Une configuration internationale favorable à la
transition vers le développement durable
Philippe : Louis, nous en arrivons au terme de notre série d’entretiens concernant l’évolution de l’État. Lors de notre dernière conversation, nous avons examiné les possibilités qu’un nouveau contrat social basé sur le développement durable s’établisse sur le plan national. Nous avons observé les forces qui s’y opposent, à savoir les populistes de toutes sortes et les extrémistes des luttes identitaires qui sèment la méfiance et la division, et nuisent à l’adoption des compromis nécessaires. Mais nous avons également considéré les multiples citoyens actifs et critiques ainsi que les nombreux acteurs collectifs, mouvements sociaux, associations, syndicats ou entreprises, qui se montrent de plus en plus ouverts à un virage vers le développement durable. Quant aux partis politiques qui pourraient impulser le repositionnement de l’État que suppose ce virage, les choses nous sont apparues plutôt indécises, la lucidité et l’imagination ne semblant malheureusement se conjuguer chez eux que trop rarement. Vous en avez conclu que le passage au développement durable s’effectuera vraisemblablement à travers un processus plus lent et plus complexe, sinon plus chaotique, qu’on ne le souhaiterait.
Louis : Oui, et ce, d’autant plus que ce processus sera conditionné par les circonstances qui vont prévaloir sur le plan international. Car, en raison de l’interdépendance environnementale, économique, sociale et politique dans laquelle ils se trouvent, les États nationaux ne sauraient s’inscrire pleinement dans un modèle de développement fondé sur le développement durable sans une coopération internationale favorisant une gestion commune des biens publics mondiaux et un codéveloppement. Or, les obstacles à surmonter sont ici encore considérables. Ils tiennent à plusieurs facteurs, dont les rapports de forces entre puissances, l’exclusion des plus faibles, les inégalités de développement et le défaut de valeurs partagées.
P : Qu’en est-il des rapports de forces entre puissances?
L : La rivalité entre la Chine et les États-Unis représente sans doute la caractéristique majeure de la situation géopolitique mondiale actuelle. À la suite de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont connu des décennies de prééminence. Tout en étant confrontés à l’Union soviétique, et malgré leurs demi-victoires et leurs échecs dans leur tentative d’endiguer le communisme, ils ont exercé une incontestable suprématie économique, politique, militaire et culturelle. En dépit de leur appui à des régimes autoritaires qui leurs étaient favorables, ils ont joui d’une certaine légitimité, ou ont été à tout le moins perçus comme constituant un moindre mal. Et si leur part dans le PIB mondial a graduellement décru, ils ont néanmoins pu tirer profit de la globalisation des marchés et de la libre circulation des capitaux pour s’assurer une forte croissance qui a dynamisé l’économie mondiale au cours des années 1990 et dans la première moitié des années 2000.
P : Cependant, cette croissance a connu un arrêt subi en 2008.
L : Absolument. Et la crise financière et économique a discrédité la croyance en la concordance entre les intérêts nationaux américains et l’intérêt universel, et entaché la prétention des États-Unis à un leadership économique mondial. Ce revers s’est ajouté à la crise de légitimité et à la perte d’autorité provoquées par les guerres engagées par l’administration George W. Bush en vue de consolider et d’étendre la primauté des États-Unis en profitant de l’asymétrie de puissance militaire postérieure à 1991 et en faisant fi de l’ordre international politique et juridique érigé en 1945. Tentant de se dépêtrer de ces guerres qui ont eu des résultats contraires à ceux escomptés, le gouvernement Obama a suivi une politique qui a permis de restaurer en partie l’image du pays, mais sans inverser les tendances économiques et politiques qui minent à long terme l’hégémonie américaine. Puis, par son unilatéralisme forcené, Trump a accéléré un déclin que le président Biden aura sans doute du mal à enrayer.
P : Et pendant ce temps, la Chine a connu pour sa part une formidable montée en puissance.
L : En effet. Se lançant dans les réformes en 1978, et s’appuyant sur des acquis séculaires, la Chine a effectué un retour spectaculaire sur la scène économique mondiale. Les dirigeants chinois ont procédé de façon progressive et pragmatique, mobilisant les nationaux tout en mettant les étrangers à contribution par leurs apports de capitaux, de technologie et d’expertise. Les résultats ont été prodigieux. Une classe moyenne de plusieurs centaines de millions de personnes ayant accès à la société de consommation a émergé dans les villes et, sans disparaître, la pauvreté a connu un recul fantastique, plus d’un demi-milliard de personnes étant sorties de la pauvreté absolue en 30 ans. Devenue l’usine du monde, la Chine est dorénavant le premier exportateur mondial. Elle exerce en outre une présence financière multiforme, dirigeant ses flux de capitaux vers les pays avancés comme vers les pays en développement. Pour s’assurer les voies indispensables à son commerce, elle s’est engagée dans un projet colossal de construction d’installations de transport terrestres et maritimes, les nouvelles routes de la soie. Non seulement le gouvernement chinois cherche à contrôler son espace régional, mais il vise à acquérir une réelle capacité de projection sur l’ensemble des continents. Sa présence en Afrique et en Amérique latine en témoigne.
P : La Chine souhaite donc bel et bien s’affirmer comme une puissance mondiale, et ce, alors que les États-Unis désirent préserver leur hégémonie. L’affrontement de ces deux ambitions, qui apparaissent incompatibles, ne constitue-t-il pas une sérieuse menace pour la paix?
L : Un dérapage est toujours possible. Cependant, non seulement la Chine a besoin d’un environnement international stable pour poursuivre son ascension, mais elle ne semble pas aspirer à remplacer les États-Unis comme gendarme de la planète. Washington ruine ses finances et son crédit à tenter d’assumer ce rôle depuis la fin de la guerre froide, et rien dans la tradition chinoise ne porte les dirigeants de Pékin à l’endosser. En outre, une guerre paraît peu probable en raison de la menace terrifiante dont le feu nucléaire est porteur. D’autre part, un découplage économique entre les deux rivaux qui forcerait chaque pays et chaque entreprise à choisir son camp est irréaliste tellement les économies sont intimement intégrées. D’ailleurs, chercher à fonder aujourd’hui un empire planétaire sur le modèle classique serait totalement chimérique. On peut donc espérer que le pragmatisme l’emporte et que les griefs se règlent par la diplomatie et non par le recours à la force. Néanmoins, il reste que la carte du monde est en voie d’être redessinée. On s’achemine probablement vers un monde multipolaire, où coexisteront les deux super-grands, États-Unis et Chine, ainsi qu’un petit nombre d’autres puissances, comme la Russie, le Japon, l’Inde et l’Union européenne.
P : Dès lors, en dépit des antagonismes et des rivalités qui vont certainement perdurer, des relations relativement pacifiques pourraient prévaloir.
L : Parfaitement. Et cela permettrait d’élargir la coopération nécessaire à l’adoption de règles communes facilitant la gestion des biens publics mondiaux. Des modes de coopération efficaces ont été développés au fil du temps dans de nombreux domaines tels que l’énergie, la sécurité nucléaire, la sécurité aérienne et la santé. Il peut en être de même dans la lutte contre le réchauffement climatique et la construction d’une économie basée sur l’énergie propre. Il faut intensifier les efforts visant à réduire les émissions de gaz à effet de serre. Cela suppose de modifier les pratiques de production et de consommation. Les circuits de distribution sont aussi à revoir, ce qui soulève la question de la localisation des activités de production. Avec la mondialisation, des chaînes de valeur mondiales ont été configurées. Les grandes entreprises réalisent leurs activités de conception et de production en différents lieux géographiques et font appel à des milliers de fournisseurs disséminés de par le monde. Cette pratique a favorisé la croissance et permis le décollage des économies émergentes. Mais elle entraîne des coûts environnementaux en raison des transports de marchandises qu’elle occasionne. Elle a par surcroît engendré d’importants coûts sociaux dans les vieux pays industrialisés, y causant déclin industriel et déflation salariale.
P : Pourrait-on restreindre ces coûts?
L : Il est sans doute envisageable de relocaliser une partie de la production au plus près des marchés de consommateurs. D’ailleurs, à la suite des dangers auxquels elles ont été exposées à l’occasion de la pandémie de Covid-19, plusieurs multinationales songent à raccourcir et à concentrer leur chaîne d’approvisionnement. Cependant, il ne serait assurément ni possible ni souhaitable d’instaurer un protectionnisme généralisé. Il serait désastreux de bloquer la diffusion des connaissances scientifiques et techniques, d’entraver la liberté des investissements directs, et d’empêcher la libre circulation des matières premières industrielles et des biens d’équipement. Une telle politique nuirait à tous, mais particulièrement aux pays en développement, qui seraient alors privés des moyens essentiels à leur décollage économique. En pareil cas, comment imaginer que ces pays acceptent de respecter des règles communes qui ne sembleraient profiter qu’à d’autres? Pour atteindre un développement durable à l’échelle mondiale, il faut viser un codéveloppement.
P : Et, selon vous, cela implique que la mondialisation, tout en étant davantage maîtrisée, se poursuive.
L : Absolument. La montée des dragons asiatiques puis celle des pays émergents n’auraient jamais pu s’amorcer sans la mondialisation. Comme on l’a noté, c’est elle qui leur a ouvert l’accès aux capitaux et aux technologies nécessaires à leur industrialisation ainsi qu’aux marchés sur lesquels ils peuvent écouler leurs productions. Il faut se rappeler que l’Occident lui-même n’a pu assurer son essor économique qu’à la faveur d’un ordre mondial qui lui était propice. C’est en effet la domination qu’il a établie par la conquête des Amériques puis par la colonisation ou la mise en tutelle des autres régions mondiales qui a fait en sorte que l’Occident a été à même d’accumuler des capitaux, de s’approprier des matières premières et de se garantir des débouchés. Les pays en développement ne pourront à leur tour progresser que s’ils profitent d’une configuration favorable de l’économie mondiale. Cela implique bien sûr qu’ils se dotent de stratégies opportunes. Car l’émergence tient aussi à des facteurs internes. Et à cet égard, le rôle de l’État est décisif. Il est le seul à pouvoir procéder à la mise en place des conditions fondamentales du décollage, à savoir un cadre légal et institutionnel favorisant la confiance sociale, des marchés concurrentiels, des infrastructures adéquates, la formation d’une main-d’œuvre de qualité, etc. Il est également le seul capable de concevoir une stratégie économique nationale, de la faire partager par les principaux acteurs socioéconomiques et d’en assurer le déploiement.
P : Pour qu’il y ait émergence, il faut donc un État à la fois apte à gouverner et voué au développement.
L : Tout à fait. Or, en raison de la diversité des parcours historiques, les États varient beaucoup sous ces deux rapports. Reprenons l’exemple de la Chine. Déjà, au deuxième millénaire avant notre ère, on y trouve de nombreux royaumes. Puis, en – 221, le territoire est unifié et l’ère impériale s’ouvre. Et malgré la discontinuité dynastique, la tradition impériale se maintient jusqu’au XXe siècle, une tradition qui légitime un pouvoir fort et centralisé qui a reçu le mandat céleste d’assurer l’ordre terrestre et l’harmonie sociale. Pour gouverner, ce pouvoir instaure un vaste et complexe corps de fonctionnaires qui lui permet non seulement d’assumer les missions dites régaliennes de défense, de sécurité, de justice et d’apport d’infrastructures, mais également d’assurer son monopole sur les principales productions industrielles et d’imposer sa tutelle sur l’essentiel des activités marchandes. Ce rappel historique montre l’importance des acquis sur lesquels le gouvernement chinois actuel a pu s’appuyer pour engager sa nation dans une dynamique d’essor économique en profitant des opportunités offertes par la mondialisation. Et si d’autres pays de l’Asie orientale et méridionale ont la chance de disposer d’acquis partiellement similaires, cela n’est malheureusement pas le cas dans d’autres régions du monde où des sociétés n’ont connu que des États faibles ou au service exclusif d’élites nationales ou étrangères.
P : Avec un tel héritage, il est sans doute difficile de faire de l’État un outil efficace de développement économique et social.
L : Assurément. Notre terre est aujourd’hui couverte d’États-nations, mais tous sont loin de bénéficier d’une gouvernance efficace et soucieuse de l’intérêt général. D’autre part, l’État de droit, libéral et démocratique demeure encore relativement minoritaire. On ne le trouve évidemment pas en Chine où prévaut toujours un État totalitaire. Bien sûr, cet État-parti tire à présent sa légitimité de sa capacité à promouvoir le développement du pays et à le rétablir comme une puissance mondiale. Nous ne sommes plus à l’époque de la Révolution culturelle où les maoïstes prétendaient accoucher d’un monde entièrement nouveau par la destruction du passé et la rééducation des masses. Cependant, le parti communiste exige toujours de sa population qu’elle se soumette inconditionnellement à sa dictature. De plus, la Chine pèse suffisamment lourd pour influencer un certain nombre de pays en développement, où la démocratie est encore fragile et où les traditions autoritaires et populistes sont fortes, afin qu’ils se joignent au camp capitaliste autoritaire. Cela ne veut pas dire que la démocratie ne soit pas appropriable par une pluralité de cultures et de civilisations. D’ailleurs, le développement économique, par le changement social qu’il engendre, peut favoriser la libéralisation et la démocratisation. On l’a vu en Corée du Sud comme à Taïwan, deux pays où la réussite économique a conduit à la naissance d’une société civile capable de précipiter la fin d’une dictature. Je crois profondément que l’aspiration aux valeurs d’autonomie, de liberté et d’égalité peut mûrir chez tous les peuples. Toutefois, comme cette série l’a montré, la métamorphose de l’État représente un défi colossal, et les reculs sont toujours possibles. Néanmoins, sans nécessairement partager les mêmes valeurs, la majorité des États peuvent certainement choisir aujourd’hui de coopérer afin de sauvegarder leur économie et de préserver notre planète.