Entretien numéro 5

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
Les positions légitimiste et réactionnaire  

Philippe : Nous en venons aujourd’hui à la question reportée de la recherche d’une voie substitutive à notre modernité avancée. Cette question est lourde de sens à notre époque où dominent le sentiment d’absence de maîtrise et le manque de perspective. Rappelons que depuis la fin du XXe siècle, les grandes espérances, qui ont mobilisé pendant deux siècles des populations entières autour des idées de progrès et de révolution, se sont évanouies. Notre question en est également une qui suscite des opinions relativement tranchées. Louis, pouvez-vous tout d’abord nous présenter les principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle?  

Louis : Nous pouvons, je pense, distinguer cinq courants majeurs qui se sont manifesté au cours des dernières décennies. En me référant à la caractéristique fondamentale de chacun, je les qualifie respectivement de courant légitimiste, réactionnaire, catastrophiste, réformiste et gauchiste. Je vous propose de les aborder successivement. Et pour les mieux caractériser et différencier, nous pourrions les examiner dans leur version forte, étant entendu que ces courants peuvent comporter de nombreuses variantes. 

: Bien, allons-y ainsi. Qu’en est-il donc du courant légitimiste?

: Comme son nom l’indique, le courant légitimiste légitime ou justifie ce qui existe, il défend l’ordre existant. Pour en exposer l’argument essentiel, on peut se référer à un politologue américain, Francis Fukuyama. Fukuyama est cet auteur qui, au début des années 1990, dans le contexte de l’effondrement de l’URSS, n’a diagnostiqué rien de moins que la fin de l’histoire. À son avis, il y a eu de l’histoire, mais il n’y en a plus. Car le capitalisme et la démocratie libérale qui sont le résultat de cette histoire constitueraient la phase ultime du développement de l’humanité. Il n’y aurait plus rien à faire, puisque ce qui était « à faire » est déjà fait. On ne pourrait donc projeter dans l’avenir que la reconduction de l’ordre existant. On n’aurait plus rien à attendre d’autre de l’histoire. Au mieux, on pourrait espérer que toutes les sociétés atteignent un jour ce stade final. En pratique, cette première opinion, de nature néoconservatrice, est évidemment largement partagée par ceux qui profitent de l’ordre actuel, particulièrement dans les pays occidentaux. Mais elle n’est pas non plus sans lien avec les vues de certains groupes intégristes. 

P : À quels groupes pensez-vous précisément?

L : Je pense notamment aux fondamentalistes chrétiens, les sectes pentecôtistes par exemple. Même si ces sectes se réfèrent à une pré-modernité mythique, elles sont dans les faits instrumentalisées par des politiciens et de riches possédants, et défendent avec vigueur, en Occident et ailleurs, l’ordre des pouvoirs établis. En dehors des États-Unis, d’où elles proviennent, ces sectes sont particulièrement actives dans les pays les plus pauvres de la planète, que ce soit dans la Caraïbe, en Amérique latine ou en Afrique. Elles prônent simultanément une soumission à Dieu et à l’ordre existant. 

P : Voilà qui n’est pas très emballant pour celles et ceux qui souhaitent des changements permettant à ces populations de progresser. Qu’en est-il maintenant du courant que vous qualifiez de réactionnaire?

L : Ce deuxième courant milite en faveur d’un capitalisme autoritaire, favorisant un développement économique important, mais enchâssé ou maintenu dans un ordre non démocratique. Il trouve actuellement ses principaux porte-paroles en Russie et en Chine. Arrivé à la présidence de la Russie en 2000, Vladimir Poutine s’était d’abord présenté comme partisan du libéralisme économique et de la modernisation de la société russe. Ses années de pouvoir ont effectivement été marquées par un redressement économique du pays à la faveur de la manne pétrolière et gazière, mais également par une répression de l’opposition, un contrôle toujours plus étroit de la société civile et la mise au pas des médias trop indépendants. Poutine s’inscrit pleinement dans la tradition autocratique qui a prévalu pendant des siècles sous les tsars, et qui a été maintenue et perfectionnée à l’époque de l’URSS. De plus, ayant hérité d’une Russie qui a perdu la place d’acteur global qu’occupait l’URSS avant 1991, Poutine a tenté d’opérer un retour en force sur la scène internationale, intervenant dans le Caucase, en Ukraine et en Syrie.

: Ces interventions ont d’ailleurs soulevé de nombreuses critiques, puis entraîné, à partir de 2014, des sanctions de la part des pays occidentaux.

L : Tout à fait. Des critiques et des sanctions qui ont attisé une attitude de plus en plus anti-occidentale de la part de Poutine. 

P : Et qu’en est-il du côté de la Chine?

: Eh bien! Xi Jinping, le président chinois actuel, s’est lui aussi lancé dans une croisade contre les valeurs dites occidentales. En 2013, quand Xi est devenu président, non seulement la Chine était en voie de compléter son retour spectaculaire sur la scène économique mondiale, mais une démocratisation graduelle du régime et de la société semblait tout à fait possible. Selon un bon nombre d’observateurs, une partie des élites chinoises y croyaient. Le règne de la loi avait été renforcé, le système judiciaire amélioré; les réseaux sociaux encourageaient des débats publics, et certaines expérimentations de consultation et même de participation de la population étaient tolérées, pour autant bien sûr qu’elles confortaient la légitimité du Parti sans remettre en cause son monopole. Xi a stoppé toutes ces velléités de promouvoir une libéralisation progressive du système politique. Il a démantelé le système de gouvernance collective qui avait été mis en place dans l’après-Mao, et il a organisé sa mainmise totale sur le Parti, sur l’État et sur l’armée. Exaltant le sentiment national, Xi cherche non seulement à assurer à la Chine la prééminence économique et financière, mais il vise à tirer avantage de cette prééminence pour instaurer un nouvel ordre mondial. D’après ses propres dires, cet ordre suppose que soient repoussés les sept périls redoutables que sont à ses yeux la démocratie constitutionnelle occidentale, les valeurs universelles, les droits de l’homme, l’indépendance judiciaire, la société civile, la liberté de la presse et le libéralisme.

: Il semble par ailleurs que Xi Jinping fasse appel aux formidables avancées technologiques permises par la science moderne dans le but de conforter son pouvoir. 

: Absolument ! Sous la direction de Xi Jinping, le parti communiste chinois est à mettre en place un système de contrôle social recourant à l’intelligence artificielle. Fruit de l’intégration de différentes technologies numériques arrivées à maturité, l’intelligence artificielle connaît actuellement une progression spectaculaire. Or, plutôt que de l’utiliser en vue de développer le pouvoir-faire individuel et collectif des individus, le parti communiste s’en sert pour entraver leur liberté et les soumettre. Le contrôle instauré repose sur la collecte d’informations à grande échelle effectuée sur les réseaux sociaux, mais également dans l’espace public grâce à des centaines de millions de caméras de surveillance dont les images sont traitées à l’aide de systèmes de reconnaissance faciale. Sur la base des informations recueillies, on note les individus en fonction de leurs comportements, on leur accorde ou non un « crédit social » qui permet d’accéder aux services publics. 

: Ce modèle d’un capitalisme autoritaire qui refuse toute évolution politique et sociale ne risque-t-il pas de faire de nombreux adeptes ?

L : Absolument. Non seulement des gouvernements rétrogrades, comme celui de l’Arabie saoudite, se reconnaissent pleinement dans ce modèle, et vont continuer de le promouvoir. Mais, en raison de l’essor économique que le modèle en question semble favoriser, certains pays en voie de développement, où la démocratie est encore fragile et où les traditions autoritaires sont fortes, peuvent être tentés de s’en inspirer. Non seulement la Chine dispose d’énormes ressources pour influencer les choix d’autres nations, mais le capitalisme autoritaire prôné par son dirigeant rencontre tout à fait les désirs des gouvernants rétrogrades qui contrôlent désormais le pouvoir dans maint pays. À l’encontre de ce que j’ai personnellement espéré dans le passé, il semble que l’enchaînement des dynamiques sous-tendant la modernité soit en panne dans de multiples sociétés non occidentales.

: La rhétorique de Poutine et de Xi ne trouve-t-elle pas également un écho chez des partisans des extrêmes droites dans les pays occidentaux. 

: Tout à fait. Le modèle du capitalisme autoritaire s’affirme au moment même où une vague populiste touche de nombreuses sociétés occidentales. Comme on l’a vu, les populations y sont confrontées à un ensemble de problèmes reliés à une mondialisation mal maîtrisée et à des politiques désastreuses qui ont provoqué une dégradation des conditions d’emploi et des conditions de vie, ainsi qu’une montée des inégalités. L’accentuation des flux migratoires conjuguée à des difficultés d’intégration ont en outre suscité chez certains le sentiment d’une identité menacée. Exploitant les frustrations et le ressentiment, instrumentalisant la défiance à l’égard des élites et les craintes identitaires, des entrepreneurs politiques issus de l’extrême droite européenne ou de la nébuleuse républicaine américaine en appellent au peuple, exaltant la nation, prônant la discrimination et l’isolationnisme. Dans ma propre société, au Québec, le nationalisme qui a été foncièrement ouvert et progressiste depuis les années 1960 se fait craintif, sinon xénophobe, et conservateur. Défiant tout approfondissement de la démocratie, la réaction a le vent en poupe en Occident comme ailleurs.

: Voilà pour un premier examen des courants légitimiste et réactionnaire. Nous aborderons les trois autres courants idéologiques dans nos prochains entretiens.       

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