Entretien numéro 10

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Idéologie et religion

Philippe : Louis, au cours de nos récents entretiens, nous avons examiné diverses conceptions qui s’opposent quant à l’avenir de nos sociétés. Et à la toute fin de notre dernière conversation, vous avez qualifié ces conceptions de discours idéologiques. Vous avez alors conclu en insistant sur l’importance de mener le combat sur le plan des idées afin de proposer aux gens une interprétation de la situation qui soit fondée et convaincante, et qui leur fournisse des raisons d’agir. Mais ce combat, auquel vous nous conviez, n’implique-t-il pas avant tout que nous abandonnions ces illusions que sont les idéologies, que nous les dissipions en tirant parti des apports fournis par les diverses sciences? 

Louis : Non! Je ne crois pas que les idéologies soient des illusions que la science pourrait nous permettre d’éliminer. La science se préoccupe de connaissance et non de signification, elle n’offre aucun projet. Aussi ne saurait-elle remplacer l’idéologie, qui n’a rien de superflu. La science ne saurait interdire aux humains d’attribuer un sens, une signification et une cohérence à leur expérience du monde. Elle ne saurait non plus les empêcher de donner une orientation et une direction à leur vie. Bien sûr, les idéologies combinent des explications et des valeurs, des savoirs et des désirs. C’est ce pourquoi elles sont controversables ou discutables, et s’offrent par conséquent tout autant à la polémique qu’aux critiques formulées d’un point de vue scientifique. Mais elles ne sauraient pourtant disparaître. À l’encontre de la thèse de la fin des idéologies, on peut observer que les modernes ont toujours et encore besoin d’interpréter le monde, de donner sens à la réalité et d’anticiper leur avenir, tout ce à quoi pourvoient justement les idéologies sous la modernité.  

: L’idéologie serait donc propre à la société moderne. 

: Tout à fait. Les idéologies émergent lorsque les religions perdent leur emprise et que les traditions cessent de prévaloir. Elles apparaissent lorsque la quête du sens se déplace de l’écoute d’une révélation provenant d’un au-delà à la recherche d’explications et à la fixation de fins ou de buts qui se montrent, dès lors, pluralistes et souvent même contradictoires. L’idéologie règne quand il n’y a plus une seule définition de la réalité, quand il y a une pluralité de lectures ou d’interprétations. Chaque idéologie s’offre à la polémique : construite par les uns, on peut lui opposer la construction des autres. Dans les sociétés antérieures à la société moderne, il allait de soi que la vie soit quelque chose de compréhensible et qui vaille la peine d’être vécu. À l’opposé, le monde des modernes, qui est caractérisé par le retrait du religieux, n’a plus de sens donné. Modernes, nous ne pouvons plus interpréter l’ordre de l’univers ou doter notre société d’une identité à partir d’un mythe d’origine. Nous ne sommes plus en mesure d’élucider la raison d’être de notre propre existence en nous référant à un cosmos signifiant ou à une révélation provenant d’un au-delà. Avec la sortie de la religion et l’ouverture des possibles, c’est dorénavant l’idéologie qui permet aux modernes de s’ancrer dans le monde en lestant leur vie de signification et rend leurs choix et leurs décisions possibles. 

: Mais comment pouvez-vous affirmer le retrait du religieux, alors que les religions semblent plus actives et plus influentes que jamais?

: Soyons clair. Je ne prétends pas que la croyance et la pratique religieuses se soient estompées ou que les Églises aient disparu. Mais je soutiens que, dans nos sociétés modernes, la religion a cessé d’englober et d’organiser la vie collective. Je suis en cela en accord avec la plupart des chercheurs qui, sans nécessairement partager les mêmes thèses sur l’essence du religieux et son évolution, s’entendent sur ce fait que, sous la modernité, la religion n’est plus au fondement du lien social. D’ailleurs, tout en le déplorant, le pape François lui-même a récemment reconnu qu’en Occident, nous ne sommes plus en chrétienté. Il faut se rappeler que les humains reçoivent de la société qui les façonne leur façon de voir le monde, leurs idées, leurs valeurs et leurs croyances. Et selon l’ordre humain dans lequel est inscrite cette société, la nature du système d’explications et de valeurs qui leur est inculqué va profondément varier. 

: Si je vous comprends bien, dans les sociétés prémodernes, ces systèmes d’explications et de valeurs étaient tous de nature religieuse. 

: Oui, la dimension religieuse est présente depuis les tout débuts de l’humanité. Elle a été au fondement du lien social et de la vie collective tout autant dans les sociétés primitives et néolithiques que dans les sociétés prémodernes. Elle révèle une volonté de maîtrise et d’accomplissement qui dépasse ce que permet la réalité. Par divers rites, on cherche à influencer ou à agir symboliquement sur les forces surnaturelles ou les esprits qui régiraient les phénomènes que l’on veut mieux contrôler. La dimension religieuse révèle également une quête de sens. Par des récits qui racontent la genèse du monde, rendent compte de l’ordre cosmique et expliquent les éléments fondamentaux de l’expérience humaine, comme la vie et la mort, on cherche à surmonter les inquiétudes et les peurs devant l’incertitude et à alléger l’angoisse devant la mort. Sources d’explications et de normes, ces récits vont aussi justifier les pratiques sociales et les institutions qui existent dans la société. 

: Les rites et les récits vont tout de même beaucoup varier d’un type de société à un autre.

: Assurément, car ils sont élaborés en fonction des structures de vraisemblance propres à chaque type de société. Considérons, dans un premier temps, les sociétés primitives. Vivant de chasse et de cueillette, ces sociétés sont animées par le sentiment d’une unité de vie avec la nature et en particulier avec les espèces animales. Pratiquant, par exemple, le chamanisme, elles adhérent à l’idée d’une équivalence entre l’âme humaine et l’esprit animal avec possibilité d’échange entre les deux, et pratiquent l’action rituelle par identification-simulation. Exemptes d’inégalités économiques, de hiérarchie sociale et de domination politique, elles ne connaissent ni la prière, ni les sacrifices. Pour ces sociétés non stratifiées, il n’est en effet nulle puissance supérieure qui puisse accorder une faveur, non plus qu’une classe d’êtres dépendants et inférieurs dont il serait légitime de prendre la vie pour l’offrir à cette puissance.

: Dans les sociétés primitives, on retrouve d’autre part la pensée mythique, n’est-ce pas? 

: En effet. Le discours mythique confère une signification au présent en le rapportant à un temps primordial, un temps originel situé avant et en dehors de l’histoire. Il relate des évènements fondateurs que les rites et les initiations vont chercher à réactualiser afin d’en assurer la jonction avec le présent. Dans les sociétés primitives, on retrouve une multiplicité de mythes, chacun traitant d’un problème symbolique particulier : telle ou telle pratique, tel ou tel évènement, telle ou telle situation. Et c’est l’ensemble de ces mythes qui institue symboliquement et légitime la société. La pensée mythique prévaudra encore dans les sociétés néolithiques, mais elle empruntera alors des caractéristiques relativement différentes.

: Qu’en est-il justement de la vie religieuse dans les sociétés néolithiques?

: Ici encore, le lien entre la manière de vivre le monde et celle de l’interpréter est manifeste. Je vous rappelle que les sociétés néolithiques s’adonnent à l’agriculture et à l’élevage, et qu’elles se stratifient sur la base de la richesse accumulée. L’élevage plaçant dorénavant une barrière de supériorité entre les hommes et les animaux, la relation d’alliance, égalitaire et de réciprocité avec les esprits animaux que les sociétés primitives entretenaient n’est plus concevable. La vie religieuse sera dorénavant centrée sur la relation de filiation, verticale et de subordination que l’on entretient avec les âmes des ancêtres, ces ancêtres de qui l’on tient tout : l’existence, le territoire, les troupeaux, les savoirs et les techniques. Dans ce culte des ancêtres, on demande, on supplie, on prie et on offre des sacrifices selon une logique de donnant-donnant. Dans la maladie et le malheur qui ne sont plus interprétés comme étant la contrepartie des échanges entre âmes humaines et esprits animaux, on tend à voir désormais la sanction de fautes commises à l’égard des ancêtres, de transgressions dont la pire est le contact du sacré et de l’impur. Les tabous visent d’ailleurs à se protéger de ce qui va dans le sens de la mort et du désordre, le cadavre étant considéré comme le plus impur. 

: Et qu’en est-il alors des mythes? 

: Eh bien, dorénavant, non seulement ils expliquent l’origine de ce qui existe, mais ils justifient l’ordre social, la suprématie des adultes, des hommes, des aînés, des anciens, des chefs et des prêtres, et façonnent les conduites en conséquence, incitant à l’obéissance. D’autre part, la mythologie s’étoffe et les dieux proprement dits font leur apparition dès lors qu’est accordé un statut supérieur à un démiurge initial, à un ancêtre fondateur primordial, à un maître des animaux ou à la personnification d’un phénomène naturel. Avec l’avènement des royaumes et des empires, cette promotion des dieux va s’intensifier.

: Cette évolution du religieux se poursuivra évidemment dans les sociétés prémodernes. Nous y reviendrons dans notre prochain entretien.

Entretien numéro 9

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
L’irréalisme et la nocivité de la voie révolutionnaire  

Philippe : Depuis le début de nos entretiens, nous nous sommes interrogés d’abord sur la nature de nos sociétés actuelles, puis sur leur évolution prévisible. Concernant cet avenir, nous avons examiné tour à tour les principales positions qui s’opposent au regard d’un passage à un nouveau type de société. Nous avons ainsi considéré successivement le courant légitimiste, aux yeux duquel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui prône un capitalisme sans démocratie, le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle, et le courant réformiste qui promeut un développement durable permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Nous nous sommes enfin penchés sur le courant gauchiste qui cherche à enclencher dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un nouveau type de société, un nouvel ordre humain. Lors de notre dernier entretien, vous avez, Louis, fait la critique de cet objectif que vous jugez irréaliste. Suivant votre suggestion, nous allons aujourd’hui scruter la voie que les gauchistes se proposent d’emprunter. Louis, que pensez-vous de cette voie?

Louis : Eh bien! cette voie, qui est volontariste, m’apparaît non seulement, elle aussi, irréaliste, mais extrêmement néfaste. En fait, les gauchistes continuent la tradition révolutionnaire qui se perpétue depuis plus de deux siècles; une tradition marquée par l’impatience et l’affirmation de la toute-puissance du désir. Or, si la volonté est le ressort de l’action, seule une volonté fondée sur le possible peut faire advenir ce possible. Aussi, la volonté de changement des révolutionnaires s’est-elle le plus souvent engagée dans des processus qui ont été des échecs. C’est sans doute la Révolution française qui a été à l’origine du paradigme révolutionnaire moderne. Peu après ses débuts, cette révolution s’est radicalisée. L’objectif d’instituer l’État de droit et l’égalité devant la loi a été rapidement dépassé, et les révolutionnaires se sont fixés des buts inaccessibles, cherchant à opérer une rupture complète et définitive avec le passé et à instaurer une liberté et une égalité parfaites.  Devant les difficultés à atteindre de tels buts, les révolutionnaires ont dérivé vers la terreur. Depuis ses débuts, la Révolution était empreinte d’une culture de violence. La légitimation et l’exacerbation du sentiment d’une juste revanche des opprimés contre les nobles avaient provoqué des actions collectives brutales et des massacres. Mais avec la Terreur, qui a prévalu en 1793-1794, la violence est devenue un mode de gouvernement.

P : La terreur était-elle inévitable?

L : Un débat sur cette question s’est engagé dès la chute de la dictature jacobine. La Terreur était-elle une conséquence fatale de la politique révolutionnaire ou n’était-elle due qu’à un concours de circonstances exceptionnelles et imprévisibles, comme une contre-révolution acharnée ou l’encerclement de la République? Pourtant, il apparaît assez évident que le fait de soulever la haine et de justifier l’exclusion d’une catégorie de gens a enclenché une spirale de violence, qui s’en est allée de terreur en terreur. C’est ainsi que la période qui a succédé à la grande Terreur a connu un déchaînement de la passion vengeresse à tous les niveaux où la violence et la répression terroristes s’étaient exercées, partout où la Terreur avait provoqué l’accumulation des ressentiments et des haines. Les passions revanchardes perdureront jusqu’à ce que Napoléon les contienne pour un temps. Mais l’Empereur y parviendra en étendant à tout l’espace européen la dérive révolutionnaire et ses violences. Et les peuples européens subiront de plein fouet le nationalisme martial et l’esprit de conquête qui coexistait avec l’enthousiasme révolutionnaire.

P : Finalement, la Révolution française sera non seulement extrêmement violente, mais elle se soldera par un échec.

L : En effet. Les dix années de révolution, de 1789 à 1799, ont débouché sur l’Empire napoléonien, qui sera lui-même suivi de la Restauration de la monarchie et du Second Empire. Ce ne sera finalement que dans les années 1870 – 1880 que sera instaurée en France une véritable démocratie libérale. Certains, dont le philosophe Kant, ont cru que de nouvelles expériences révolutionnaires allaient dans le futur permettre à l’humanité d’éviter les dérapages et de progresser vers le meilleur. Or, si la révolution s’est imposée pour longtemps comme paradigme, elle n’a favorisé ni apprentissage ni progrès. Elle a plutôt été source de violences, d’échecs et de régressions sans fin. La Révolution française a légué un modèle d’action politique qui présuppose qu’un petit groupe de révolutionnaires peut enclencher un renouvellement radical qui touche toutes les dimensions de la vie d’une société. Ce modèle valorise évidemment la violence en politique puisque pour en finir définitivement avec le passé, l’action violente est nécessaire et inévitable.

P : Ce modèle d’action sera donc adopté au cours du XXe siècle par de nombreux mouvements révolutionnaires.

L : Oui, et ce sera sans doute le léninisme qui l’incarnera au mieux, quoique les fascismes et le nazisme l’aient également mis en pratique. Le léninisme va réactiver et fortifier le caractère apocalyptique et messianique du marxisme, renforçant l’idée qu’il ne saurait y avoir de progrès par amélioration de l’ordre existant, mais qu’une rupture créatrice d’un monde entièrement nouveau est nécessaire. Dans les faits, la révolution russe a accouché d’un régime monstrueux et qui a laissé bien peu d’acquis sur lesquels reconstruire. En définitive, aucune intervention arbitraire, guidée par les seules raisons subjectives, n’a jamais permis d’atteindre un idéal non plus que de réaliser un projet de changement. 

: Au total, on ne trouve donc, selon vous, aucune révolution qui aurait atteint ses objectifs.

L : La révolution américaine peut sembler une exception, mais elle était loin de l’improbable. Au-delà de la lutte d’indépendance réussie à l’égard de la Grande-Bretagne, la révolution américaine fût avant tout une réforme institutionnelle fondée sur la continuité d’une expérience historique de plus de cent-cinquante ans. Par conséquent, contrairement aux Français de 1789, les Américains jouissaient de conditions propices à l’innovation démocratique; les Treize colonies anglo-américaines constituaient des sociétés neuves nées de la volonté de s’associer, et où régnaient des libertés communales locales et une certaine égalité des conditions, pour ce qui concernait les Blancs, bien sûr. Plus généralement, on peut dire que les quelques changements fondamentaux qu’ont connus les sociétés dans l’histoire ont tous été de l’ordre de processus s’étalant dans le temps et non d’événements singuliers. Les véritables révolutions se sont opérées sur des siècles, voire des millénaires.   

P : Alors, que peut-on espérer? Quelle action peut-on mener dans le contexte actuel?

L : Renoncer au paradigme révolutionnaire et reconnaître les limites de notre action dans l’histoire ne signifie pas s’abstenir d’agir non plus que cesser d’espérer. Mais plutôt que de viser de façon illusoire l’émergence d’un ordre totalement nouveau, il nous faut savoir inscrire notre action dans la lucidité. S’il n’est pas réaliste d’envisager pour l’instant le dépassement du capitalisme, il est par ailleurs concevable de parvenir à le domestiquer, comme les pays développés ont réussi à le faire sur le plan national, dans la seconde moitié du XXe siècle, en instituant un État social régulateur. Il s’agit aujourd’hui de trouver les mesures qui permettent de l’assujettir dans un contexte d’économie mondialisée. Avec les réformistes, nous pouvons assurément lutter pour la mise en place de conditions permettant de passer à une nouvelle phase de la modernité, une phase fondée sur un développement durable. Malgré les obstacles considérables qui se dressent devant nous, et au-delà de certains reculs temporaires, on peut parfaitement envisager que s’opère ce passage qui pourrait favoriser à terme la transition vers un type de société qui répondrait davantage à notre aspiration à la liberté et à l’émancipation, tout autant individuelle que collective. 

: Vous demeurez optimiste. Pourtant, notre monde ne nous offre-t-il pas plus de raisons de désespérer que d’espérer? Les déséquilibres économiques, annonciateurs de crises, continuent à s’accentuer. La plupart des États poursuivent leur pratique d’austérité, malmenant le tissu social et économique de leurs sociétés, élargissant et amplifiant les inégalités. Enfin et surtout, les dégâts écologiques qui s’accroissent sont à même de mettre en danger la planète. 

: Il faut se méfier d’un déterminisme selon lequel ces différents phénomènes devraient immanquablement se poursuivre. Si les tendances lourdes de nature économique et politique qui sont à leur source se manifestent effectivement, elles ne sont pas sans susciter des contre-tendances, qui sont en mesure de les réfréner ou de les infléchir. L’avenir est incertain et, dans une certaine mesure, imprévisible. Il demeure partiellement ouvert car on ne saurait prédire ce que les humains feront. D’où l’importance de mener le combat sur le plan des idées afin de leur proposer une interprétation de la situation fondée et convaincante et des raisons d’agir. C’est ce qu’ont cherché à faire au XXe siècle tout autant les sociaux-démocrates que les néolibéraux, les premiers en vue d’instituer un État social, les seconds en vue de l’abolir. C’est également ce que cherchent à faire les cinq courants que nous avons analysés, qui sont autant de discours idéologiques. 

: Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur cette question des idéologies, et d’une manière plus générale sur la nature et les fondements de l’espérance qui pourrait aujourd’hui nous animer. 

Entretien numéro 8

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
Le « donquichottisme » des gauchistes

Philippe : Au cours de nos derniers entretiens, nous avons examiné quatre des principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle. Nous avons ainsi considéré successivement le courant légitimiste, aux yeux duquel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui prône un capitalisme sans démocratie, le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle, et le courant réformiste qui promeut un développement durable permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Il nous reste à nous pencher sur le cinquième et dernier courant, le gauchisme. Louis, à la toute fin de notre dernier entretien, vous avez affirmé d’emblée qu’à vos yeux le gauchisme ne constitue aucunement une alternative crédible au réformisme. 

Louis : Je le pense. Rappelons que les partisans du gauchisme prétendent pouvoir résoudre les contradictions dans lesquelles nos sociétés sont enlisées en enclenchant dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un tout autre type de société, un nouvel ordre humain. Je crois qu’ils s’illusionnent tout autant sur l’objectif qu’ils visent que sur la voie qu’ils comptent poursuivre pour y arriver. 

P : Débutons donc avec la critique de l’objectif visé par le gauchisme.

: Le passage d’un type de société à un autre n’est pas une question simple, et je crois qu’il est avisé de nous référer au passé pour mieux saisir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Nous pouvons, je pense, distinguer quatre grands types de société ou ordres humains que l’humanité a connus dans l’histoire. Ces quatre ordres humains se différencient aux plans économique, sociopolitique et idéologique. Si on remonte dans le temps, on retrouve des humains comme vous et moi depuis environ 50 000 ans. Bien sûr, les Homo sapiens existent depuis quelque deux cent mille ans, et il y a eu d’autres espèces humaines auparavant. Mais ce n’est qu’à la suite d’une longue évolution que les Homo sapiens ont disposé de capacités langagières, réflexives et technologiques suffisamment développées et ont formé des ensembles socioculturels clairement délimités.

: Et sur cette période de 50 000 ans, quatre ordres humains différents se seraient succédé. Quels sont-ils?

L : Le premier, l’ordre primitif, s’est étendu sur de nombreux millénaires. Les humains, regroupés dans des bandes constituées de quelques familles, y vivaient de chasse et de cueillette. Nomades, ils ne connaissaient ni l’accumulation de richesse, ni la hiérarchie sociale, ni la domination politique. Le deuxième ordre, l’ordre néolithique, émerge à partir de 12 000 ans avant notre ère. Il voit des populations se sédentariser, puis s’adonner à l’agriculture et à l’élevage et se stratifier sur la base de la richesse accumulée. Le troisième ordre, l’ordre prémoderne, se dégage à partir de 4 000 ans avant notre ère, alors que se développent des « civilisations urbaines » divisées en classes et organisées en États. Enfin, comme on l’a vu, l’ordre moderne s’affirme à partir de 1 800 de notre ère, et repose sur la conjonction des trois processus que nous avons exposés, soit la formation et la démocratisation d’États-nations, l’essor d’une économie capitaliste et l’individualisation des rapports sociaux couplée à l’émergence d’une société civile.      

: Si l’on en revient maintenant à notre question de départ concernant le passage d’un type de société à un autre, que peut-on apprendre de cette évolution?

L : Eh bien! le principal enseignement que l’on peut en tirer, c’est que pour comprendre les transitions entre les différents ordres humains, il nous faut considérer deux choses : considérer, d’abord, les divers types d’économie qui ont été à la base de ces différents ordres; considérer, ensuite, les facteurs de nature culturelle et environnementale, mais également technique qui ont fait en sorte que ces divers types d’économie ont pu se constituer. Pour illustrer, prenons comme exemple le passage de l’ordre primitif à l’ordre néolithique. Il est manifeste que ce passage a été permis par le niveau de développement culturel atteint par les humains ainsi que par des changements environnementaux. C’est, en effet, après la dernière période glacière, que certaines régions, libérées des glaciers et rendues plus hospitalières à une diversité du vivant, ont offert aux hommes préhistoriques une abondance de ressources pouvant favoriser la sédentarisation; en outre, ces ressources étaient constituées de plantes et d’animaux qui étaient en quelque sorte préadaptés à la domestication. Toutefois, ce passage de l’ordre primitif à l’ordre néolithique n’a été concrètement enclenché que par la mise au point de nouvelles techniques; d’abord les techniques nécessaires à la conservation alimentaire sur une grande échelle, à savoir le fumage ou le séchage des poissons, l’ensilage des grains et l’utilisation de meules permettant de les broyer, etc.; puis les techniques liées à l’agriculture et à l’élevage.

P : C’est donc à travers un tel processus que la majorité des sociétés se seraient inscrites dans le néolithique?

L : Tout à fait. À partir du moment où certaines régions leur en ont offert la possibilité, la majorité des populations de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisées et ont développé, ou emprunté à d’autres populations, des pratiques de conservation puis de domestication qui ont permis une croissance démographique et une accumulation de richesses. Le néolithique émerge d’abord au Proche Orient, plus tard en Chine, puis en Amérique précolombienne. À partir de ces foyers, il y a eu contamination : on s’est sédentarisé là où l’environnement naturel le favorisait. Et graduellement, l’accumulation de richesses a transformé les systèmes sociaux et symboliques. Car les inégalités sont apparues, des inégalités qui tenaient souvent au départ à des conditions matérielles : ceux qui avaient plus d’enfants ou de meilleurs champs accumulaient davantage. Les changements ont été très graduels, car les résistances étaient fortes. Mais les rapports politiques vont tout de même se transformer. On était encore loin de l’État, mais le chef de village pouvait dorénavant jouer au chef, alors qu’il n’exerçait qu’une fonction de médiateur dans la société primitive.

P : Les autres transitions vont-elles tenir à des facteurs du même ordre?

L : Absolument! L’ordre prémoderne reposera lui aussi sur l’utilisation de nouvelles techniques : les métallurgies du bronze et du fer, la roue, la charrue, le harnachement des bœufs puis du cheval, l’irrigation à grande échelle, la construction en dur, le bateau à voile, etc. Ces diverses techniques ont été le plus souvent mises au point par des populations vivant dans de riches vallées alluviales creusées par des cours d’eau comme le Tigre, l’Euphrate, le Nil, le fleuve Jaune, l’Indus ou le Gange. Elles ont permis de développer une agriculture intensive, une agriculture qui fournit des rendements beaucoup plus élevés. Et cette prospérité a favorisé le processus d’urbanisation et d’unification politique qui a rendu possible la fondation de royaumes et d’empires et suscité des développements techniques, économiques, militaires, intellectuels, artistiques et religieux majeurs. Quant à l’ordre moderne, il va sans dire que l’économie industrielle qui le soutient est le fruit d’une culture d’ingénierie qui applique la science à la production, aux transports et aux communications.  

P : Selon vous, le changement technique a donc joué un rôle primordial dans la succession des divers types d’économie que l’on a connus, à savoir l’économie de chasse et de cueillette, l’économie agricole extensive puis intensive, et l’économie industrielle. Et ce sont ces différents types d’économie qui ont eux-mêmes été à la base des différentes formes d’organisation sociale que l’humanité a connues. Une telle conception de l’importance des types d’économie et de l’impact du changement technique n’est-elle pas comparable à la théorie de Marx?

L : De fait, Marx accorde la priorité à l’évolution des forces productives. Il comprend l’histoire comme la succession des modes de production, et, pour lui, seul un avancement majeur des forces productives peut entraîner un changement de mode de production. C’est ainsi qu’à ses yeux, le développement des forces productives est une condition pratique absolument indispensable à la création d’une société socialiste, à savoir une société d’abondance et de liberté dans laquelle l’activité des humains n’est plus essentiellement engagée dans la production. C’est pour cette raison qu’il considérait le capitalisme comme une étape inévitable; en raison de la tendance du capital à augmenter les forces productives et à diminuer au maximum le travail nécessaire dans le but de maximiser le profit. C’est également pour cela que Marx qualifiait de « donquichottisme » les tentatives utopiques de création d’une société sans classe alors que les conditions matérielles nécessaires ne sont pas réunies. 

: Finalement, vous reprenez cette critique à votre compte pour l’adresser aux gauchistes actuels. 

: Effectivement, je crois que l’émergence d’un nouvel ordre humain ne saurait simplement tenir à la crise de l’ordre existant, sans que les conditions du nouvel ordre n’existent. D’un autre côté, à moins d’une improbable concrétisation de l’idéologie de la décroissance, la tendance du capitalisme à développer les forces productives devrait se poursuivre. Et, comme l’imaginait Marx, les avancées scientifiques et techniques pourraient à terme offrir les conditions matérielles d’un nouveau type de société. Cependant, nous n’en sommes pas là. La rareté des ressources demeure et le problème aigu de sources d’énergie autres que les combustibles fossiles est loin d’être surmonté. De plus, les nombreuses crises provoquées par le capitalisme dérégulé qui s’est imposé au cours des dernières décennies s’ajoutent à la crise environnementale et sont loin d’être dénouées. 

P : L’objectif visé par les gauchistes serait donc irréaliste. Quant à la critique de la voie qu’ils entendent poursuivre pour y arriver, nous l’aborderons dans notre prochain entretien.

Entretien numéro 7

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Quelques questions adressées aux réformistes

Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, nous avons procédé à l’examen de trois des principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle. Nous avons ainsi considéré le courant légitimiste, selon lequel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui milite pour un capitalisme sans démocratie, et le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle. Nous avons également abordé le courant réformiste qui vise l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable, un modèle permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Et nous nous sommes laissés sur une série de questions suscitées par un tel projet, la première étant la suivante : comment les réformistes pensent-ils engager les sociétés dans un nouveau modèle de développement? 

Louis : Les réformistes misent sur l’État démocratique qu’ils comptent rétablir dans sa fonction de régulateur social et économique. L’État dispose pour ce faire d’importants moyens d’intervention en matière de persuasion, d’incitation et de réglementation. Par l’information, l’État peut amener les citoyens à partager certaines préoccupations et les convaincre de s’attaquer à certains problèmes. Il est le seul à pouvoir réunir l’ensemble des acteurs économiques et sociaux afin de tracer, en concertation, une perspective de développement cohérente dans laquelle chacun puisse se retrouver en adoptant librement ses propres stratégies. L’État peut aussi instaurer des incitations financières sous la forme de taxes. Une taxe carbone, par exemple, qui envoie un signal-prix aux producteurs et aux consommateurs en augmentant le prix de certains produits proportionnellement aux émissions de dioxyde de carbone engendrées par leur production ou leur utilisation, favorisant ainsi les produits induisant le moins d’émission. L’État peut également accorder des subventions et des allocations de prêts à long terme et à bas taux d’intérêt aux collectivités locales, aux entreprises ou aux ménages afin de leur permettre d’investir dans des aménagements et des produits plus écologiques. L’État peut enfin utiliser son pouvoir légitime de contrainte, puisqu’un bon nombre de pratiques doivent être tout simplement proscrites.

P : Une telle orientation ne présente-t-elle pas un danger de despotisme ou d’autocratie bureaucratique?

L : Pour les réformistes, il ne s’agit pas de tout réglementer, mais de trouver le meilleur compromis possible entre la régulation de contrôle et la régulation spontanée, sachant que ce compromis est constamment à revoir selon le niveau de conscience de la population et les forces en présence. De façon plus générale, il n’est pas question pour eux d’aller vers un État qui prétende administrer sa société. Ils sont conscients que l’on ne saurait se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus; l’expérience soviétique a été à cet effet suffisamment éloquente. L’État n’a pas à se substituer aux autres acteurs : aux collectivités locales, aux groupes et associations de la société civile, aux entreprises coopératives et privées, aux consommateurs. Mais il doit les mobiliser, soutenir leurs initiatives et faciliter leurs relations mutuelles, particulièrement celles entre le patronat et les syndicats. L’État doit chercher à dégager des consensus permettant de solutionner les conflits par la négociation plutôt que par la confrontation. Avec les autres acteurs économiques et sociaux, l’État doit favoriser l’émergence d’une culture du compromis, à la façon dont les pays scandinaves ont réussi à le faire.

: Les pays scandinaves ont la chance d’être dotés d’une telle culture politique. Mais qu’en est-il des autres pays? Peut-on imaginer, par exemple, une France ouverte aux compromis plutôt qu’à la confrontation? Après tant d’autres évènements, le mouvement des « Gilets jaunes » ne vient-il pas d’en démontrer l’impossibilité? 

: Attention! Une culture politique ne renvoie ni à un fait de nature ni à un modèle forgé ex nihilo. Elle tient à des contextes historiques précis dans lesquels certains modèles d’interactions se sont constitués et se sont ensuite stabilisés en modèles culturels. La culture politique n’est pas un phénomène statique. Si la culture politique qui prédomine dans une société donnée oriente, légitime et régule les pratiques politiques et les rapports de force qui s’y trouvent, elle ne leur demeure toutefois pas inaccessible. Elle trouve au contraire en eux son origine et peut toujours être transformée par eux. Précisons également qu’une culture du compromis n’implique aucunement que les syndicats ou les forces populaires doivent oublier leurs revendications, mais bien qu’ils se dotent de stratégies réalistes, progressives et efficaces. En France même, on trouve des syndicats, la Confédération française démocratique du travail par exemple, qui privilégient une telle approche. L’histoire récente du Québec démontre la possibilité de transformer en profondeur une culture politique. Nous pourrons à l’occasion en reparler. 

P : Mais les autres acteurs ont-ils eux intérêt à collaborer? Est-il réaliste, par exemple, d’imaginer que les capitalistes vont accepter de jouer le jeu? 

L : Il ne s’agit évidemment pas de verser dans l’angélisme. Mais on peut pourtant discerner des zones où l’accord est possible. D’une part, il n’y a pas un capital, mais des capitaux divers dont les intérêts sont variés. Ainsi, les fabricants des technologies vertes réagissent assurément autrement que les producteurs de pétrole face à l’enjeu d’une économie « décarbonée ». D’autre part, il est des préoccupations communes à toutes les entreprises – dont, en tout premier lieu, le bon fonctionnement de l’économie – qui peuvent favoriser l’établissement de compromis avec l’ensemble des acteurs sociaux. On a pu le constater tout récemment à l’occasion de la lutte contre la pandémie du coronavirus. Dans un certain nombre de pays, on a vu l’ensemble des acteurs socioéconomiques appuyer fortement les mesures audacieuses prises par leurs États en vue de réduire les coûts humains, économiques et financiers de cette pandémie. Le leadership dont ont fait preuve les gouvernements concernés a permis aux populations de redécouvrir l’importance de l’État. Les mesures visant à apporter une aide budgétaire aux personnes et aux entreprises touchées ont été multiples et coûteuses : allocation de revenus aux individus, financement des salaires, exonération fiscale, garantie sur les emprunts, injection de capitaux, etc. 

: De telles mesures ont évidemment occasionné des déficits budgétaires importants. Cela soulève la question des ressources dont dispose l’État.

L : Effectivement! Pour pouvoir jouer son rôle, l’État doit s’en donner les moyens. L’État peut toujours chercher à améliorer l’organisation et le fonctionnement du secteur public. Plusieurs gouvernements prétendent d’ailleurs remobiliser des ressources de cette manière. Pourtant, les efforts déployés depuis plus de trente ans dans le cadre des réformes administratives axées sur le Nouveau management public en ont démontré les limites. Les gains réalisés dans la qualité des services et l’efficacité de l’action se traduisent rarement en économies substantielles. Comme je l’ai souligné antérieurement, la capacité d’agir de l’État passe plutôt par les impôts, par l’instauration d’une fiscalité progressive, introduisant une augmentation forte du taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu et sur la propriété.

: Mais, dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre, un État peut-il véritablement adopter seul de telles pratiques? 

L : Non. Il est évident, par exemple, que la lutte contre l’évasion fiscale implique une collaboration internationale, entre autres, un échange de renseignements entre pays. Et, plus globalement, du fait de notre appartenance commune à la même planète, l’inscription dans un modèle de développement fondé sur le développement durable suppose un nouvel ordre international. Il faut que les vieilles puissances et les nouvelles puissances émergentes s’entendent sur l’adoption de règles communes sur les plans social et environnemental, et il faut que ces puissances soutiennent les pays les moins avancés afin que ces derniers puissent eux aussi respecter ces règles. À cet égard, les réformistes tablent sur un multilatéralisme adapté à la situation politique internationale actuelle; soit un multilatéralisme qui serait à la fois débarrassé des distorsions issues de la domination bicentenaire de l’Occident, inclusif des plus petits joueurs, et respectueux des différences politiques et culturelles. La gestion en commun des biens publics mondiaux pose assurément de sérieux défis, mais il existe des précédents; des pratiques de coopération efficaces ont été développées au fil du temps dans de nombreux domaines tels que l’énergie, la sécurité nucléaire, la sécurité aérienne et la santé.

P : Au total, les nombreux changements que suppose l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable soulèvent des défis redoutables, de nature sociale, économique et politique; des défis qui se posent tout autant sur le plan national qu’international. Est-ce vraiment réaliste de penser pouvoir relever ces défis alors que la démocratie est en recul un peu partout? La voie réformiste est-elle aujourd’hui encore possible? Et puis, dispose-t-on du temps nécessaire pour poursuivre dans cette voie alors que les changements climatiques s’emballent?

: Pas plus que qui que ce soit, je ne saurais garantir que la voie réformiste est possible, et je suis moi-même de plus en plus alarmé par les menaces qui s’affirment du fait de nos tergiversations. Mais je crois simplement qu’il n’y a pas d’alternative à la voie réformiste. C’est d’ailleurs tout le sens de ma critique du cinquième et dernier courant. Car les partisans du gauchisme prétendent, eux, pouvoir résoudre les contradictions dans lesquelles nos sociétés sont enlisées en enclenchant dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un nouvel ordre humain. 

: Cette critique du courant gauchiste sera au cœur de notre prochain entretien. 

Entretien numéro 6

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
Les positions catastrophiste et réformiste  

Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a engagés dans l’examen des principales positions qui s’opposent au regard d’une solution de remplacement ou d’une substitution à la société actuelle. Nous avons alors considéré deux des cinq courants majeurs que vous distinguez, soit le courant légitimiste, selon lequel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, et le courant réactionnaire qui milite lui pour un capitalisme sans démocratie. Que dire maintenant des trois autres courants?

Louis : Eh bien! À l’encontre des deux premiers points de vue, les courants catastrophiste, réformiste et gauchiste en appellent, eux, à des changements par une action collective. Cependant, pour justifier cette action, ils recourent à des lectures de la réalité et à des motivations fort différentes. 

: Voyons cela!   

L : Comme sa désignation le laisse entendre, pour le courant catastrophiste, le seul projet qui importe réside dans la prévention des catastrophes majeures qui sont actuellement anticipées. Ces catastrophes ne sont pas imaginaires. Elles tiennent à des problématiques clairement identifiables, depuis la pollution de l’environnement et le réchauffement de la planète jusqu’aux manipulations génétiques et à l’application à l’humain des biotechnologies, en passant par les accidents de grande ampleur dans les industries nucléaires ou chimiques. Un des auteurs les plus connus pour s’être élevé contre ces menaces associées aux technologies modernes est sans doute Hans Jonas. Jonas propose une éthique nouvelle appelant à la responsabilité à l’égard des générations futures et de la nature. La peur et l’inquiétude doivent à son avis servir d’aiguillon, inciter à connaître et à mesurer les risques d’une technique avant de l’utiliser. Jonas recommande bien sûr de s’abstenir dans le cas où le risque est inconnu. Mais il ne prône ni l’immobilisme, ni l’abandon de la science et de la technologie. À l’opposé, d’autres penseurs et un bon nombre d’activistes refusent tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle.

: La dénonciation des méfaits de la technologisation de la civilisation moderne n’est tout de même pas inédite?

L : Non, absolument pas. Depuis les débuts de la modernité, on retrouve une profonde méfiance vis-à-vis de la science et de la technique, et de façon plus large, vis-à-vis des prétentions rationnelles en général. Les conservateurs, interprétant comme déclin ce que d’autres regardaient comme progrès, se sont depuis toujours insurgé contre les prétentions de la raison. À leurs yeux, la science et la technique anéantiraient les valeurs de l’art, de l’éthique et de la religion, et causeraient la ruine de l’homme. Des philosophes comme Nietzche et Heidegger ont eux aussi, à leur façon, remis en question les acquis de la raison technoscientifique, s’enfermant dans un dilemme entre la volonté de domination pure de la nature et l’abstention radicale.  

: Ces diverses conceptions semblent toutes manifester une volonté de retour à un état antérieur. Certains défenseurs de la décroissance n’en seraient-ils pas en quelque sorte les héritiers?

L : Tout à fait! Les avocats les plus intransigeants de la décroissance sont convaincus de la nécessité d’abandonner le projet de la maîtrise des processus naturels. Plutôt que de se questionner sur le type de développement qui serait compatible avec le respect de l’environnement, ils rejettent l’idée même de développement; et ils prônent un retour à la période préindustrielle, ou même, pour certains, à la période prénéolithique. Ils valorisent la sobriété et idéalisent un passé mythique qu’ils opposent au monde moderne. Aussi, leur discours reprend-il effectivement les lieux communs de la pensée conservatrice : que ce soit la disparition de l’authenticité du monde naturel, l’idée de décadence ou la prophétie d’un effondrement du monde moderne sous la pression de la technique.

Ajoutons que certains adeptes de l’écologie profonde vont encore plus loin. Sacralisant la nature, ils lui reconnaissent des droits opposables à l’existence même de l’humanité.   

P : Que penser finalement du courant catastrophiste et de toutes ces critiques qu’il élève à l’encontre de la rationalité technoscientifique?

L : Il nous faut d’abord recadrer la problématique dont le catastrophisme se nourrit. La technique ou la technicité est une dimension essentielle de l’action humaine, même si ce n’en est qu’une dimension partielle. Déjà présente dans l’existence animale, cette dimension trouve sa source dans le processus de la vie, dans l’obligation d’assurer son existence. Comme tous les autres êtres vivants, les humains doivent s’approprier les ressources que leur offre la nature et transformer cette nature en un environnement habitable. En revanche, il nous faut à l’évidence instaurer un rapport moins naïf et plus réflexif à la nature, et apprendre à subordonner la raison instrumentale à des valeurs et à des normes. Il ne s’agit pas d’idéaliser et encore moins de sacraliser la nature; non plus que de renoncer à la rationalité instrumentale qui permet une certaine maîtrise des processus naturels. Toutefois, la prudence s’impose. Car il nous faut assurer le maintien des formes vivantes et préserver leurs possibilités d’évolution. S’il n’est pas nécessairement souhaitable d’accorder des droits aux plantes, aux animaux ou, plus largement, à l’environnement naturel, il est toutefois fondamental que les humains assument leurs responsabilités à leur égard. Le problème, ce n’est pas le développement technologique en soi, mais le fait que le développement technologique opère de façon incontrôlée, et soit au service d’intérêts purement économiques. Il nous faut remettre le développement technologique, et le développement économique d’ailleurs, à leur juste place, qui est instrumentale. 

: Mais cela est-il possible? Un tel projet n’est-il pas de l’ordre de l’utopie?

L : Aux yeux des partisans de notre quatrième courant, le courant réformiste, ce n’est pas une utopie. Selon eux, non seulement le projet de reprise en main et de réorientation du développement économique et technologique est de l’ordre du possible, mais il est déjà en voie d’élaboration à travers les luttes sociales actuelles qui visent l’instauration d’un nouveau modèle de développement, un modèle fondé sur le développement durable. Ce modèle implique évidemment des changements fondamentaux tout autant dans les domaines technologique et économique que politique. 

P : Comment les réformistes abordent-ils la question du développement technologique?

L : Ils refusent de penser en termes d’alternative entre la préservation de la nature et le projet de la maîtrise des processus naturels. Ils estiment bien sûr qu’il faut s’assurer que cette maîtrise ne tourne pas en mésusage ou en pillage. Cependant, à leurs yeux, le développement technologique est nécessaire non seulement pour l’amélioration du bien-être des populations et l’enrichissement de leur vie, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine naturel. Ils souhaitent un contrôle démocratique de ce que font la science et la technique, mais ils considèrent qu’il faut concevoir raisonnablement le risque. À leur avis, si nous sommes responsables vis-à-vis des générations futures et que nous ne pouvons plus ignorer que nos décisions auront des conséquences à long terme pour l’ensemble des humains, il nous faut savoir prendre en compte les impacts potentiels de notre inaction tout autant que de notre action. 

P : De façon plus générale, qu’en est-il du développement durable proposé par les réformistes?  

: Les réformistes repoussent la perspective de la décroissance, mais ils ne visent pas non plus un développement assimilé au toujours plus de la croissance. Ils envisagent plutôt un développement subordonné à des contraintes environnementales élevées, comme les rythmes de reconstitution des ressources renouvelables, les perspectives de substitution de nouvelles ressources à des ressources épuisables, et les rythmes d’autoépuration des milieux. À leur avis, la demande devrait être soutenue de deux façons. D’abord par des investissements majeurs dans les biens communs, dans les services de santé et d’éducation, par exemple, ou dans les transports et les logements, soit là où les investissements verts les plus importants peuvent être réalisés. La demande devrait être également soutenue par une augmentation substantielle du pouvoir d’achat de la population, mais en s’assurant de la qualité et la durabilité des produits offerts et en orientant la consommation vers les services et l’immatériel. Les réformistes suggèrent enfin la mise au point de systèmes de production et de techniques de fabrication plus économes en ressources. Les réformistes souhaitent en définitive instaurer un nouveau modèle de développement permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement.

: Mais comment engager les sociétés dans un tel modèle? Est-ce même envisageable alors que la démocratie est en recul un peu partout. Et puis, dispose-t-on du temps nécessaire pour poursuivre dans cette voie réformiste alors que les changements climatiques s’emballent? Voilà des questions que nous pourrons aborder dans notre prochain entretien.

Entretien numéro 5

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
Les positions légitimiste et réactionnaire  

Philippe : Nous en venons aujourd’hui à la question reportée de la recherche d’une voie substitutive à notre modernité avancée. Cette question est lourde de sens à notre époque où dominent le sentiment d’absence de maîtrise et le manque de perspective. Rappelons que depuis la fin du XXe siècle, les grandes espérances, qui ont mobilisé pendant deux siècles des populations entières autour des idées de progrès et de révolution, se sont évanouies. Notre question en est également une qui suscite des opinions relativement tranchées. Louis, pouvez-vous tout d’abord nous présenter les principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle?  

Louis : Nous pouvons, je pense, distinguer cinq courants majeurs qui se sont manifesté au cours des dernières décennies. En me référant à la caractéristique fondamentale de chacun, je les qualifie respectivement de courant légitimiste, réactionnaire, catastrophiste, réformiste et gauchiste. Je vous propose de les aborder successivement. Et pour les mieux caractériser et différencier, nous pourrions les examiner dans leur version forte, étant entendu que ces courants peuvent comporter de nombreuses variantes. 

: Bien, allons-y ainsi. Qu’en est-il donc du courant légitimiste?

: Comme son nom l’indique, le courant légitimiste légitime ou justifie ce qui existe, il défend l’ordre existant. Pour en exposer l’argument essentiel, on peut se référer à un politologue américain, Francis Fukuyama. Fukuyama est cet auteur qui, au début des années 1990, dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, n’a diagnostiqué rien de moins que la fin de l’histoire. À son avis, il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. Car le capitalisme et la démocratie libérale qui sont le résultat de cette histoire constitueraient la phase ultime du développement de l’humanité. Il n’y aurait plus rien à faire, puisque ce qui était « à faire » est déjà fait. On ne pourrait donc projeter dans l’avenir que la reconduction de l’ordre existant. On n’aurait plus rien à attendre d’autre de l’histoire. Au mieux, on pourrait espérer que toutes les sociétés atteignent un jour ce stade final. En pratique, cette première opinion, de nature néoconservatrice, est évidemment largement partagée par ceux qui profitent de l’ordre actuel, particulièrement dans les pays occidentaux. Mais elle n’est pas non plus sans lien avec les vues de certains groupes intégristes. 

P : À quels groupes pensez-vous précisément?

L : Je pense notamment aux fondamentalistes chrétiens, les sectes pentecôtistes par exemple. Même si ces sectes se réfèrent à une pré-modernité mythique, elles sont dans les faits instrumentalisées par des politiciens et de riches possédants, et défendent avec vigueur, en Occident et ailleurs, l’ordre des pouvoirs établis. En dehors des États-Unis, d’où elles proviennent, ces sectes sont particulièrement actives dans les pays les plus pauvres de la planète, que ce soit dans la Caraïbe, en Amérique latine ou en Afrique. Elles prônent simultanément une soumission à Dieu et à l’ordre existant. 

P : Voilà qui n’est pas très emballant pour celles et ceux qui souhaitent des changements permettant à ces populations de progresser. Qu’en est-il maintenant du courant que vous qualifiez de réactionnaire?

L : Ce deuxième courant milite en faveur d’un capitalisme autoritaire, favorisant un développement économique important, mais enchâssé ou maintenu dans un ordre non démocratique. Il trouve actuellement ses principaux porte-paroles en Russie et en Chine. Arrivé à la présidence de la Russie en 2000, Vladimir Poutine s’était d’abord présenté comme partisan du libéralisme économique et de la modernisation de la société russe. Ses années de pouvoir ont effectivement été marquées par un redressement économique du pays à la faveur de la manne pétrolière et gazière, mais également par une répression de l’opposition, un contrôle toujours plus étroit de la société civile et la mise au pas des médias trop indépendants. Poutine s’inscrit pleinement dans la tradition autocratique qui a prévalu pendant des siècles sous les tsars, et qui a été maintenue et perfectionnée à l’époque de l’URSS. De plus, ayant hérité d’une Russie qui a perdu la place d’acteur global qu’occupait l’URSS avant 1991, Poutine a tenté d’opérer un retour en force sur la scène internationale, intervenant dans le Caucase, en Ukraine et en Syrie.

: Ces interventions ont d’ailleurs soulevé de nombreuses critiques, puis entraîné, à partir de 2014, des sanctions de la part des pays occidentaux.

L : Tout à fait. Des critiques et des sanctions qui ont attisé une attitude de plus en plus anti-occidentale de la part de Poutine. 

P : Et qu’en est-il du côté de la Chine?

: Eh bien! Xi Jinping, le président chinois actuel, s’est lui aussi lancé dans une croisade contre les valeurs dites occidentales. En 2013, quand Xi est devenu président, non seulement la Chine était en voie de compléter son retour spectaculaire sur la scène économique mondiale, mais une démocratisation graduelle du régime et de la société semblait tout à fait possible. Selon un bon nombre d’observateurs, une partie des élites chinoises y croyaient. Le règne de la loi avait été renforcé, le système judiciaire amélioré; les réseaux sociaux encourageaient des débats publics, et certaines expérimentations de consultation et même de participation de la population étaient tolérées, pour autant bien sûr qu’elles confortaient la légitimité du Parti sans remettre en cause son monopole. Xi a stoppé toutes ces velléités de promouvoir une libéralisation progressive du système politique. Il a démantelé le système de gouvernance collective qui avait été mis en place dans l’après-Mao, et il a organisé sa mainmise totale sur le Parti, sur l’État et sur l’armée. Exaltant le sentiment national, Xi cherche non seulement à assurer à la Chine la prééminence économique et financière, mais il vise à tirer avantage de cette prééminence pour instaurer un nouvel ordre mondial. D’après ses propres dires, cet ordre suppose que soient repoussés les sept périls redoutables que sont à ses yeux la démocratie constitutionnelle occidentale, les valeurs universelles, les droits de l’homme, l’indépendance judiciaire, la société civile, la liberté de la presse et le libéralisme.

: Il semble par ailleurs que Xi Jinping fasse appel aux formidables avancées technologiques permises par la science moderne dans le but de conforter son pouvoir. 

: Absolument ! Sous la direction de Xi Jinping, le parti communiste chinois est à mettre en place un système de contrôle social recourant à l’intelligence artificielle. Fruit de l’intégration de différentes technologies numériques arrivées à maturité, l’intelligence artificielle connaît actuellement une progression spectaculaire. Or, plutôt que de l’utiliser en vue de développer le pouvoir-faire individuel et collectif des individus, le parti communiste s’en sert pour entraver leur liberté et les soumettre. Le contrôle instauré repose sur la collecte d’informations à grande échelle effectuée sur les réseaux sociaux, mais également dans l’espace public grâce à des centaines de millions de caméras de surveillance dont les images sont traitées à l’aide de systèmes de reconnaissance faciale. Sur la base des informations recueillies, on note les individus en fonction de leurs comportements, on leur accorde ou non un « crédit social » qui permet d’accéder aux services publics. 

: Ce modèle d’un capitalisme autoritaire qui refuse toute évolution politique et sociale ne risque-t-il pas de faire de nombreux adeptes ?

L : Absolument. Non seulement des gouvernements rétrogrades, comme celui de l’Arabie saoudite, se reconnaissent pleinement dans ce modèle, et vont continuer de le promouvoir. Mais, en raison de l’essor économique que le modèle en question semble favoriser, certains pays en voie de développement, où la démocratie est encore fragile et où les traditions autoritaires sont fortes, peuvent être tentés de s’en inspirer. Non seulement la Chine dispose d’énormes ressources pour influencer les choix d’autres nations, mais le capitalisme autoritaire prôné par son dirigeant rencontre tout à fait les désirs des gouvernants rétrogrades qui contrôlent désormais le pouvoir dans maint pays. À l’encontre de ce que j’ai personnellement espéré dans le passé, il semble que l’enchaînement des dynamiques sous-tendant la modernité soit en panne dans de multiples sociétés non occidentales.

: La rhétorique de Poutine et de Xi ne trouve-t-elle pas également un écho chez des partisans des extrêmes droites dans les pays occidentaux. 

: Tout à fait. Le modèle du capitalisme autoritaire s’affirme au moment même où une vague populiste touche de nombreuses sociétés occidentales. Comme on l’a vu, les populations y sont confrontées à un ensemble de problèmes reliés à une mondialisation mal maîtrisée et à des politiques désastreuses qui ont provoqué une dégradation des conditions d’emploi et des conditions de vie, ainsi qu’une montée des inégalités. L’accentuation des flux migratoires conjuguée à des difficultés d’intégration ont en outre suscité chez certains le sentiment d’une identité menacée. Exploitant les frustrations et le ressentiment, instrumentalisant la défiance à l’égard des élites et les craintes identitaires, des entrepreneurs politiques issus de l’extrême droite européenne ou de la nébuleuse républicaine américaine en appellent au peuple, exaltant la nation, prônant la discrimination et l’isolationnisme. Dans ma propre société, au Québec, le nationalisme qui a été foncièrement ouvert et progressiste depuis les années 1960 se fait craintif, sinon xénophobe, et conservateur. Défiant tout approfondissement de la démocratie, la réaction a le vent en poupe en Occident comme ailleurs.

: Voilà pour un premier examen des courants légitimiste et réactionnaire. Nous aborderons les trois autres courants idéologiques dans nos prochains entretiens.       

Entretien numéro 4

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

L’inscription des sociétés non occidentales dans la modernité

Philippe : Louis, lors de notre dernier entretien, nous avons abordé un certain nombre de difficultés majeures dans lesquelles nos sociétés sont empêtrées. Et nous nous sommes laissés sur la question des voies substitutives à la modernité avancée qui génère de telles difficultés. Cependant, avant d’examiner cette question, j’aimerais soulever une interrogation préalable. Jusqu’ici, notre conversation ne semble concerner que l’Occident. Mais qu’en est-il de l’accès des sociétés non occidentales à la modernité? 

Louis : Je dirais d’abord qu’il vaut mieux parler d’inscription plutôt que d’accès à la modernité. Car, la modernité n’est pas un état arrêté et distinct dans lequel les sociétés peuvent ou non se trouver. C’est plutôt un procès en cours dans lequel elles peuvent ou non s’inscrire; un procès dans lequel elles peuvent d’ailleurs tout autant progresser que régresser, comme les États-Unis de Donald Trump nous le démontrent amplement. Mais revenons aux sociétés non occidentales. Peuvent-elles réellement s’inscrire dans la modernité? Et si oui, le veulent-elles? Ce n’est assurément pas parce que la modernité est issue d’une histoire singulière qu’elle n’est pas appropriable, et que ses processus constitutifs ne peuvent pas s’universaliser. Évidemment, il n’y a pas d’automatisme. Or, l’Occident, premier à s’inscrire dans la modernité, n’a pas vraiment favorisé son appropriation par les sociétés non occidentales. Sans doute, l’Occident n’a pas eu historiquement le monopole de la violence, de la conquête et de la domination, mais son hégémonie planétaire est une première, et sa mainmise sur le monde a été et est toujours très pesante. 

P : Néanmoins, les trois processus constitutifs de la modernité ne sont-ils pas effectivement en voie de s’universaliser?

L : Je pense, en effet, que du fait de l’accélération de la mondialisation, la plupart des sociétés sont aujourd’hui plus ou moins engagées dans ces trois processus. Sur le plan économique, l’esprit du capitalisme se diffuse rapidement par le monde et les techniques de production, de gestion et d’échange, basées sur le développement scientifique, deviennent graduellement le patrimoine de l’humanité. Du point de vue politique, l’État-nation comme régime de souveraineté territoriale et mode d’organisation s’est généralisé à l’échelle du globe tandis que les principes d’État de droit et d’État démocratique sont défendus par de nouvelles générations d’intellectuels et de militants œuvrant dans des organisations de défense des droits humains, des groupes de femmes et d’autres associations. Ces processus économiques et politiques entraînent de nombreux changements : industrialisation, urbanisation, scolarisation, et ainsi de suite. Ils affectent l’ensemble de l’existence collective. Ils modifient les façons de voir, les valeurs et les attitudes existantes, stimulant l’individualisation et redessinant les sociétés civiles. 

: Mais tous ces bouleversements ne suscitent-ils pas des résistances et des oppositions?

L : Tout à fait. Comme ils introduisent les principes de liberté et d’égalité dans les rapports sociaux, dont les rapports entre hommes et femmes, ou entre jeunes et aînés, ces changements mettent en cause les valeurs et les identités en usage et menacent les pouvoirs existants. Dans un tel contexte, certains diabolisent la modernité, ou tout au moins la refusent, sous prétexte qu’elle est essentiellement de nature occidentale. Ces opposants sacralisent les traditions, et les reformulent au présent, afin de s’en servir comme barrage, et de sauvegarder leurs pouvoirs et leurs privilèges. Rappelons que l’Occident a connu un phénomène analogue de résistance à l’établissement de l’ordre moderne avec le fascisme. Le fascisme prétendait en effet revenir à l’ordre traditionnel et prônait la suprématie du groupe, l’obéissance et le dévouement, contre l’individualisme, les droits et la démocratie. Et il en est des fondamentalismes actuels comme il en a été des fascismes : leur emprise est d’autant plus puissante que sont grandes les angoisses des populations heurtées par la rapidité et la brutalité des mutations qu’elles subissent.

P : Malgré les résistances et les oppositions, et les reculs temporaires, peut-on imaginer que l’inscription des sociétés non occidentales dans la modernité va se poursuivre?

L : C’est tout à fait possible. Car si elle n’a rien d’automatique, cette inscription répond néanmoins aux motivations de multiples acteurs. Les États cherchent pour leur part à relever les défis posés par les puissances occidentales qui exercent une hégémonie planétaire depuis plus de deux siècles. De leur côté, les populations aspirent à un développement qui permet d’améliorer leur niveau de vie ainsi qu’à un État de droit qui assure le respect de leurs droits et libertés. Enfin de nouvelles générations de femmes, de jeunes, et d’intellectuels militent pour des avancées démocratiques. Cependant, la nature concrète et le rythme de cette inscription dans la modernité dépendent pour chaque société des caractéristiques acquises au cours de son parcours historique. Ils dépendent aussi des circonstances dans lesquelles chaque société a été confrontée à la modernité. À cet égard, on ne saurait, par exemple, confondre les situations des sociétés asiatiques, latino-américaines, arabo-musulmanes et subsahariennes.  

P : Pouvez-vous illustrer ces différences? 

L : La majeure partie des pays qui sont aujourd’hui engagés dans une dynamique d’émergence économique et qui connaissent les plus forts taux de croissance se trouve en Asie, entre autres dans les deux nations les plus peuplées du monde. La Chine et l’Inde ont en effet réussi une entrée spectaculaire dans la mondialisation. Si le volontarisme des gouvernements y a été efficace, c’est que, comme dans maints autres endroits en Asie, il a pu prendre appui sur d’importants acquis historiques : des bureaucraties d’État millénaires, d’anciennes pratiques marchandes toujours vivantes, des populations disciplinées, des systèmes éducatifs séculaires, et ainsi de suite. Ces acquis ont permis aux gouvernements de profiter des opportunités offertes par la mondialisation actuelle pour engager leurs pays dans une dynamique d’essor économique. Et, comme on a pu le voir en Corée du Sud ou à Taïwan, par exemple, cet essor économique peut engendrer à terme des changements sociaux et politiques, particulièrement par le biais de la naissance et de l’affirmation d’une société civile.

P : Et qu’en est-il de la situation des sociétés dans les trois autres régions mentionnées?

L : Proche de l’Europe, l’Amérique latine a adhéré très tôt aux institutions et aux valeurs modernes. Pourtant, cette adhésion est demeurée purement verbale pendant longtemps, et même jusqu’à aujourd’hui dans le cas de la majorité des pays d’Amérique centrale, à l’exception du Costa Rica. Les structures sociales fortement inégalitaires qui ont perduré depuis la conquête ont longtemps empêché une véritable émergence économique. Et, dans plusieurs cas, des luttes acharnées continuent de provoquer une alternance entre régimes politiques populistes et régimes politiques autoritaires. Si l’on se tourne vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, on découvre que les traumatismes subis de la part d’un Occident dominateur y ont laissé des marques durables. Cela explique sans doute le fait que ce soit dans cette région que la mise en cause des valeurs et des identités en usage par les transformations en cours suscite le plus d’oppositions et de résistances à la modernité. Et c’est vraisemblablement là aussi que ces oppositions et ces résistances sont le plus instrumentalisées par les pouvoirs existants. Enfin, en Afrique subsaharienne, l’émergence économique pose des défis gigantesques à des sociétés qui, hier encore, et pour des raisons historiques, étaient peu développées.

P : On peut imaginer que dans les sociétés non occidentales, les processus constitutifs de la modernité présentent ou vont présenter des caractères particuliers.

L : Certainement. Mais cela est aussi vrai des sociétés occidentales. Il n’y a pas une modernité, mais des modernités. Entre les États-Unis, la France, le Canada et la Suède, par exemple, quatre pays inscrits dans la modernité, les modes d’organisation et de fonctionnement économiques et politiques ainsi que les rapports sociaux varient énormément. Ces variations tiennent aux différences culturelles, mais également aux choix opérés face aux contradictions inhérentes à la modernité. 

: Le fait d’appréhender la modernité comme un ensemble de processus permet donc d’envisager sa reconstruction ou sa réinvention dans les sociétés non occidentales. Mais les trois processus évoluent-ils de la même façon?

: Non. Un examen du parcours suivi par les pays qui se sont inscrits dans la modernité démontre que, même s’ils sont sur le long terme l’objet d’un co-développement, les processus constitutifs de la modernité ne s’engagent pas tous de la même manière et n’évoluent pas tous à la même vitesse. Il ressort que la formation d’un État apte à gouverner vient en premier. Le développement économique ne saurait en effet s’enclencher sans l’action délibérée d’un État capable d’élaborer une vision stratégique et de la faire partager, de créer des dispositifs de concertation et de coordination entre les principaux acteurs économiques et sociaux, et d’établir des systèmes d’incitations, à savoir des subventions, un accès facilité au crédit, à la terre et au travail, une protection commerciale, etc. En retour, le développement économique engendre des changements sociaux comme l’industrialisation, les mouvements de main-d’œuvre, les déplacements de population, l’urbanisation, et l’éducation. Ces changements bouleversent les modes de vie, les mentalités et les rapports de solidarité et favorisent par conséquent l’individualisation des rapports sociaux ainsi que l’émergence et la consolidation d’une société civile, deux éléments qui vont potentiellement pousser à la démocratisation de l’État.  

: En définitive, nous sommes loin de connaître toute la variété des modulations que les processus constitutifs de la modernité pourront emprunter dans l’avenir. 

: Effectivement. Et ce, non seulement en raison des différences culturelles et civilisationnelles qui participent à réinventer ces processus. Mais également du fait que les contradictions inhérentes à la modernité, continuant à jouer et à s’accumuler, vont assurément susciter des transformations imprévisibles. 

Entretien numéro 3

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La modernité avancée et ses contradictions

Philippe : Louis, après avoir examiné quelques-uns des principaux changements qui ont touché nos sociétés au cours des récentes décennies, nous avons conclu notre dernier entretien sur la constatation de deux phénomènes qui ont fortement affecté la fiscalité. Le premier phénomène concerne les choix politiques opérés par différents gouvernements qui ont nettement favorisé les plus riches, individus et entreprises, en diminuant la progressivité de l’impôt. Le second phénomène est relatif aux pratiques d’évasion fiscale adoptées par nombre de ces mêmes individus et entreprises. Comment expliquer ces choix discutables et ces pratiques fautives?

Louis : Vous savez, la démocratie n’est pas un régime politique sans conflits, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables. Heureusement, les adversaires ne se considèrent pas comme des ennemis à abattre. Mais s’il n’y a pas de guerre civile, il y a tout de même une confrontation politique entre des points de vue et des intérêts divergents. Or, au cours des dernières décennies, une nouvelle idéologie a été au cœur de cette confrontation, l’idéologie du néolibéralisme. Cette idéologie est apparue dans les années 1940, alors qu’un groupe d’opposants à l’État social qui se mettait alors en place s’est organisé sur le plan international pour mener la lutte contre l’intervention étatique. Des think tanks néolibéraux ont été créés, particulièrement dans les pays anglo-saxons, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Australie et au Canada. Très peu influents à l’époque où la modernité organisée prospérait, ces néolibéraux ont profité de la crise des années 1970-1980 pour déployer leur offensive en faveur d’un retour au libéralisme classique. La crise résultant à leurs yeux de l’étatisation rampante des sociétés occidentales, ils ont logiquement prôné le retrait de l’État. Et la meilleure façon d’opérer pacifiquement un tel retrait, c’est évidemment de couper les vivres à l’État. 

P : L’influence des néolibéraux s’est ainsi fait sentir à la fois sur le plan international et national. 

L : Oui, d’autant plus qu’ils ont été fortement appuyés par de nombreux capitalistes, trop heureux de retrouver une plus grande liberté d’action face à l’État. Tout au long des années 1980 et au début des années 1990, le discours néolibéral a été dominant dans les différents forums internationaux, Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE. Il a été à la base des politiques imposées aux pays en développement. Dans les pays industrialisés, le modèle néolibéral n’a été appliqué au départ de façon relativement stricte que dans quelques pays anglo-saxons. En Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, on a ainsi déréglementé les marchés financiers et le marché du travail, on a privatisé, on a amputé les programmes sociaux, particulièrement ceux destinés aux plus pauvres. Et, naturellement, on a réduit les impôts dans le but d’empêcher l’État de revenir à la charge. Toutefois, dans un contexte de mondialisation accélérée, le discours néolibéral a eu, à terme, des conséquences majeures dans la quasi-totalité des pays. On a connu dans les différents pays industrialisés le gel ou, pire, la baisse des salaires réels, la précarisation croissante de l’emploi, la diminution de la protection sociale, le recul de l’État et l’extension de la sphère marchande à des secteurs qui en étaient partiellement ou totalement exclus : la santé, l’éducation, la sécurité, les retraites.

: En appliquant des politiques favorables au marché, en limitant les déficits publics et en procédant à la baisse de l’impôt, l’État social s’est donc retrouvé en manque de moyens.  

: Effectivement. Et ce manque de moyens va empêcher les États d’adapter leurs politiques et leurs programmes aux conditions nouvelles qui vont émerger. Les systèmes d’éducation vont connaître des taux d’échec anormalement élevés, les systèmes de santé vont être débordés, les services sociaux arriveront difficilement à protéger les plus vulnérables, et ainsi de suite. Les États vont apparaître de plus en plus impuissants face aux forces économiques dont semblent désormais relever les orientations majeures, et de moins en moins capables de protéger leur société contre la montée des nouveaux périls, le chômage, la pauvreté, et l’insécurité. Avec le temps, la désillusion par rapport à l’action de l’État va conduire à une crise de légitimité, une crise qui va par ailleurs entraîner des effets de nature différente, sinon contraire. On assistera d’une part, à un discrédit de la politique et à une défiance croissante des citoyens à l’égard de l’État. Mais, d’autre part, et simultanément, à une vigilance civique accrue et à une multiplication des formes de participation citoyenne non conventionnelles. Car les individus ont transformé leur rapport à l’État. Nombre d’entre eux s’avèrent à la fois moins conformistes, plus critiques et plus disposés à s’organiser sur leur propre base. 

: Tout compte fait, la nouvelle phase de la modernité dans laquelle nos sociétés sont entrées depuis la fin des années 1970 se caractérise donc par la mise en cause de l’État social, et ce, dans un contexte de mondialisation accélérée, d’accentuation de l’individualisation et de densification de la société civile. 

L : C’est cela. Et dans cette nouvelle phase que l’on peut qualifier de modernité avancée, les contradictions propres à la modernité se sont aiguisées. Car, la modernité n’a jamais représenté un progrès absolu. Comme nous l’avons souligné antérieurement, elle est marquée d’ambivalences et de contradictions, induisant tout à la fois de nouvelles possibilités et de nouvelles contraintes de réalisation pour les humains. Cela est évident pour le capitalisme qui, depuis plus de deux siècles, a fait la preuve de son efficacité matérielle comme mode de production de la richesse sociale tout autant que de son pouvoir destructeur lorsqu’il est laissé à lui-même. Comme les pays émergents nous en font de nouveau la démonstration, le décollage économique offre des opportunités d’accomplir des progrès considérables dans la lutte contre la pauvreté ainsi que dans les domaines de la santé et de l’éducation. Mais il présuppose le plus souvent une oppression et une exploitation éhontée des ouvriers, engendre de fortes inégalités et provoque une pollution désastreuse de l’environnement. Sur le plan mondial, dans un contexte d’économie mondialisée, les marchés peu régulés favorisent tout autant le décollage que le déclin industriel ou la stagnation, et déclenchent par leur démesure des crises économiques dévastatrices. 

: Et selon vous, les deux autres processus constitutifs de la modernité revêtent également un caractère ambivalent. 

: Sans aucun doute. L’individualisation est assurément un vecteur de libération de l’initiative individuelle et d’émancipation des individus. Mais elle constitue également un facteur de fragilisation ou d’insécurisation en rendant chacun plus responsable de son avenir, et ce quel que soit le niveau de ressources dont il dispose. Elle peut également accroître sinon la propension des humains à l’égoïsme, du moins les possibilités de s’y enfermer. Quant à l’État-nation démocratique qui crée et protège des droits civils, politiques et sociaux, il renferme toujours la menace potentielle d’un nationalisme étroit, xénophobe et agressif. Cela à plus forte raison lorsqu’il est confronté, comme aujourd’hui, à une accentuation des formes de contre-démocratie qui entretiennent le populisme et un certain sentiment d’impuissance.

: À l’évidence, la crise environnementale qui s’annonce et dont vous avez peu parlé ne va pas faciliter la résolution de ces contradictions auxquelles nos sociétés se butent. 

: Vous avez tout à fait raison. À l’instar d’autres penseurs de ma génération, j’ai longtemps sous-estimé la crise environnementale qui se dessine. Comme mes contemporains, j’ai été peu à peu sensibilisé aux problèmes environnementaux. Toutefois, préoccupé d’abord et avant tout par les dérives néolibérales, l’accentuation des déséquilibres économiques et la montée des inégalités, j’ai longtemps escompté naïvement que les dégâts écologiques allaient à coup sûr susciter une dynamique capable de les réfréner avant qu’ils ne deviennent trop sérieux, voire irréparables. Effectivement, grâce à l’action d’un bon nombre de chercheurs et d’activistes, les problèmes environnementaux se sont progressivement hissés au rang des préoccupations internationales, et les responsabilités des pays dans le domaine de l’environnement ont été graduellement reconnues. Mais s’il n’est plus beaucoup d’acteurs pour nier l’importance des problèmes environnementaux, les actions en vue de les atténuer sinon de les résoudre tardent à être entreprises et les engagements sont généralement insuffisamment tenus. 

: Ces dérobades et ces atermoiements vous mettent en colère. 

: Comment ne pas l’être alors que les diagnostics environnementaux et les projections pour le siècle à venir se font de plus en plus alarmants : augmentation des gaz à effet de serre, réchauffement de la planète, élévation du niveau des mers, surexploitation des ressources, pertes de biodiversité, baisse de la production agricole, dégradation générale de l’environnement. Les méfaits de la crise écologique mondiale s’annoncent considérables. À elle seule, l’amplification du dérèglement climatique va multiplier les catastrophes naturelles majeures, causant des destructions massives et provoquant de grandes souffrances. Ces effets dévastateurs risquent de mettre en péril la cohésion et la solidarité sociale, semant un désordre pouvant aller jusqu’au chaos dans les pays les plus vulnérables. 

: Vos derniers propos soulèvent la question de la recherche d’une voie substitutive à cette modernité avancée qui s’empêtre de plus en plus dans ses contradictions. Ce sera là le sujet d’un prochain entretien.  

Entretien numéro 2

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les différentes phases de la modernité

Philippe : Louis, lors de notre premier entretien, vous avez soutenu que nos sociétés contemporaines s’inscrivent toujours dans la modernité et non dans une postmodernité. Pourtant, notre situation diffère passablement de ce que les sociétés modernes ont connu antérieurement.

Louis : Effectivement, les choses ont beaucoup changé depuis les débuts de la modernité. Nous sommes nous-mêmes entrés depuis peu dans une nouvelle phase historique de la modernité. Je crois toutefois que cette nouvelle phase est en continuité avec les phases précédentes. Nous sommes toujours animés par la même dynamique qui marque la modernité depuis ses débuts, une dynamique fondée sur l’aspiration à la liberté individuelle. Comme nos prédécesseurs, et plus encore qu’eux, nous cherchons à réaliser cette aspiration tout autant dans nos relations personnelles, dans la vie de couple et dans la famille par exemple, que dans la vie publique politique et dans la sphère économique. Il existe bien sûr des interprétations différentes de ce qui constitue cette liberté que nous valorisons, des interprétations qui rivalisent entre elles. Certains, les libertariens par exemple, s’en tiennent à une forme de liberté négative, soit à la possibilité pour l’individu de choisir et d’agir à sa guise, sans contrainte. Alors que d’autres souhaitent que tous bénéficient à la fois des mêmes droits à la liberté, ce qui suppose l’égalité des chances, et des mêmes possibilités d’user de ces droits, ce qui implique une certaine égalité des conditions. 

: En outre, selon vous, les trois processus constitutifs de la modernité, à savoir la constitution et la démocratisation d’États-nations, l’essor d’une économie capitaliste et la mise en œuvre d’une forte individualisation couplée à la formation d’une société civile, se poursuivent encore aujourd’hui.  

: Ils se poursuivent en effet. Néanmoins, nous pouvons distinguer nettement trois phases au cours desquelles ces trois processus constitutifs de la modernité ont passablement évolué. La première phase, que l’on peut qualifier de modernité libérale, va, en gros, de 1789 à 1914. Elle a été marquée par le développement du capitalisme industriel, la montée des États-nations occidentaux et la reconnaissance des droits individuels, mais sans que les conditions de la réalisation de ces droits ne soient prises en compte. Cette modernité libérale est entrée en crise dans le contexte de deux dépressions économiques majeures, l’une dans les années 1880 et l’autre dans les années 1930, et de deux guerres mondiales. Dans les années 1950, une nouvelle phase s’est ouverte, que des auteurs ont dénommée la modernité organisée. 

P : Entamée après la Deuxième Guerre mondiale, cette deuxième phase va donc réduire les contradictions dans lesquelles s’était enlisée la première modernité.

: Oui, pour un temps tout au moins. Rompant avec le libéralisme classique, la modernité organisée va reposer sur l’affirmation d’un État social. L’État va, tout à la fois, réguler l’économie, ce qui va assurer trente années de croissance continue, et favoriser la généralisation de l’individualisation par une offre de protections sociales et de biens collectifs. Bien sûr, l’État social régulateur a connu un degré de développement différent selon les pays. Mais le consensus autour d’une plus grande intervention de l’État pour atténuer les effets d’une mauvaise conjoncture et pour mieux répartir la prospérité s’est imposé dans la plupart des pays occidentaux, incluant les États-Unis, particulièrement sous la présidence de Roosevelt puis celles de Kennedy et de Johnson. Finalement, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Il faut par ailleurs souligner que l’économie mondiale n’a jamais connu au cours de ces années de croissance un niveau de régulation équivalant à ce qui avait été atteint sur le plan national. On doit également noter que les pays du tiers-monde étaient pratiquement exclus du modèle de développement qui prévalait alors. 

P : Mais cette modernité organisée va à son tour entrer en crise, n’est-ce pas?

L : Absolument. À partir du milieu des années 1970, l’économie mondiale est entrée dans une crise structurelle profonde, une crise qui allait bien au-delà des récessions récurrentes, et qui va durer presque vingt ans. On peut l’expliquer brièvement de la façon suivante. Pour des raisons reliées, entre autres, aux limites des technologies existantes, mais aussi à une organisation du travail déplorable qui soulevait la résistance ouvrière, on a assisté dans les pays industrialisés à une chute drastique des gains de productivité. La croissance s’est arrêtée et les entreprises ont vu leur taux de profit s’affaisser. Pour compenser le ralentissement de leurs marchés nationaux, les grandes entreprises ont tenté de s’emparer des marchés étrangers, intensifiant la lutte commerciale sur le plan international. Et ces grandes entreprises, pour rétablir leur rentabilité, se sont internationalisées, délocalisant leurs activités productives à travers des investissements directs à l’étranger. Elles ont déployé leur système productif sur des continents entiers; elles ont noué des liens de sous-traitance avec des pays du tiers-monde. Et par la suite, ces pays, qui vont devenir de « nouveaux pays industrialisés », vont se joindre à la concurrence qui n’en sera que plus virulente. Néanmoins, profitant de la mise au point de nouvelles technologies, une sortie de crise va s’affirmer à partir des années 1994-1995.

P : Toutefois, on ne va pas retrouver l’équilibre économique et la croissance continue que l’on avait connus entre 1946 et 1975. 

L : Non, effectivement. Malgré une très forte augmentation de la création de richesse, l’équilibre économique sera précaire. Non seulement la concurrence économique sera virulente sur le plan international, mais les inégalités vont s’amplifier au sein des diverses nations autant qu’entre elles. On va également assister au développement de marchés financiers globaux qui vont assurer une libre circulation des capitaux financiers, et provoquer une financiarisation de l’économie. Dérégulés, les marchés financiers vont cesser de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Et c’est au cœur de ce milieu de la finance dérégulé que va se former une crise financière majeure qui va éclater en 2008 et se transformer en une récession globale.  

P : Ces perturbations et ces transformations qui ont touché les économies au cours des dernières décennies ont naturellement affecté les États!

L : Pour sûr! Nos trois processus sont encore et toujours interreliés. Avec la constitution d’un marché mondial unifié, la possibilité de réguler l’économie a échappé, en partie tout au moins, aux gouvernements nationaux. La mobilité croissante des capitaux, jointe aux stratégies des firmes multinationales, a transformé l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché. Les gouvernants se sont vu imposer de sérieuses contraintes non seulement en matière de développement économique, dans le domaine de la création et du maintien des entreprises, par exemple, mais plus généralement en matière de gouvernance. Car, depuis les années 1980, les États sont aux prises avec une situation financière et budgétaire difficile qui les rend vulnérables. À l’époque, sous l’effet de la crise économique structurelle qui excluait du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante; et cela, au moment même où les revenus de l’État stagnaient en raison de l’arrêt de la croissance. Les gouvernements ont paré à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui ont débouché sur un processus d’endettement. Avec le temps, ce processus d’endettement s’est accéléré, particulièrement lors de la crise de 2008. Finalement, cette crise des dettes souveraines, comme on l’a appelée, a soumis la politique des gouvernements à la discipline des marchés financiers. Comme la Grèce l’a démontré, les États qui se permettent des écarts trop importants vont subir rapidement les pressions des marchés ou des organismes internationaux distributeurs de crédits comme le Fonds monétaire international. 

P : Mais les gouvernements n’auraient-ils pas pu libérer leurs États de cette entrave, et récupérer ainsi leur capacité d’action?

L : Bien sûr. Les gouvernements auraient pu, en principe, augmenter leurs revenus plutôt que de s’endetter. Naturellement, il aurait été difficile, sinon impossible, de hausser de façon importante le taux moyen d’imposition puisque cela avait déjà été fait lorsque l’on a mis en place les États-providence dans la deuxième moitié du XXe siècle. En revanche, on aurait pu revoir la fiscalité, assurer une plus forte progressivité fiscale afin d’imposer davantage les plus riches au fur et à mesure que leur richesse s’accroissait. Mais c’est le contraire qui s’est passé. Non seulement de nombreux gouvernements ont appliqué des politiques de diminution de la progressivité de l’impôt, mais les riches, individus et entreprises, se sont mis à pratiquer l’évasion fiscale grâce à l’expansion des paradis fiscaux et au laisser-faire des États. 

: Cela soulève la question des raisons pouvant expliquer ces choix politiques discutables et ces pratiques fautives. Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur cette question et, plus généralement, sur les contradictions qui affectent la troisième phase de la modernité dans laquelle nos sociétés sont entrées au cours des dernières décennies. 

Les entretiens imaginaires. Série 1 : La modernité.

Entretien numéro 1
Modernité ou postmodernité?

« Modernes ou postmodernes, qu’en est-il de la nature de nos sociétés contemporaines? » Premier d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 2
Les différentes phases de la modernité  

« Depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui, la modernité a connu des phases différentes. Qu’est-ce qui caractérise et distingue ces phases, et comment se sont-elles enchaînées? » Deuxième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 3
La modernité avancée et ses contradictions

« Les contradictions propres à la modernité s’aiguisent. Comment expliquer l’accentuation des déséquilibres économiques, l’élargissement et l’amplification des inégalités, l’accroissement des dégâts écologiques, la progression des populismes et des autoritarismes? » Troisième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 4
L’inscription des sociétés non occidentales dans la modernité

« La modernité est issue d’une histoire singulière, celle de l’Europe occidentale. Néanmoins, les sociétés non occidentales peuvent-elles s’inscrire dans la modernité? Et si oui, le veulent-elles? » Quatrième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 5
Une voie substitutive à la modernité avancée? 

Les positions légitimiste et réactionnaire

« Cinq courants idéologiques majeurs s’opposent quant à une substitution à la société actuelle. Qu’en est-il de la position légitimiste et de la position réactionnaire? » Cinquième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 6
Une voie substitutive à la modernité avancée? 

 Les positions catastrophiste et réformiste

« Cinq courants idéologiques majeurs s’opposent quant à une substitution à la société actuelle. Qu’en est-il de la position catastrophiste et de la position réformiste? » Sixième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 7
Quelques questions adressées aux réformistes

« Les réformistes proposent d’instaurer un nouveau modèle de développement fondé sur le développement durable. Comment engager nos sociétés dans un tel changement? » Septième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 8
Une voie substitutive à la modernité avancée? 

 Le « donquichottisme » des gauchistes

« Les gauchistes prétendent pouvoir résoudre les contradictions dans lesquelles nos sociétés sont enlisées en enclenchant dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un tout autre type de société. Est-ce un objectif réaliste? » Huitième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 9
L’irréalisme et la nocivité de la voie révolutionnaire

« Les gauchistes continuent la tradition révolutionnaire qui se perpétue depuis plus de deux siècles. Comment expliquer que les processus révolutionnaires ont été le plus souvent la source de violences, d’échecs et de régressions sans fin? » Neuvième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 10
Idéologie et religion

« À l’encontre de la thèse de la fin des idéologies, on peut observer que les modernes ont toujours et encore besoin d’interpréter le monde, d’anticiper leur avenir et de donner une orientation à leur vie, tout ce à quoi pourvoient justement les idéologies sous la modernité. Dans les sociétés antérieures, cet apport d’explications et de valeurs était fourni par les religions. Qu’en est-il du religieux et de son évolution? » Dixième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 11
Le religieux dans les sociétés prémodernes

« La dimension religieuse est présente depuis les tout débuts de l’humanité. Elle a été au fondement du lien social et de la vie collective tout autant dans les sociétés primitives et néolithiques que dans les sociétés prémodernes. Elle a par ailleurs revêtu des formes fort différentes à travers les âges. Comment expliquer l’émergence des religions polythéistes et la fondation des grandes religions? » Onzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 12
La sortie de la religion

« Dans les sociétés prémodernes, la religion englobe et organise la vie collective. Elle est au fondement du lien social. Cela n’est plus le cas dans les sociétés modernes, où l’on assiste à un retrait de la religion. Quels sont les facteurs qui ont historiquement participé à ce mouvement de retrait? » Douzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 13
Le projet d’autonomie

« La modernité opère une rupture décisive avec la vision religieuse, une rupture qui s’incarne dans le principe d’autonomie. Les modernes prétendent fonder eux-mêmes leurs valeurs, leurs normes et leurs lois, à travers un questionnement constamment ouvert et la délibération. Mais est-il concevable que chaque être humain pense, juge et agisse par lui-même, en dehors de toute tradition? » Treizième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 14
Le défi de la coexistence entre croyants et incroyants

« En dépit du retrait de la religion auquel on assiste, les religions subsistent et la croyance et la pratique religieuses survivent dans les sociétés modernes dont les fondements ne sont plus religieux. Comment assurer une coexistence harmonieuse entre croyants et incroyants? » Quatorzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 15
La transition des sociétés musulmanes vers la modernité

« À l’encontre des apparences, plusieurs sociétés nord-africaines et moyen-orientales sont déjà engagées dans la transition vers la modernité. Ces sociétés sont touchées par des transformations multiples, rapides et irrémédiables, qui expliquent les résistances des intégristes islamistes. Quels sont ces bouleversements et pourquoi suscitent-ils un tel refus? » Quinzième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 16
Une modernité à parfaire

« Les trois processus constitutifs de la modernité sont loin d’être arrivés à leur terme. L’affirmation des États-nations, l’essor de l’économie capitaliste et l’individualisation des rapports sociaux sont toujours porteurs de virtualités, certaines défavorables, mais d’autres favorables. Quelles sont les raisons d’espérer que soient contrées les virtualités défavorables et que se réalisent les virtualités favorables? » Seizième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 17
L’exception subsaharienne 

« L’inscription dans la modernité se pose bien différemment pour les sociétés africaines que pour les sociétés eurasiennes. Quelles sont les causes du sous-développement séculaire qu’a connu le continent africain au sud du Sahara? » Dix-septième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 18
L’asservissement des sociétés africaines

« L’Afrique subsaharienne a connu la traite négrière et subi la colonisation européenne. Plus intrusive et plus déterminante que la traite, la conquête coloniale a constitué un véritable cataclysme qui a profondément bouleversé les sociétés africaines. Quelles ont été les conséquences les plus désastreuses de cet asservissement, et comment ont-elles été à la source de maux et de dysfonctionnements majeurs qui ont affecté ces sociétés depuis leurs indépendances? » Dix-huitième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 19
Les défis propres aux sociétés subsahariennes

« Malgré les transitions politiques que plusieurs d’entre elles ont connues au début des années 1990 et la démarginalisation et la croissance économiques dont elles profitent depuis 2000, on ne saurait dire des sociétés subsahariennes qu’elles sont entrées majoritairement dans un processus démocratique non plus que de développement économique. Quels sont les principaux défis auxquels elles sont confrontées? » Dix-neuvième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 20
Une conception occidentalocentrée?

« Concevoir l’histoire de l’humanité comme la succession de types de société qui débouche sur la modernité soulève son lot de questions. Une conception semblable ne constitue-t-elle pas simplement un nouveau grand récit perpétuant le mythe de la supériorité des sociétés occidentales? Une telle approche évolutionniste n’amène-t-elle pas à mésestimer la valeur des autres cultures et civilisations? » Vingtième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 21
Une évolution historique nécessaire ou contingente?

« Quand on regarde le passé de l’humanité dans son ensemble, on constate un processus d’évolution évident dans les façons de faire société, un processus dont on peut comprendre après coup l’orientation et les raisons. Ce processus est-il entièrement contingent ou un certain déterminisme intervient-il? Les transitions entre les différents types de société sont-elles de nature accidentelles ou relèvent-elles de l’action d’une certaine forme de nécessité? » Vingt-et-unième d’une série d’entretiens imaginaires visant à rendre accessibles des analyses concernant nos sociétés actuelles et leur avenir prévisible.
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Entretien numéro 1

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Modernité ou postmodernité?

Philippe : Modernes ou postmodernes, qu’en est-il de nos sociétés? Cette question de la nature de nos sociétés contemporaines est matière à controverse. Mettant l’accent sur l’idée de mutation ou de rupture, de nombreux théoriciens ont avancé l’hypothèse d’une postmodernité. Plus récemment, invoquant l’accélération sans précédent du développement technologique, de nombreux essayistes ont propagé l’idée d’une transition révolutionnaire en voie de s’opérer. D’autres penseurs soutiennent que nous sommes simplement entrés dans une nouvelle phase historique de la modernité qui est en continuité avec les phases précédentes. C’est le cas de mon interlocuteur, Louis Côté. Politologue, il s’intéresse aux processus sociologiques qui s’étendent dans le temps plutôt qu’aux événements qui s’y produisent. Nous allons lui et moi nous interroger sur la nature des sociétés actuelles, puis nous questionner quant aux évolutions à venir prévisibles. Ces questions étant vastes, nous allons leur consacrer une série d’entretiens. Louis, à travers vos écrits, vous soutenez que nos sociétés occidentales sont encore et toujours dans la modernité. Que répondez-vous à ceux qui mettent plutôt l’accent sur l’idée de mutation ou de rupture, et qui défendent l’hypothèse d’une postmodernité?

Louis : Il faut reconnaître qu’interpréter les évolutions qui ont eu cours dans les dernières décennies n’est ni simple, ni évident. Les bouleversements majeurs que l’on a connus touchent de multiples sphères : les sphères économique, sociale, politique, culturelle et technologique. Et ces bouleversements sont difficiles à déchiffrer. La notion de postmodernité a d’ailleurs été soutenue dans deux perspectives fort différentes. Selon certains, aux yeux desquels il s’agirait d’une avancée incontestable, nous serions franchement entrés dans un nouveau type de société. Ces auteurs, qui sont très critiques à l’égard de la modernité, l’associent à un projet de mise en ordre rationnelle de la vie sociale, à une volonté d’encadrement disciplinaire des individus. En revanche, la postmodernité leur apparaît comme une rupture qui, depuis les années 1960, aurait progressivement mis fin au projet d’assujettissement des individus. La postmodernité aurait ouvert la voie à l’émancipation des individus et favorisé l’affirmation des identités particulières, qu’elles soient de nature sexuelle, ethnique, religieuse, ou autre. 

P : Et qu’en est-il du second point de vue?

L : Eh bien! les auteurs qui l’adoptent portent, pour leur part, un regard négatif sur la postmodernité. Généralement, ils la considèrent cependant comme une tendance en cours, plutôt que comme une rupture consommée. Selon eux, on assisterait présentement à la construction continue d’un nouveau monde dans lequel les logiques marchande et financière s’articulent avec le pouvoir croissant de la technoscience. Les individus, repliés sur eux-mêmes, seraient de plus en plus dépossédés de tout pouvoir au profit d’une élite financière et technocratique. Et nos démocraties seraient, elles, en forte régression, assiégées qu’elles sont par des populistes et des démagogues.   

P : Que penser de ces deux lectures qui, apparemment, ne semblent pas si fautives?

L : Certes, elles paraissent dans le vrai. Il nous faut sans doute reconnaître que ces lectures s’appuient toutes deux sur des faits avérés. La lecture positive de la postmodernité s’accorde assurément avec le passage à la société post-disciplinaire qui s’est effectué en Occident à partir des années 1960. Rappelons que ce passage a été marqué par un ensemble de phénomènes comme l’accélération du processus d’individualisation, l’affirmation de l’accomplissement personnel comme valeur dominante, le refus des identités assignées, la tolérance à la diversité et les transformations des modèles de socialisation et de rapport à l’autorité. La lecture négative de la postmodernité se fonde pour sa part sur des phénomènes qui ont pris de l’ampleur plus récemment, disons à partir des années 1990. Depuis lors, on a effectivement assisté à la financiarisation de l’économie, au développement prodigieux de l’intelligence artificielle et des technologies du vivant, puis à la montée des populismes.  

: Et pourtant vous vous refusez à conclure à un passage à une postmodernité.

L : En effet. C’est qu’autant les phénomènes relevés par les postmodernistes sont incontestables, autant il n’est pas du tout avéré qu’il convienne de les interpréter comme inaugurant une sortie de la modernité. Je crois qu’il est plus à propos de comprendre ces phénomènes comme s’inscrivant dans une nouvelle phase de la modernité. Selon moi, les fondements structurels des sociétés modernes n’ont pas été révolutionnés par les transformations mentionnées. Et la dynamique des processus constitutifs de la modernité n’a pas été renversée. 

P : Alors, qu’en est-il de ces fondements et de cette dynamique? Qu’en est-il de la modernité?

L : La modernité, c’est le modèle de société dans lequel on vit, en Occident, depuis quelques centaines d’années. Ce modèle présente trois caractéristiques majeures, il est constitué de trois processus fondamentaux. Le premier processus touche le politique, avec la constitution d’États-nations, qui se veulent souverains et, pour certains, assujettis au droit, libéraux et démocratiques. Le deuxième processus touche l’économie, avec la mise en place d’une économie capitaliste, qui assure un développement économique fabuleux grâce à l’application de la science à la production, au moyen de la technologie.  Le troisième processus touche les rapports sociaux, avec la mise en œuvre d’une forte individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires, à savoir les familles, les villages et les ethnies. La modernité est le fruit de ces trois processus qui ont connu une histoire séculaire, une histoire ponctuée d’avancées et de reculs. Nos trois processus se sont amorcés en Europe occidentale dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et ont gagné en vigueur au XVIe. Bien enracinés à la fin du XVIIIe siècle, ils ont subi une crise majeure dans la première moitié du XXe, puis se sont accélérés après la Deuxième Guerre mondiale.

P : Ces trois processus sont-ils liés ou leur coexistence n’est-elle que le fruit du hasard?

L : Il apparaît assez évident que les trois processus ont été l’objet d’un co-développement. On peut identifier entre eux tout un jeu d’influences et d’entraînements réciproques. C’est ainsi que le développement de l’État et l’approfondissement du Marché se sont déployés en étroite synergie. L’État a offert des garanties légales à la propriété privée; il a structuré les différents marchés, les marchés de biens, mais également les marchés des facteurs de production, la terre, le travail et le capital; il a favorisé l’expansion commerciale et la conquête des marchés extérieurs. De leur côté, le développement des échanges marchands et la croissance économique ont indiscutablement renforcé l’État, lui offrant les moyens de ses ambitions. 

P : Et qu’en est-il du lien entre la construction de l’État moderne et le processus d’individualisation?

L : Eh bien! Ce lien est lui aussi très étroit. L’État moderne accorde le primat à l’individu. La relation entre les gouvernants et les gouvernés se joue sur une base individualiste et non plus communautaire. L’agent politique, c’est le citoyen. D’autre part, c’est l’État qui, par le droit ainsi que par les protections et les services qu’il offre, assure les conditions institutionnelles et sociales permettant l’autonomisation de l’individu. Le rapport entre l’individualisation et l’économie capitaliste est également incontestable. Dans le domaine économique, l’acteur effectif est aussi devenu l’individu, un individu qui s’est fait entrepreneur, salarié, consommateur. Pas de capitalisme sans liberté d’entreprendre et de poursuivre son intérêt personnel et ses fins propres dans la sphère des rapports marchands. Pas de capitalisme non plus sans salariés. En revanche le salariat a été un des principaux facteurs permettant aux individus d’acquérir leur autonomie face à leurs communautés primaires d’appartenance, comme la grande famille. Enfin, il est clair que la présence d’une société civile dynamique, dont l’autonomie est garantie par l’État, mais qui est capable de résister aux détenteurs du pouvoir politique et économique, a favorisé l’évolution des institutions sociales, économiques et politiques. Il faut par ailleurs souligner que nos trois processus constitutifs de la modernité ont des effets ambivalents, qu’ils sont générateurs à la fois d’opportunités et de contraintes, ce que nous devrons examiner ultérieurement.

: Nous pourrons assurément revenir sur leurs effets, mais si je vous suis bien, à vos yeux, ces trois processus se poursuivent encore aujourd’hui. 

: Je crois effectivement que nous sommes entrés dans une nouvelle phase historique de la modernité qui est en continuité avec les phases précédentes. Car, tout en admettant, comme je l’ai indiqué précédemment, que nos trois processus ont connu leur pleine mise en marche à la fin du XVIIIe siècle, nous devons néanmoins distinguer différentes phases au cours desquelles ces mêmes processus ont passablement évolué.

: Nous aborderons les caractéristiques et l’enchaînement de ces diverses phases lors de notre prochain entretien.