt subi des razzias visant à s’emparer d’un butin et à capturer des esclaves. Aux guerres héroïques ou de prédation, l’État va ajouter les guerres de conquête. C’est par la guerre que les royaumes et les empires vont se construire, se maintenir pour un temps plus ou moins long, et être conquis ou démembrés. Ils vont développer l’art et les technologies militaires, et les luttes vont s’enchaîner au cours des millénaires. L’histoire des sociétés à État a donc été extrêmement violente. Et pourtant, vous affirmez que l’État, c’est aussi l’essor de la civilisation.

Louis : Mon affirmation apparaît sans doute paradoxale. Mais j’estime qu’elle est tout à fait fondée, et qu’on peut le démontrer. Il faut toutefois commencer par lever les ambiguïtés que comporte la notion même de civilisation. Au XIXe siècle, elle a été communément utilisée dans un sens évolutionniste pour légitimer l’assujettissement et la colonisation des sociétés non occidentales, considérées comme primitives ou barbares. Cherchant à rompre avec cette vision profondément idéologique et à éviter tout jugement de valeur, la plupart des chercheurs appliquent de nos jours la notion de civilisation à la culture de toute société, ou s’en servent pour désigner des ensembles de cultures ayant entre elles des affinités ou des origines communes, la civilisation occidentale par exemple. Le respect de la diversité culturelle est sans aucun doute un acquis précieux. Mais je ne crois pas qu’il faille pour autant verser dans le relativisme. Les sociétés n’ont pas toutes atteint le même degré de développement, que ce soit sur le plan matériel, intellectuel, artistique, spirituel ou social. La notion de civilisation m’apparaît encore utile pour désigner les avancées dans ces différents domaines. Bien sûr, ces avancées n’ont jamais représenté un progrès absolu, et certaines ont entraîné des effets contradictoires. Mais, au total, elles sont à la source de ce qui constitue aujourd’hui l’essentiel du patrimoine de l’humanité.

: Et selon vous, l’État a joué un rôle central dans la réalisation de ces avancées.

: Absolument. Avec les États, on assiste d’abord à l’essor des arts. Les villes s’édifient et avec elles, la haute culture urbaine. Une culture du luxe se développe au profit des élites : résidences somptueuses, admirables jardins d’agrément, grande cuisine, pratiques artistiques dans les domaines de la sculpture, de la peinture, de la musique, de la danse, de la joaillerie, etc. Pour susciter la crainte et l’admiration, on va matérialiser la grandeur et la majesté dans des palais, des temples, des pyramides et autres monuments imposants et grandioses. 

: Cette prodigieuse opulence suppose évidemment d’importantes ressources. 

: Certainement. Aussi, au-delà de l’appropriation brutale de richesses par le biais des guerres de razzia, les États vont-ils favoriser le développement de l’économie. Grâce au surplus agricole, dont ils favorisent l’augmentation et dont ils prélèvent une bonne part, ils vont soutenir la mise en place d’activités manufacturières et marchandes. Ils vont encourager le perfectionnement des modes d’organisation de la production et du travail et promouvoir les innovations techniques. Ils vont édicter des règles touchant les prix, les salaires, les prêts, les contrats, les fermages, etc. Ils vont s’adonner eux-mêmes au commerce à longue distance ou tout au moins le stimuler en améliorant les infrastructures et les moyens de transport, et en sécurisant les routes commerciales terrestres et maritimes. En échange de matériaux bruts et d’esclaves, mais aussi de pierres ou de métaux précieux, les États vont exporter vers les périphéries des produits permettant aux élites locales d’affirmer leur statut, textiles, céramiques, objets en métal ou en verre, etc.

: J’imagine que pour être à même d’accomplir de telles réalisations, les États ont dû se doter d’instruments de pouvoir appropriés.  

: Effectivement, il fallait avant tout établir un ordre moral et social assurant la soumission et l’obéissance des populations. Il fallait créer du lien et discipliner les individus. Dans les sociétés primitives, marquées d’une forte cohérence, et encore dans les villages néolithiques, les normes, les valeurs et les interprétations de la vie s’élaborent et s’acquièrent grâce aux interactions quotidiennes et aux rites accomplis en commun. En revanche, le défi est beaucoup plus grand dans les sociétés à État où la culture doit permettre de stabiliser non seulement les individus dans leurs comportements, mais aussi l’entité politique elle-même qui intègre une multiplicité de groupes plus ou moins hétérogènes. Dans de telles sociétés, les mœurs relèvent désormais moins de l’évidence que de l’exigence. Le pouvoir royal va devoir instaurer un système de justice chargé de définir et d’appliquer le droit. Parmi les premières lois qui nous sont connues, se trouvent celles qui ont été publiées il y a près de 4 000 ans par Hammourabi, roi de Babylone, qui y détaille les devoirs de ses sujets et édicte de féroces châtiments en cas de transgression. Pour légitimer et conforter l’ordre légal, on fera appel à l’ordre divin. Le souverain érige des temples et entretient un clergé qui met au point une mythologie de nature théologico-politique qui justifie l’état des choses, et célèbre des liturgies qui en assurent la permanence. Les figures de pouvoir, royales et divines, s’imposent partout dans des sculptures monumentales.

 : Le souverain était donc le prêtre suprême, comme il était le chef des armées, le législateur et le premier magistrat. Mais, outre le clergé dont vous venez de parler, les souverains ont sûrement eu à s’entourer d’une administration.

: Assurément. Les royaumes et les empires qui ont duré se sont dotés d’appareils administratifs et bureaucratiques performants, capables de commander les personnels de la maison royale et de l’armée, d’assurer la collecte des revenus, de superviser l’achat et la vente des produits et des denrées, d’entretenir les infrastructures, de réquisitionner et de diriger la main-d’œuvre pour les grands chantiers, d’enregistrer les informations et les décisions, etc. Pour ce faire, de nombreux outils de gestion ont été conçus. Mais je vous propose de nous arrêter ici sur une invention qui a joué historiquement un rôle proprement révolutionnaire, celle de l’écriture. 

: Quand et comment a-t-elle été mise au point?

: Les premiers systèmes d’écriture sont le résultat d’un long développement de modes de notation dont les administrations des palais et des temples et leurs commerçants avaient besoin pour consigner et comptabiliser les transactions devenues plus nombreuses et plus complexes. Le tout premier est apparu en Mésopotamie vers la fin du IVe millénaire avant notre ère. De l’enveloppe en argile contenant des jetons indiquant la nature et la quantité des marchandises échangées, on y est passé à l’enveloppe sur laquelle étaient imprimés ou dessinés des pictogrammes, c’est-à-dire des dessins figuratifs stylisés comme on en trouve aujourd’hui dans la signalisation routière. On a finalement abouti à la tablette sur laquelle étaient écrits des signes correspondant à la fois à des mots et à des syllabes. De tels systèmes d’écriture mixte ont été créés ailleurs ultérieurement, en Égypte, par exemple, à peine un siècle après.  Subséquemment, au Proche-Orient, aux alentours du XIVe siècle avant notre ère, a été mis au point un alphabet ne notant que des consonnes, comme on le retrouve chez les Phéniciens et les Hébreux. Finalement, c’est en Grèce, au début du VIIIe siècle avant notre ère, qu’a vu le jour un alphabet réduisant considérablement le nombre de signes tout en incluant les voyelles.

: Et en quoi l’invention de l’écriture a-t-elle été révolutionnaire?

: L’écriture sera bien sûr favorable à l’administration et au commerce. Mais en raison de ses effets cognitifs et sociaux, ses conséquences iront beaucoup plus loin et seront beaucoup plus lourdes. Au-delà de sa fonction de stockage de l’information et du savoir qui permet de dépasser les limites de la mémoire humaine, l’écriture rend possible la réalisation d’opérations cognitives ou intellectuelles qui sont, pour certaines, plus difficiles et, pour d’autres, infaisables dans un système oral. Non pas que les humains dépourvus d’écriture soient incapables de raisonnement logique. Mais l’interaction entre le cerveau humain et le mot écrit transforme la façon dont opère l’intellect humain. La lecture d’un texte écrit, par soi ou par un autre, favorise une attention critique et une perception des contradictions qui sont pratiquement impossibles à avoir dans le cas de paroles entendues ou d’un discours tenu. Facilitant l’élaboration de méthodes d’investigation et le déroulement de processus collectifs de débat, d’examen, de vérification et de formulation de théories, l’écriture permet le développement des sciences et l’accumulation d’un savoir confirmé. Elle peut également susciter et soutenir l’interrogation philosophique, qui est une mise en question ouverte des croyances et des certitudes communes, aussi bien que l’interrogation politique qui est une mise en question également ouverte des institutions de la société. Je pense que l’on peut aller jusqu’à dire que l’écriture est au fondement de la civilisation de la même façon que le langage a été au fondement de l’hominisation.

: Et pourtant, toutes ces potentialités que vous attribuez à l’écriture n’ont pas opéré nécessairement, et encore moins immédiatement.

: C’est tout à fait juste. Il faut se rappeler que depuis ses débuts, et longtemps après, l’écriture est demeurée aux mains d’une infime minorité. Non seulement sa pratique était difficile, mais son utilisation était contrôlée. Les scribes et autres serviteurs du souverain vont en user essentiellement à des fins administratives, religieuses ou de divertissement. Les mathématiques et l’astronomie seront développées. Des doctrines religieuses seront élaborées. Des traditions littéraires seront établies. Mais le doute, la critique et le passage à une autre forme de pensée permise par l’écriture devront attendre qu’un autre type de situation politique et idéologique ne se présente. Ainsi que nous le verrons, ce sera le cas sous la modernité. Mais déjà, aux Ve et IVe siècles avant notre ère, les cités-États autonomes de la Grèce antique vont, pour un temps tout au moins, préfigurer cette modernité dans quelques-uns de ses aspects. 

: Il serait intéressant de voir pourquoi et comment la Grèce de l’époque classique a pu se distinguer de pareille façon des puissances asiatiques qu’elle avoisinait.

: Oui, d’autant que les facteurs qui ont été à la base du « miracle grec » présentent des analogies frappantes avec ceux qui expliquent que la modernité et l’État démocratique moderne aient émergés en Europe.        

Série 3. Entretien numéro 4

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’État, c’est la guerre

Philippe : Louis, nous en sommes toujours à examiner la question de l’État. Nous avons retracé la façon dont les conditions économiques, démographiques et politiques qui ont permis l’émergence de l’État ont été ébauchées par la Révolution néolithique, puis parachevées par la Révolution urbaine. Lors de notre dernier entretien, nous nous sommes particulièrement intéressés aux premières cités-États où s’est effectué le passage de la chefferie au royaume. Nous avons scruté les facteurs de nature environnementale et sociopolitique qui ont permis au prince d’éliminer les contre-pouvoirs, de contrôler les élites et d’assujettir le peuple. Vous avez mis l’accent sur les divers moyens auxquels le prince a pu recourir pour affirmer sa légitimité. Il est incontestable qu’un État doit être tenu pour légitime. Mais son pouvoir ne repose-t-il pas avant tout sur l’organisation d’une force? Qu’en est-il de la force, et quelle a été son importance dans l’instauration et l’affirmation des États? 

Louis : Pour répondre à vos questions, il me faut au préalable revenir au Néolithique. Je vous rappelle que sans y insister, j’ai tout de même évoqué le rôle joué en cette période par l’utilisation de la force dans la consolidation de l’emprise des acteurs dominants sur les populations. J’ai signalé comment les chefs, s’appuyant sur leurs fidèles, clients ou esclaves, ont cherché à monopoliser la violence et à établir leur domination. J’ai également noté que la guerre avait alors changé dans ses buts et ses moyens. D’une part, les richesses stockées présentaient des occasions de pillage. D’autre part, l’augmentation des populations procurait des forces mobilisables. J’ai précisé que non seulement les grands hommes organisaient la défense de leur communauté, mais qu’ils conduisaient des razzias dont ils rapportaient des biens qui étaient en partie redistribués, et des esclaves qui assuraient les travaux les plus pénibles à exécuter. 

: Les sociétés néolithiques ont donc été des sociétés guerrières. 

L : À partir d’un certain moment, la plupart l’ont effectivement été. La propagation d’une idéologie nouvelle en est tout à fait révélatrice. Pour la première fois dans l’histoire, des figurations de guerriers apparaissent, remplaçant en grande partie les statuettes féminines qui, exprimant des préoccupations centrées sur la sexualité, étaient jusque-là les représentations les plus courantes. Ces figurations de guerriers se présentent, par exemple, sous la forme de statues-menhirs, que l’on trouve dans tout le sud de l’Europe. Les armes, principalement des poignards, sont aussi représentées sur les gravures murales. D’ailleurs, les premières armes en tant que telles, dont les poignards, ont été fabriquées au Néolithique. Jusque-là on utilisait pour la violence entre humains des outils fabriqués dans d’autres buts : des arcs, des flèches et des javelots qui servaient pour la chasse, ou encore des haches employées pour travailler le bois. Un autre indice de l’idéologie guerrière qui s’impose au Néolithique se découvre dans le fait que des armes, poignards, haches et pointes de flèches, accompagnent désormais dans la tombe les personnages masculins les plus importants.  

: La guerre n’est-elle pas simplement l’expression d’une agressivité native, qui serait une composante fondamentale et inaltérable de la nature humaine?

: Je ne crois pas. Les humains, particulièrement les hommes, ont assurément une propension à l’agressivité, qui se manifeste couramment dans les rapports interpersonnels. Mais la guerre est, elle, plutôt de l’ordre d’un fait social, dont l’existence est extérieure à l’individu et dont les principes et les formes vont varier d’un type de société à un autre. La guerre est présente depuis les toute premières sociétés. Contrairement à ce que prétendent certaines féministes, aucun témoignage archéologique, ethnologique ou historique ne confirme la vision chimérique de sociétés primitives idylliques et pacifiques, dans lesquelles aurait prévalu un matriarcat bienveillant. D’ailleurs, le pouvoir politique n’a jamais été exclusivement détenu par les femmes. À des degrés variables, la domination masculine semble avoir été un fait universel. Mais revenons à la guerre. Comme je l’ai souligné antérieurement, dans les sociétés primitives, elle est présente, mais limitée. En général, les ethnies s’évitent et s’efforcent de tenir les autres à distance. C’est ce que visent les raids guerriers, quand ils ne sont pas liés au devoir de vengeance. D’un autre côté, ces raids permettent aux jeunes mâles adultes de se glorifier de leurs ennemis terrassés, d’affirmer leur virilité et d’accroître leur prestige social en exhibant des scalps et des têtes coupées, qui serviront du reste à certaines cérémonies.   

: Suivant vos explications, je comprends que dans les sociétés néolithiques, la guerre se présente de façon fort différente. Du fait de la richesse qui existe désormais, elle devient un moyen pour s’emparer d’un butin et capturer des esclaves. Il me semble par ailleurs avoir déjà lu que quelques-uns de ces esclaves sont sacrifiés comme on le faisait antérieurement dans les sociétés primitives, ce qui démontre malgré tout une certaine forme de continuité. Qu’en est-il maintenant de la guerre dans les sociétés à État?  

: Avec l’apparition des sociétés étatiques, la guerre de conquête s’ajoute à la guerre de razzia. J’ai déjà évoqué la multiplication des guerres entre les cités ou contre les peuples environnants qui a accéléré le phénomène de concentration du pouvoir dans les cités-États. Mais au-delà de cette répercussion qu’elle a pu avoir au sein des cités-États, la guerre a surtout été l’accoucheuse des grands royaumes et des empires. La création de royaumes vastes, puissants et bien organisés s’est en effet réalisée à travers la lutte pour la domination entre des unités de domination coexistantes. Ce processus de monopolisation est intervenu maintes fois dans la genèse des grandes constructions étatiques. Il s’explique par le fait qu’en présence d’un grand nombre d’unités de puissance d’importance plus ou moins égale, une pression concurrentielle considérable s’exerce, conduisant à l’expansion de quelques-unes et, pour finir, à la formation de monopoles. 

: Les contraintes imposées aux micro-États ou aux cités-États par la concurrence étaient-elles si rigoureuses? 

: Tout à fait. Dans la situation qu’elles partageaient, aucune des cités-États n’avait le choix de ne rien faire, car ne rien faire c’était être assurément conquise. De plus, les concurrents se sont rapidement multipliés. Apparemment, il y a eu peu d’États primaires, soit des États qui se sont développés dans des aires où aucune forme étatique n’avait encore existé. Mais l’influence d’États préexistants, des micro-États d’abord, puis des cités-États et des royaumes, s’est exercée assez rapidement. Dans un monde où l’idée d’État et des modèles de formation d’un État étaient devenus disponibles, des chefs en puissance et leurs partisans les ont repris à leur compte. Il semble que les besoins en ressources des nouvelles cités-États ont joué à cet égard un rôle central. Édifiées dans des plaines, ces cités-États dépendaient en effet de matériaux existant dans les régions montagneuses ou boisées, que ce soit le bois, la pierre ou les métaux. Ces matériaux pouvaient être acquis par le commerce avec les habitants de ces contrées, en échange de surplus agricoles ou artisanaux exportables, ou par des guerres de conquête. Dans l’un et l’autre cas, leur nouveau rôle de fournisseurs de matières premières a transformé les régions périphériques. Certains villages se sont mués en cités populeuses vivant d’industrie et de commerce, et dans lesquelles des chefs en puissance ont su s’imposer. Quelques-unes de ces cités sont devenues bientôt suffisamment riches pour constituer des centres secondaires capables de résister à l’impérialisme des centres primaires et même de s’affirmer comme leurs égaux sinon leurs maîtres.

: Avec tous ces protagonistes, les luttes pour la domination ont dû se poursuivre sans relâche.  

: Oui et non, car d’aucuns ont réussi à imposer temporairement leur domination. Sur la base d’un État déjà structuré, d’une autorité bien établie et d’une armée organisée et entraînée, certains monarques sont en effet arrivés à vaincre les royaumes environnants et à constituer un empire. Au Moyen-Orient, ce passage des cités-États aux empires s’effectuera sur quelques siècles. C’est vers 2350 avant notre ère que Sargon le Grand crée le premier Empire mésopotamien, soit un peu moins de six cents ans après la fondation des premières cités-États. En Égypte, en raison d’un environnement plus favorable quant au transport, à la communication et au contrôle du territoire et des populations, le premier empire sera fondé plus promptement et plus tôt, dans les débuts du troisième millénaire. Les empires babylonien, hittite, assyrien et mède vont se succéder dans la région, jusqu’à ce que l’Empire perse étende sa domination en – 522 sur une immense zone comprenant non seulement les Proche et Moyen-Orient, mais également l’Égypte et l’Asie centrale. En Chine, un processus similaire de lutte entre royaumes se déroulera pendant près de mille ans avant qu’un empire n’unifie le pays en 200 avant notre ère. 

: C’est donc fondamentalement au moyen de la guerre que ces différents empires vont se construire et se maintenir pour un temps plus ou moins long.

: Absolument. Et les luttes vont s’enchaîner au cours des millénaires, des luttes engagées par des royaumes ou des empires rivaux, mais souvent aussi par des tribus nomades des steppes ou des déserts désireuses de prendre le contrôle d’États existants. Ces divers acteurs ont beaucoup innové dans l’art et les technologies militaires. Déjà, au cours du deuxième millénaire, la production du bronze a révolutionné l’armement. Le nouvel alliage était plus dur et résistant, et permettait des formes nouvelles, de plus grande taille. Ainsi a été créée l’épée, grâce à laquelle on peut désormais tuer l’autre de plus loin, mais aussi la lance. Le développement de ces armes offensives a suscité l’invention de moyens de protection utilisant eux aussi le bronze, depuis le casque, la cuirasse et les jambières jusqu’au bouclier. La course aux armements était amorcée. 

: Et elle n’était malheureusement pas prête de s’achever. 

: En effet. Les stratégies ont elles aussi été développées et les forces impliquées dans les affrontements ont été multipliées. C’est ainsi, par exemple, que le 1er octobre 331 avant notre ère, une armée macédonienne forte de 40 000 soldats, dont 7 000 cavaliers, l’emporte sur l’armée perse composée de 277 000 fantassins et 23 000 cavaliers, et disposant de 200 chars et 15 éléphants de combat. Alexandre le Grand meurt bientôt, mais trois de ses généraux se partagent l’immense empire perse qui sera graduellement hellénisé, à mesure que la langue, les idées, les thèmes et les symboles de la Grèce antique y seront introduits. Une autre conquête prodigieuse se fera mille cinq-cents ans plus tard, toujours en Eurasie, alors que Gengis Khan fondera le plus vaste empire continu que l’on ait connu. Il forge une cavalerie légère fortement disciplinée, facile à ravitailler et extrêmement mobile. Lui et ses fils l’utiliseront de façon magistrale, faisant appel au renseignement, et n’hésitant pas à se servir de la terreur comme arme pour s’emparer des villes, des territoires, des royaumes et des empires occupant l’essentiel de l’espace eurasiatique, depuis la Chine jusqu’aux frontières de l’Europe.

:  Décidément, l’histoire des sociétés à État a été extrêmement violente. En empruntant à Shakespeare, on pourrait dire qu’elle s’apparente à un récit conté par un idiot, plein de bruit et de fureur. Finalement, l’État, c’est la guerre.

: Oui. Toutefois, et de façon tout à fait paradoxale, l’État, c’est aussi l’essor de la civilisation!    

Série 3. Entretien numéro 3.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’instauration de l’État

Philippe : Louis, nous avons consacré nos deux derniers entretiens à la question de l’émergence de l’État. Nous avons examiné la façon dont la Révolution néolithique a tout à la fois jeté des bases et dressé des entraves à l’égard de cette émergence. Confisquant à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté grâce à l’agriculture et à l’élevage, certains individus se sont efforcés de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais en raison de diverses conséquences désastreuses résultant de la formation de grands centres urbains sur la santé, l’environnement et le tissu social, cette entreprise a été longue et laborieuse. Il demeure cependant qu’au fil des générations, et malgré des reculs passagers, la majorité des populations se sont habituées aux conditions et aux rapports sociaux inédits établis par la néolithisation. La situation serait ainsi devenue relativement propice à l’instauration de l’État. Il nous reste à voir comment ce seuil a été finalement franchi.

Louis : Vous avez raison de parler de seuil à franchir. Car le passage de la société à chefferie à la société à État n’allait pas de soi. La transition ne sera assurée qu’avec une deuxième grande révolution, la Révolution urbaine. Ce profond changement d’ordre économique, politique, moral et culturel se produit au cours des quatrième, troisième et deuxième millénaires avant notre ère. Il repose fondamentalement sur une intensification de la production agricole. Développée grâce à la mise au point de nouvelles techniques, dont l’irrigation à grande échelle, la métallurgie du bronze et du fer, l’utilisation de la roue et de la charrue, et le harnachement des bœufs, l’agriculture intensive requiert des sols riches et bien arrosés. De ce fait, elle se déploiera d’abord dans des vallées alluviales, creusées par des cours d’eau sur des terrains meubles, à pente faible et formés de sédiments fertiles : les vallées du Tigre et de l’Euphrate, du Nil, du fleuve Jaune, de l’Indus et du Gange. 

: Ces territoires n’avaient pourtant pas été nécessairement les premiers à connaître la néolithisation. 

: En effet, car à l’origine ils étaient plutôt inhospitaliers envers les agriculteurs. S’ils présentaient des perspectives alimentaires des plus riches, ils exigeaient des travaux préparatoires des plus ardus. Par exemple, la crue annuelle du Nil qui fournit à la fois eau et limon annonce à coup sûr une abondante subsistance. Mais les terrains inondés n’étaient à l’origine qu’un chapelet de marécages et de jungles de bambous. Là, comme en Basse-Mésopotamie, il fallut drainer l’eau des marécages, construire des digues et creuser des canaux pour arroser les champs. Ces aménagements représentaient une tâche gigantesque, dont on trouve un écho dans l’épisode du récit de la création où Dieu lui-même sépare les éléments, un épisode qui a du reste été d’abord composé en Mésopotamie. Aussi, en cette région tout autant qu’en Égypte, le départ a-t-il été relativement tardif, quelque trois millénaires après le développement de l’agriculture au Proche-Orient. Et comme nous l’avons vu, dans les deux cas, ce départ a profité d’un débordement démographique provenant du Proche-Orient.  

: Mais quel est concrètement le rapport entre le développement d’une agriculture intensive et l’instauration de l’État?

: Ce rapport est circulaire. D’une part, c’est le surplus fourni par l’agriculture intensive qui va permettre l’instauration de l’État. Une administration, de grandes constructions, une armée professionnelle, une prêtrise nombreuse sont inconcevables sans l’existence de surplus agricoles. On a calculé que dans les sociétés néolithiques pratiquant une agriculture extensive, il fallait en moyenne cinquante personnes productives pour faire vivre une personne improductive. En comparaison, dans les sociétés urbaines pratiquant l’agriculture intensive, il en suffisait de cinq. D’autre part, l’État va tout faire pour améliorer la productivité du secteur agricole, et accroître ainsi le surplus qu’il va pouvoir prélever. On doit à cet égard noter que les premiers États tout autant que les royaumes et les empires qui vont suivre seront tous fondés sur des cultures céréalières, que ce soit le blé, l’orge, le riz, le maïs, le sorgho ou le millet. C’est que seules les céréales sont vraiment adaptées à une agriculture intensive dont la production est facilement concentrée et contrôlée, et dont les produits sont aisément stockés, dénombrés, transportés et prélevés.

: Mais comment expliquer qu’à l’encontre de ce qui s’était le plus souvent passé antérieurement, les agriculteurs aient accepté de supporter un haut degré d’exploitation et de domination? 

: Voilà une vaste question qui présente plusieurs aspects. Envisageons d’abord les conditions géographiques qui ont pu influer sur le processus d’émergence d’un État. Et reportons-nous pour le faire à nos exemples de la Mésopotamie et de l’Égypte. Aménagés, comme nous l’avons vu, par la domestication de grands fleuves, ces deux territoires se présentent comme des oasis coincés entre mers, montagnes et déserts arides. Aussi, ont-ils fonctionné historiquement comme des pièges qui ont retenu les populations, procurant aux dominants un pouvoir de coercition exceptionnel sur les individus. L’Europe offre un cas de figure opposé. En raison d’un espace ouvert, encore peu peuplé, aux ressources naturelles abondantes et au climat favorable, il était beaucoup plus difficile d’y maintenir en place une population sous un pouvoir central fort. C’est ainsi que mise à part la civilisation minoenne qui s’est développée en Crète aux troisième et deuxième millénaires, l’ensemble du continent européen continuera à être occupé pendant longtemps par des sociétés de type chefferies. Les premières cités-États y apparaîtront seulement au cours du premier millénaire avant notre ère, d’abord en Grèce, puis en Italie.

: Les caractéristiques du milieu physique auraient donc facilité ou au contraire entravé l’assujettissement d’une population. Quels sont les autres facteurs qui ont pu intervenir dans l’établissement d’une domination?

: Pour affirmer une souveraineté, il a sûrement fallu éliminer les contre-pouvoirs, ce qui a dû nécessiter le dépassement de l’organisation lignagère ou tribale, l’atomisation du peuple et un contrôle étroit des élites. Il fallait brouiller les appartenances et mélanger les gens de manière à obtenir, à la fin du mélange, un peuple de sujets peu susceptibles de former des coalitions et des élites définies par leur position dans l’appareil du pouvoir. La concentration du pouvoir a demandé passablement de temps, comme en atteste l’exemple de la Mésopotamie, qui est la première région à avoir connu des cités-États. Celles-ci y apparaissent au IVe millénaire. Elles sont gouvernées au départ par des conseils d’élus ou d’anciens, composés de représentants des grands propriétaires fonciers, des riches commerçants, des prêtres mais parfois également des paysans-propriétaires et des artisans. Les positions de pouvoir ne seront monopolisées que lentement. Le Lugal, un chef temporaire qui agissait au nom des conseils en période de crise, se transformera peu à peu en chef permanent. Ce processus sera accéléré avec la multiplication des guerres entre les cités ou contre les peuples environnants. Qu’un Lugal réussisse à exercer sur une base continue les pouvoirs qui ne lui étaient accordés normalement que de façon exceptionnelle et qu’il rende pérennes les mesures touchant la levée d’impôts et l’imposition de corvées qui n’étaient prévues que pour les temps de crise, et c’est la naissance de la royauté. Qu’il parvienne à faire nommer ou à imposer son fils comme successeur, et c’est la naissance d’une dynastie. En Mésopotamie, les premiers royaumes et les premières dynasties apparaissent dans les grandes cités entre 2 900 à 2 350 environ avant notre ère.  

: Et dans ces royaumes, quel sera le sort de l’élite? Quel sera le sort du peuple?

: L’élite dominante est transformée en noblesse de cour, dont les titres et les privilèges dépendent du roi, ce qui favorise son contrôle. Cette cour joue le rôle de bureaucratie centrale ayant à conseiller le prince et à s’assurer de l’exécution de ses décisions. Car le pouvoir dispose désormais d’organisations spécialisées qui manquaient aux chefferies : des armées plus ou moins permanentes et des bureaucraties assumant les fonctions administrative, judiciaire, fiscale, d’intendance et idéologique. Quant au peuple, il voit s’élargir la distance qui le sépare des élites jusqu’au point où les genres de vie cessent d’être comparables. La hiérarchie sociale esquissée au Néolithique se parachève et se durcit. Dans ce nouveau type de société où les différences sont d’emblée perçues comme des inégalités, la cohésion tient à ce que chaque individu, chaque groupe et chaque activité a son rang assigné.

: Mais comment les monarques ont-ils pu s’y prendre pour faire régner un tel ordre rangeant le plus grand nombre dans une position clairement subalterne? 

: Il est clair que la mise en place de la domination n’a pas pu n’être que le fruit de la violence. Il y a nécessairement eu coopération ou du moins acceptation de la part de la majorité. Les rapports hiérarchiques nouveaux ont dû être considérés comme capables de répondre à des problèmes cruciaux et, par conséquent, comme un avantage pour tous ceux et celles qui bénéficiaient de la liberté. Car il faut bien sûr rappeler la présence et l’importance de l’esclavage. Mise en servitude, une partie de la population composée essentiellement de prisonniers de guerre était privée de la moindre part de richesse, de prestige et de pouvoir. Les esclaves déchargeaient la majorité des travaux les plus pénibles, tout en lui assurant un certain statut, une certaine distinction. Cependant, au-delà de cet allègement relatif, pour qu’un pouvoir séparé de la société soit tenu pour légitime, il a sûrement fallu que son exercice se présente comme un service que le ou les dominants rendaient aux dominés. Ce service touchait assurément la défense du territoire, la création et l’entretien d’infrastructures favorisant la prospérité et le bien-être, et l’application du droit et donc d’une certaine justice. Mais il devait également concerner l’apport de sens.

: Qu’entendez-vous par là? 

: Toute vie en société requiert une culture commune, c’est-à-dire un monde de significations et de références partagées qui dictent et fondent à la fois les modes de vie, les normes et les valeurs, et les interprétations de la vie. Dans les royaumes, ce seront dorénavant le pouvoir royal et ses institutions qui élaboreront et fourniront les principaux éléments de cette culture commune. Ils le feront essentiellement en faisant appel aux religions polythéistes qui émergent en corrélation avec l’institution de l’État. À l’instar des formes religieuses antérieures, le polythéisme permet d’agir symboliquement sur les forces surnaturelles régissant les phénomènes que l’on veut mieux contrôler, mais il sert aussi d’instrument de pouvoir pour les gouvernants. Les dieux jouissent d’une liberté absolue tout comme les souverains ici-bas. Investi d’un pouvoir d’essence divine, le roi assume la responsabilité de la sauvegarde de l’ordre idéal du monde et de la société contre les forces du chaos. Maîtres de tout ce qui compte, les dieux se retrouvent dans un panthéon hiérarchisé à l’image de la société. La puissance des dieux fonde le pouvoir des rois. Le roi est le vicaire ou même le fils bien-aimé du dieu suprême, le dieu protecteur de la capitale du royaume. C’est non seulement le souverain qui est ainsi légitimé par la volonté divine, mais l’ordre social lui-même dont la transgression ne peut être que source de maux et doit par conséquent être sévèrement châtiée.

: Votre dernière remarque à propos du châtiment me rappelle la question de la violence. Ne l’avez-vous pas quelque peu occultée jusqu’ici?

: Sans l’occulter totalement, je crois en effet que je n’ai pas mis l’accent sur la violence. Il nous faudra sans doute la considérer davantage lors de notre prochain entretien.  

Série 3. Entretetien numéro 2.

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les résistances à l’émergence de l’État

Philippe : Louis, nous en sommes au deuxième entretien de notre nouvelle série qui porte sur l’État et l’étonnante métamorphose qu’il a connue historiquement. Nous intéressant d’abord à l’émergence de l’État, nous avons entamé notre investigation en nous penchant sur la Révolution néolithique, qui a vu des populations se sédentariser, puis développer l’agriculture et l’élevage. Nous avons examiné la façon dont ladite révolution a posé les bases sur lesquelles pourront être ultérieurement fondés les premiers États. La néolithisation, suivant votre explication, a engendré une forte croissance démographique et généré une richesse qui a favorisé l’apparition d’inégalités socioéconomiques. Tirant avantage des conditions nouvelles, certains individus ont en effet confisqué à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté. Ce faisant, ils ont pu s’attacher des dépendants grâce auxquels ils vont s’efforcer de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais cette entreprise, selon votre dernier commentaire, aurait été laborieuse, et ne se serait réalisée que très graduellement. Qu’en est-il?  

Louis : L’entreprise en question a effectivement rencontré de nombreux écueils, et la marche vers l’État proprement dit a été très lente, tout au moins si l’on se situe à l’échelle des générations humaines. Car, en raison de ses conséquences fâcheuses sinon funestes, les populations ont résisté pendant fort longtemps à la formation de centres urbains où pourront être érigés des États. Au Proche-Orient, par exemple, dans cette région qui a été la première à connaître la néolithisation, les Cités-États n’apparaissent qu’au IIIe millénaire, alors que les premiers indices de hiérarchisation de la société s’y manifestent dès la seconde moitié du IXe millénaire. Pourtant, sous l’effet d’une poussée démographique de plus en plus forte, les villages néolithiques n’avaient cessé d’y grossir en taille, au point de réunir dans certains cas plusieurs milliers d’habitants aux environs de 8 000 avant notre ère. Mais, mille ans plus tard, le mouvement semble s’être inversé. Les villages redeviennent plus petits, et une partie des habitants quittent la zone pour aller coloniser l’ensemble de la Mésopotamie et l’actuelle Turquie, puis ultérieurement l’Europe. D’autres régions du monde suivront plus tard une évolution relativement similaire. 

: Comment expliquer cela? Qu’est-ce qui a pu entraîner de telles régressions?

: Une première cause réside sans doute dans les épidémies redoutables qui ont sévi à l’époque. Ces épidémies se sont développées à l’occasion de l’apparition de maladies inédites, issues d’espèces animales domestiquées ou d’espèces dites commensales de l’humain, comme les rats, les souris ou les pigeons qui s’étaient adaptés à l’environnement agropastoral créé par les humains. Et leur propagation a bien sûr été facilitée par l’augmentation de la densité de population. Une deuxième cause pourrait tenir à une surexploitation des ressources environnementales qui aurait fragilisé les communautés et les aurait rendues vulnérables face aux changements climatiques qui sont intervenus à un moment ou à un autre. Ce type de problèmes a été de fait observé dans des sociétés ultérieures, dans la civilisation urbaine de l’Indus, ou dans les cités mayas ou khmères, par exemple. Enfin, la résistance à une trop grande concentration de la richesse et du pouvoir a probablement joué, elle aussi, un rôle important. Il n’allait sûrement pas de soi que les égaux d’hier acceptent docilement de déployer des efforts considérables pour le seul profit des nouveaux chefs. Ces diverses causes expliquent vraisemblablement le fait que des débuts d’urbanisation se sont historiquement interrompus à maintes reprises au bout de quelques siècles. Dans plusieurs régions, on peut repérer une succession alternée de moments où les communautés sont nettement plus hiérarchisées, comme le laissent voir l’organisation des villages et la richesse de certaines tombes, et d’autres où les disparités sont réduites.

: Ces interruptions du processus d’urbanisation et ces transitions entre des communautés plus ou moins hiérarchisées ont-elles signifié un retour à un mode de vie prénéolithique?  

: Généralement, non. Le plus souvent, les proto-cités se sont effondrées lentement sur elles-mêmes pour faire place à des agglomérations villageoises dont la petite taille permettait d’éviter temporairement les problèmes rencontrés. On connaît quelques cas, dont un qui s’est déroulé dans la vallée du Mississipi, où à la suite d’une forte dégradation climatique, une fraction de la population s’est dispersée pour revenir à une économie de chasse et de cueillette plutôt que d’émigrer vers des régions plus favorables à l’agriculture. Il était peut-être tentant de renoncer à l’agriculture et à l’élevage qui exigent un travail bien plus considérable que la simple récolte de plantes sauvages parvenues à maturité ou la chasse d’un gibier. Toutefois, même si cette tentation a possiblement été fréquemment éprouvée, elle est assurément demeurée habituellement de l’ordre de la velléité. Plusieurs motifs poussaient en ce sens. Un premier tenait au fait qu’il fallait nourrir une population qui avait notablement augmentée depuis les débuts de la néolithisation. De toute évidence, cet impératif pouvait être beaucoup mieux satisfait par une économie de production que par une économie de prédation. D’autres motifs découlaient des intérêts en jeu du fait des avantages appréciables offerts à certains individus par le mode de vie néolithique. 

: Vous pensez sûrement ici à ceux qui détenaient de la richesse et qui occupaient des positions de prestige.

: Évidemment, ces gens-là avaient tout intérêt à affermir les mœurs et les pratiques sociales nouvellement instituées. Ces mœurs et ses pratiques pouvaient par ailleurs être de différents types selon la forme d’organisation sociopolitique prédominante. En nous fondant sur les études anthropologiques des deux derniers siècles, nous pouvons distinguer trois formes qu’ont pu emprunter les systèmes sociopolitiques au Néolithique : la ploutocratie ostentatoire, l’organisation lignagère et la démocratie primitive. La ploutocratie ostentatoire présente une organisation formelle minimale au niveau politique. Les fonctions du chef demeurent limitées à la représentation du groupe, à la pacification et à la médiation. Cependant, ce sont les riches qui sont les chefs, d’où la désignation de ploutocratie. À la recherche de considération sociale et d’estime, ces riches dépensent pour être vus, souvent en fêtes somptueuses, et par conséquent de façon ostentatoire. Historiquement, cette première configuration s’est particulièrement réalisée sur la côte nord-ouest de l’Amérique du Nord et en Nouvelle-Guinée. Dans l’organisation lignagère, l’ossature de la société est formée par le lignage, qui se reconnaît un ancêtre commun et dans lequel la solidarité s’impose. Par comparaison avec les deux autres systèmes sociopolitiques, celui-ci donne le maximum de poids à la parenté réelle ou imaginée, dont dérivent presque tous les rapports sociaux, et également à la séniorité. Ce sont les hommes âgés qui assurent la direction des lignages et disposent du pouvoir. L’organisation lignagère a été dominante en Afrique et au Proche-Orient.

P : Et qu’en est-il de la démocratie primitive?

L : La démocratie primitive a été prédominante dans les Grandes Plaines de l’Amérique du Nord, mais également en Europe. Chez les Iroquois, par exemple, où elle prévalait, des conseils formés de représentants se retrouvaient aux différents niveaux de la vie sociale: le village, la tribu, la confédération. Ces conseils fonctionnaient comme des assemblées souveraines. Toutefois, les décisions ne pouvaient y être prises qu’à l’unanimité, ce qui empêchait une majorité d’imposer sa loi à une minorité. Les conseils investissaient de façon officielle les sachems, les chefs de paix, et décidaient de la guerre et de la paix. Mais ils ne disposaient ni de police ni d’armée qui leur auraient obéi. Lorsqu’une guerre était déclarée, c’était aux chefs de guerre d’organiser par leurs propres moyens la guerre, et ils le faisaient d’une manière entièrement privée, enrôlant qui voulait bien être enrôlé et les suivre. La démocratie primitive sera à terme menacée par la puissance de ces chefs de guerre lorsqu’ils disposeront d’une armée de soldats liés à eux par des liens personnels.

: Bien que la forme et la source de leur pouvoir aient été dissemblables, peut-on supposer que les différents acteurs dominants ont recouru à un ou des moyens similaires pour maintenir et consolider leur emprise? 

: Bien sûr. Ils ont certainement tous pratiqué le clientélisme, œuvrant à la mise en place et au contrôle de réseaux d’échanges de biens et de services afin de s’assurer une clientèle d’obligés. Mais ils ont également fait appel au surnaturel. Le rapport au surnaturel, au religieux, change de nature au néolithique. Dans les religions agraires qui apparaissent alors, on demande, on supplie et on prie les âmes des ancêtres comme on doit le faire avec ses supérieurs. La mythologie s’étoffe. En plus d’expliquer l’origine de ce qui existe et d’établir le bien-fondé de l’ordre social, les mythes justifient désormais la suprématie des adultes, des hommes, des aînés, des anciens et des chefs. Parfois reconnus pour être animés par une force spirituelle hors du commun, les grands ont recours au sacré pour manifester leur prestige individuel et affermir leur pouvoir. On décèle des indices d’un tel usage dans les riches tombes individuelles, contenant armes et parures d’or et d’argent, et recouvertes de vastes amas de terre et de pierres ou intégrées dans des dolmens, ces monuments mégalithiques formés de dalles de plusieurs dizaines de tonnes. Un indice plus éloquent encore se révèle dans la pratique de l’accompagnement funéraire, soit le fait que des gens se suicident ou sont tués lors de la mort de leur maître afin d’accompagner celui-ci dans l’au-delà. Cette pratique a été largement répandue au Proche-Orient et en Afrique, mais aussi en Asie, où elle a été ultérieurement transformée par la substitution d’êtres d’argile aux êtres humains, comme le font voir les soldats de terre cuite qui accompagnaient le premier empereur chinois dans son mausolée.  

: Y a-t-il d’autres facteurs qui ont favorisé le maintien et la consolidation de l’emprise des acteurs dominants sur les populations?

: Les guerres, assurément. Dans les sociétés primitives, la guerre est présente, mais limitée. En général, les ethnies s’évitent et s’efforcent de tenir les autres à distance. Quand ils ne sont pas liés au devoir de vengeance, les raids guerriers sont le plus souvent menés par de jeunes mâles adultes qui cherchent à conforter leur virilité et leur prestige social en exhibant scalps et têtes coupées. Au Néolithique, la guerre change dans ses buts et ses moyens. Les richesses stockées présentent des occasions de pillage et l’augmentation des populations procure des forces mobilisables. De raids de rapines et de rapts de femmes et d’enfants qu’ils étaient, les conflits entre les chefferies vont se transformer en guerres de conquête et se multiplier. En Europe, par exemple, les premiers villages néolithiques sont ouverts, et l’on ne trouve pas de traces de blessures sur les squelettes des défunts. En revanche, à partir du milieu du Ve millénaire, et au-delà, les signes de tensions et de violences entre communautés humaines y deviennent patents et s’y multiplient. Les villages tendent désormais à s’installer sur des hauteurs et à se fortifier avec des palissades, des fossés, des levées de terre, voire des murailles en pierres sèches. Non seulement les grands organisent la défense de la communauté, mais ils conduisent des razzias dont ils rapportent des biens qui sont en partie redistribués, et des esclaves qui assurent les travaux les plus pénibles à réaliser. 

: J’imagine qu’au fil des générations, et malgré les reculs passagers, les gens ont dû le plus souvent s’habituer aux rapports sociaux instaurés par la néolithisation, et que la situation est finalement devenue propice à l’émergence de l’État. Je suis impatient de voir comment ce seuil a pu être réellement franchi. 

Série 3. Entretien numéro 1

La métamorphose de l'État
Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La Révolution néolithique : une condition à l’émergence de l’État

Louis : Philippe, dans cette nouvelle série d’entretiens que nous amorçons, je vous propose de réfléchir à la question de l’État. Il est vrai que nous l’avons abordée à diverses reprises, car elle est aujourd’hui à la fois omniprésente et objet de nombreuses controverses. Cependant, ce qui m’amène à vous suggérer de l’approfondir tient surtout à l’évolution absolument étonnante qu’a connue et que connaît toujours l’État depuis quelques siècles. Dès son apparition et pendant des millénaires, l’État a été essentiellement un outil de domination et d’exploitation des populations au bénéfice de minorités gouvernantes. Il l’est du reste malheureusement encore trop souvent, et certains, les anarchistes par exemple, prônent son rejet pur et simple. Toutefois, depuis le XVIIIe siècle, d’autres, s’efforçant de transformer radicalement l’État pour en faire un outil d’émancipation et de développement, ont réussi, dans certains cas, et en partie tout au moins, à relever ce formidable défi. De ce fait, autant l’émergence de l’État a été déterminante pour le parcours ultérieur de l’humanité, autant sa mutation a pu et peut encore infléchir ce parcours. 

Philippe : Cette métamorphose de l’État vous apparaît donc absolument singulière. Comment souhaitez-vous l’examiner? 

: Je vous propose de nous interroger d’abord sur l’émergence de l’État, et de scruter les conditions qui l’ont favorisée, les fortes résistances qu’elle a suscitée et les raisons qui ont finalement fait en sorte qu’elle l’emporte. Nous pourrons par la suite nous pencher sur la conduite des États prémodernes, sur leurs réalisations majeures et sur les phénomènes relativement répétitifs qui ont marqué leurs différentes trajectoires. Nous pourrons enfin analyser de façon comparative le ou plutôt les parcours qu’ont suivis les États dans les sociétés démocratiques modernes.

: Je vous sens impatient d’attaquer notre sujet. Allons-y avec les conditions qui ont favorisé l’émergence de l’État. 

: Rappelons tout d’abord que cette émergence s’est produite assez tard dans l’histoire de l’humanité. Notre espèce, Homo sapiens, est apparue il y a environ 200 000 ans. Migrant hors d’Afrique aux alentours de 100 000 ans, elle s’est installée par étapes dans les différents continents. Les premiers États n’apparaîtront, eux, qu’à partir du IVe millénaire, soit seulement après que soit intervenue la profonde transformation opérée par la Révolution néolithique.

: Qu’en est-il de cette révolution?

: Nous savons maintenant que ladite révolution, qui porte bien mal son nom, s’est opérée graduellement, sur plusieurs millénaires. Nous avons également compris que la sédentarité est historiquement advenue avant et non après la domestication des plantes et des animaux. C’est grâce à l’accès permanent qu’offraient certaines régions à des ressources terrestres ou aquatiques, que des populations de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisées et ont développé des pratiques de conservation, ensilage des grains, fumage ou séchage des poissons, etc. Dans certains cas, la sédentarité a débouché sur l’agriculture et l’élevage. Le processus de néolithisation est survenu en tout premier lieu au Proche-Orient. À partir de 12 000 ans avant notre ère, on y a construit des villages, puis domestiqué le blé, l’orge et des légumineuses, ainsi que le mouton, la chèvre, le bœuf et le porc. En dehors du Proche-Orient, et à des époques variant selon les cas du XIe au VIe millénaire, des dynamiques de néolithisation ont été enclenchées en Chine, autour du fleuve Jaune (avec le millet) et autour du Yangzi (avec le riz), ainsi qu’au Mexique et dans les Andes (avec le maïs), en Nouvelle-Guinée (avec le tarot et la banane), et dans le nord de l’Afrique (avec le mil et le sorgho).

: Comment expliquer que la néolithisation soit intervenue précisément dans ces régions et à ces époques?

: Différents facteurs ont joué, des facteurs de nature environnementale, mais également culturelle. La néolithisation ne démarre qu’à la fin de la dernière période glaciaire, au moment où certaines régions sont débarrassées des glaciers qui les ont recouvertes pendant quelque 100 000 ans, et qui pour cette raison sont rendues plus hospitalières à une diversité du vivant. Ces régions offrent désormais aux humains de la préhistoire des ressources alimentaires importantes et réparties sur l’ensemble de l’année, ce qui favorise la sédentarisation. Ces mêmes régions sont parfois dotées d’une faune et d’une flore constituées de plantes et d’animaux domesticables. Cependant, pour que soient consentis les efforts nécessaires à la domestication des espèces sauvages, encore faut-il que cette domestication représente un gain. Cela ne sera pas le cas dans les environnements trop bien pourvus en matière de ressources naturelles. À titre d’exemple, on peut évoquer la civilisation japonaise de Jomon qui a prospéré depuis 13 000 ans avant notre ère, et pendant plus de 10 millénaires. Grâce à d’abondantes ressources aquatiques, cette civilisation a connu la sédentarité et développé des pratiques sociales et techniques complexes. Dans les arts du feu, par exemple, elle est la première à avoir inventé la poterie. Elle a pourtant toujours conservé une économie de chasse, de pêche et de cueillette. Il en sera différemment dans des régions comme le Proche-Orient, où un environnement riche, mais instable, qui voit se succéder de bonnes et de mauvaises années, va inciter les populations à stocker puis à produire des céréales. 

: Et qu’en est-il des facteurs de nature culturelle? 

: Le développement de l’agriculture et de l’élevage a évidemment impliqué la mise au point de nombreuses techniques permettant d’assurer la cueillette et le stockage des céréales, les soins à apporter à des animaux enfermés, etc. Mais au-delà des conditions environnementales et techniques qui l’ont rendu possible, ce processus n’a pu suivre son cours que parce que certaines communautés humaines en ont fait le choix, et ce, malgré les bouleversements qu’il engendrait. Au contraire, d’autres groupes, préférant poursuivre leur mode de vie, ont continué à pratiquer la chasse et la cueillette itinérantes.  

: Malgré tout, le néolithique, se diffusant à partir de ses zones originaires, va un jour ou l’autre toucher ces groupes.

: Effectivement. Comme elle garantit une plus grande sécurité alimentaire et assure ainsi la sédentarité, l’agriculture provoque un boom démographique partout où elle s’implante. Le paysan n’a plus les raisons qu’avait le chasseur-cueilleur de limiter le nombre de ses enfants, au contraire il a besoin d’en avoir beaucoup plus pour cultiver la terre. Les enfants représentent non seulement une force de travail et une caisse de retraite, mais également une source de prestige et un facteur déterminant pour l’avenir de la famille ou du groupe d’apparentés. Connaissant une forte croissance, les nouveaux agriculteurs vont déverser régulièrement leur trop-plein démographique par une émigration continue vers de nouvelles régions, où ils vont absorber peu à peu ou repousser les petits groupes de chasseurs-cueilleurs qui y vivaient. Au Proche-Orient, par exemple, l’agriculture gagne bientôt toutes les régions, de la mer Rouge puis l’Égypte, jusqu’à la Turquie et à la Mésopotamie. Vers 6 500 avant notre ère, des communautés d’agriculteurs venues du Proche-Orient atteignent l’Europe, où ils refoulent ou assimilent les chasseurs-cueilleurs qui y nomadisaient. Vers – 4 500, l’ensemble de l’Europe centrale et occidentale est occupée par les agriculteurs. Des chasseurs-cueilleurs ne se maintiennent que pour un temps et plus au nord, dans les zones moins propices à l’agriculture, sur les bords de la Baltique et de la mer du Nord. 

: Le même phénomène se déroulera ailleurs?

: Bien sûr. En Orient, par exemple, c’est depuis la Chine que l’agriculture gagnera petit à petit l’ensemble de l’Asie du Sud-Est. À compter du IIIe millénaire, la riziculture se répandra dans toute la péninsule indochinoise et malaise, accompagnée par la poterie. Le mouvement se poursuivra ensuite vers les îles, Philippines et Indonésie, et s’étendra bientôt à toute l’Océanie. 

: Mais, en quoi la néolithisation a-t-elle posé les bases sur lesquelles ont été ultérieurement fondés les premiers États? 

: Le processus de néolithisation ne se limite pas à la maîtrise de la nature végétale et animale. Il modifie profondément la manière de vivre ensemble. Il le fait d’abord par le biais de la croissance démographique dont nous venons de parler, une croissance qui est la condition de toute évolution vers des sociétés plus complexes, vers des sociétés à État. Mais il le fait également par l’affirmation de l’inégalité socioéconomique et de la hiérarchie sociale qu’il entraîne. Contrairement à la société primitive, la société néolithique sera inégalitaire et divisée. C’est la richesse, produit de l’accumulation de ressources permise d’abord par le stockage puis par la production agricole, qui a été à la source de cette transformation radicale. Dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs, les fruits de la chasse, de la pêche et de la cueillette sont difficilement conservés, et généralement partagés. On y trouve évidemment des biens matériels comme des armes, des outils ou des objets de parure, qui peuvent être l’objet d’échanges ou de dons. Cependant, le nombre de ces biens demeure limité en raison d’une production peu différenciée. Tout compte fait, il n’y a pas de richesse qui participe à organiser et, encore moins, à hiérarchiser ces sociétés. 

P : Il en sera différemment au Néolithique! 

L : De fait, le néolithique voit s’affirmer une stratification sociale fondée sur la richesse, une richesse qui se fait socialement utile. Les biens matériels deviennent indispensables à chacun pour faire face à ses obligations sociales, dont notamment celles liées aux transactions matrimoniales. On obtient dorénavant son épouse non plus en donnant de sa personne ainsi qu’il en était chez les chasseurs-cueilleurs, où le gendre devait par exemple donner une part du produit de sa chasse à sa future belle famille, mais en fournissant les biens matériels stipulés par la coutume. Aussi les pauvres ne pourront-ils désormais se marier que grâce aux prêts que pourront leur consentir les big men qui auront su accumuler des biens matériels, et deviendront-ils ainsi leurs clients. Et l’esclavage fera mieux encore en fournissant en quantité des dépendants sans identité et sans parents sur lesquels le maître a tout pouvoir et dont il peut faire ses serviteurs les plus dévoués, les plus fidèles. L’acquisition d’esclaves se fera par la guerre, qui change alors de but, ou dans le cadre de l’esclavage pour dettes, la personne incapable de payer sa dette à son débiteur lui étant asservie.

P : Ces relations de dépendance qui s’instaurent vont vraisemblablement favoriser l’établissement d’une domination politique. 

L : Effectivement, et ce sera là une autre caractéristique majeure qui distinguera les sociétés néolithiques des sociétés primitives. Dans ces dernières, il n’y a pas de domination politique, pas de division politique entre dominants et dominés. Le pouvoir n’est pas séparé de la société qui, comme totalité, en est le détenteur exclusif. Il peut être délégué à qui a fait la preuve de compétences particulières, comme chasseur ou comme conciliateur par exemple, mais toujours à titre circonscrit, temporaire et réversible. Le chef, dont la position n’est pas transmissible, n’y dispose d’aucune puissance, d’aucun pouvoir de coercition, d’aucun moyen de donner un ordre. Il n’est pas là pour commander et personne n’est destiné à lui obéir. Pacificateur et médiateur essentiellement chargé de désamorcer les conflits qui peuvent surgir entre individus, il ne dispose que de la parole pour persuader, car sa parole n’a pas force de loi. Le chef peut occuper une position exceptionnelle dans le circuit des femmes et des biens, mais c’est pour lui permettre de s’acquitter de son devoir de générosité. Car il ne peut maintenir son prestige qu’au prix d’une générosité permanente. Et s’il bénéficie de certains attributs religieux, de certains pouvoirs rituels, c’est pour lui permettre de jouer son rôle.

P : Dans les sociétés néolithiques, la place des chefs sera donc profondément différente. 

: Absolument. Confisquant à leur profit une partie du surplus généré par leur communauté, et s’appuyant sur leurs fidèles, clients ou esclaves, ces chefs vont tenter de concentrer le pouvoir, de monopoliser la violence et d’établir leur domination. Mais cette entreprise sera laborieuse. Comme nous le verrons lors de notre prochain entretien, elle rencontrera de nombreux écueils et ne se réalisera que très graduellement.