Le religieux dans les sociétés prémodernes
Philippe : Louis, notre série d’entretiens a pris récemment un tour quelque peu étonnant. Nous avions auparavant complété une analyse critique de diverses conceptions qui s’opposent quant à l’avenir de nos sociétés, des conceptions que vous aviez finalement qualifiées d’idéologies. Lors de notre dernier dialogue, après avoir défendu le caractère irréductible des idéologies sous la modernité, vous avez affirmé qu’il y avait concomitance, ou simultanéité, entre la montée des idéologies et la sortie de la religion. Et pour étayer cette affirmation, vous nous avez engagés dans un examen de l’essence du religieux et de son évolution à travers les divers types de société qui se sont historiquement succédés. Allons-nous poursuivre dans cette voie aujourd’hui?
Louis : Je le suggère, car je crois que cet examen nous sera ultérieurement utile. Il nous permettra, par comparaison, de mieux comprendre notre situation actuelle et d’aborder plus objectivement certains problèmes d’intégration auxquels sont confrontées nos sociétés désormais marquées par le métissage et la diversité.
P : Reprenons donc là où nous en étions, à savoir l’évolution du religieux dans les sociétés prémodernes, des sociétés qui, selon ce que vous nous en avez dit, vont connaître une intensification de la promotion des dieux.
L : On peut présenter cette évolution de la façon suivante. Avec l’avènement des royaumes et des empires, l’échelle de la grandeur politique change. Le chef plane désormais bien au-dessus de la foule des humains, les commandant tous de très haut, dans sa surnaturelle majesté. Pharaon, par exemple, suscite l’admiration, le prosternement et l’effroi. Aussi, de façon concomitante, l’échelle de la grandeur religieuse va-t-elle changer également. Les dieux s’éloignent et gagnent en souveraineté. Les religions polythéistes qui émergent en corrélation avec l’institution de l’État effacent le rôle des ancêtres et les relèguent dans la religion populaire et dans les cultes domestiques. Maîtres de tout ce qui compte, les dieux se retrouvent dans un panthéon hiérarchisé à l’image de la société, avec à sa tête, des êtres d’autant plus grands que l’État et le souverain sont plus puissants. On érige des temples majestueux. Un clergé spécialisé se met en place, qui célèbre des cérémonies liturgiques complexes et quotidiennes. L’exercice de la magie et de la divination se professionnalise. Les notions de dieu juste, de péché et d’immortalité émergent. Mais, malgré tout, certaines caractéristiques de l’ancienne religion demeurent. C’est ainsi que subsiste une vision holistique du monde, une vision selon laquelle l’ordre de la nature, l’ordre moral-social et l’ordre divin ne font qu’un. Pareillement, la logique du donnant-donnant prévaut toujours dans les échanges avec les êtres surnaturels que l’on prie et à qui l’on présente offrandes et sacrifices.
P : En même temps, la pratique religieuse sert de nouveaux desseins.
L : Absolument. À l’égal des formes religieuses antérieures, les religions polythéistes permettent d’agir symboliquement sur les forces surnaturelles supposées régir les phénomènes que l’on veut mieux contrôler. Mais elles servent aussi d’instrument de pouvoir pour les gouvernants. La puissance des dieux fonde le pouvoir des rois. Du reste, ce que les dieux ont en commun et de proprement divin, c’est justement leur puissance. Cette qualité demeurera d’ailleurs le premier attribut du dieu, tout-puissant, des monothéismes qui vont suivre. Les dieux jouissent d’une liberté absolue tout comme les souverains ici-bas. Le roi est le vicaire ou même le fils bien-aimé du dieu prééminent, le dieu protecteur de la capitale du royaume. C’est non seulement le souverain qui est ainsi légitimé par la volonté divine, mais l’ordre social lui-même. Transgresser cet ordre ne peut être que source de maux et doit par conséquent être sévèrement châtié. Cette légitimation religieuse du pouvoir est bien sûr établie par le roi et son entourage. Ce sont toutefois les prêtres qui mettent au point la mythologie de nature théologico-politique qui fonde le pouvoir en justifiant, sous le mode de la parenté, sa transmission généalogique.
P : La pensée mythique qui se déploie dans ces sociétés à État diverge donc profondément de celle qui prévalait dans les sociétés primitives et néolithiques.
L : En effet. Les récits mythiques, qui dans leur multiplicité d’origine traitaient de problèmes symboliques situés et circonscrits, font place à un récit fondateur qui vient instituer l’État et légitimer son autorité sur la société. Contrairement aux mythes qui étaient le fruit de l’élaboration collective et anonyme, les récits mythologiques sont façonnés par des classes savantes, plus ou moins proches du pouvoir royal. Usant de l’écriture, nouvellement inventée, les prêtres vont réélaborer des matériaux préexistants pour composer les grands récits qui nous sont parvenus. De plus, le récit mythologique institue une sorte de chronologie dans le temps primordial, du plus primitif où prévaut le chaos au plus civilisé où règnent les dieux de l’Olympe. Et au-delà de ce temps originel, l’histoire est dorénavant conceptualisée. Toutefois, la pensée mythologique l’assimile à une succession de périodes au cours desquelles s’accroissent le désordre de la nature et l’imperfection des humains.
P : Voilà donc une vision fort pessimiste qui perçoit l’avenir comme conduisant irréversiblement à la dégénérescence.
L : Oui. Cependant, cette vision s’inscrit dans une conception du temps circulaire ou cyclique, selon laquelle tout ce qui a eu lieu se répète périodiquement. Cette idée de l’histoire comme répétition ou de l’éternel retour trouve probablement son origine dans les rythmes ou les cycles qui sont d’expérience commune : l’alternance des jours et des nuits, les cycles lunaires, le retour des saisons, etc. À l’image des processus naturels qui voient les forces de la mort vaincre les forces de la vie, on appréhende donc le devenir comme déclin et vieillissement. La fin d’un grand cycle est marquée par un cataclysme cosmique, une conflagration universelle au cours de laquelle la destruction du monde s’accompagne simultanément d’une régénération qui permet la restauration de la situation initiale, la restitution de la perfection première. Avec l’apparition et la domination des grandes religions monothéistes, cette conception cyclique sera remplacée par une conception linéaire du temps, selon laquelle le temps est orienté, mais inscrit dans une histoire sainte qui doit déboucher sur une fin des temps qui verra paraître un ciel nouveau et une terre nouvelle.
P : Qu’en est-il précisément du développement des grandes religions?
L : Eh bien, à partir du VIIIe siècle avant notre ère, une grande partie de l’Eurasie, depuis le Proche-Orient jusqu’à la Chine, va connaître la naissance de spiritualités nouvelles : le zoroastrisme en Iran, le confucianisme et le taoïsme en Chine, le bouddhisme en Inde, le judaïsme, le christianisme et l’islam au Proche-Orient. Certaines postulent l’existence d’un Dieu unique, créateur, alors que d’autres présupposent celle d’une entité immanente et impersonnelle. Mais toutes présentent des caractéristiques qui les distinguent des vieilles religions polythéistes. Fondées par un prophète ou un sage à un moment précis, elles s’insèrent dans l’histoire, les monothéismes étant en outre orientées vers un accomplissement qui brise avec le temps de l’éternel retour. Elles promettent un salut dans un autre monde, un salut de nature individuelle. Elles appliquent une doctrine éthico-spirituelle selon laquelle tous les actes sont l’objet de rétribution ou de sanction. Elles accordent une importance aux aspects affectifs : l’amour de Dieu et du prochain, la compassion, la culpabilisation pécheresse, la valorisation de l’ascèse. Elles reconnaissent l’autonomie de la nature qui, une fois créée, fonctionne selon ses propres lois, le surnaturel n’y intervenant qu’à titre exceptionnel. Elles accordent la primauté à l’attitude de foi et de vertu sur les rites magico-religieux, ceux-ci demeurant néanmoins. Enfin, elles sont ouvertes à tous, tout en étant portées au prosélytisme, voire à l’intolérance, et s’organisent en communautés qui se distancient de la vie familiale et sociale.
P : Mais qu’est-ce qui a pu favoriser l’émergence et l’affirmation de telles religions?
L : On peut repérer un ensemble de facteurs qui ont pu jouer. D’abord, une fragilisation des religions polythéistes. Les temples s’étaient approprié de nombreuses terres et contrôlaient une bonne partie de la production et du commerce de la richesse. Cela indisposait bien sûr de plus en plus les paysans, mais également les souverains et la noblesse. On peut également noter le fait que les sociétés eurasiatiques avaient développé une meilleure maîtrise de l’environnement, ce qui disqualifiait les dieux et les rites supposés gouverner les processus naturels. Dans ces mêmes sociétés, on assistait aussi à un début d’autonomisation de l’individu par rapport aux groupes primaires, particulièrement dans les strates supérieures et dans les couches, en expansion, d’artisans, de commerçants, de fonctionnaires et de lettrés. Cette autonomisation engendrait une série de nouvelles attentes d’équité, d’accomplissement personnel et d’immortalité. On doit enfin souligner la construction d’empires à vocation universelle dans les mondes perse, hellénique, romain, indien, chinois et musulman. Le fait de rassembler dans un même empire des religions différentes, confrontées entre elles et à celle du conquérant, a pu entraîner leur relativisation et donner l’audace de refonder le religieux.
P : Et quelle sera la position de ces religions vis-à-vis le politique?
L : Les grandes religions instaurent toutes une coupure entre l’ordre transcendantal et l’ordre profane. Et dans toutes émerge un nouveau type d’élite, depuis les ministres chrétiens jusqu’aux oulémas islamiques en passant par les moines bouddhistes. Cette élite se posera en partenaire relativement autonome des dirigeants politiques. En outre, certaines de ces religions comportent des croyances messianiques qui vont nourrir au cours des âges de nombreuses révoltes sociales et politiques.
P : Nous reviendrons sur cette question des messianismes dans notre prochain entretien.
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