L’inscription des sociétés non occidentales dans la modernité
Philippe : Louis, lors de notre dernier entretien, nous avons abordé un certain nombre de difficultés majeures dans lesquelles nos sociétés sont empêtrées. Et nous nous sommes laissés sur la question des voies substitutives à la modernité avancée qui génère de telles difficultés. Cependant, avant d’examiner cette question, j’aimerais soulever une interrogation préalable. Jusqu’ici, notre conversation ne semble concerner que l’Occident. Mais qu’en est-il de l’accès des sociétés non occidentales à la modernité?
Louis : Je dirais d’abord qu’il vaut mieux parler d’inscription plutôt que d’accès à la modernité. Car, la modernité n’est pas un état arrêté et distinct dans lequel les sociétés peuvent ou non se trouver. C’est plutôt un procès en cours dans lequel elles peuvent ou non s’inscrire; un procès dans lequel elles peuvent d’ailleurs tout autant progresser que régresser, comme les États-Unis de Donald Trump nous le démontrent amplement. Mais revenons aux sociétés non occidentales. Peuvent-elles réellement s’inscrire dans la modernité? Et si oui, le veulent-elles? Ce n’est assurément pas parce que la modernité est issue d’une histoire singulière qu’elle n’est pas appropriable, et que ses processus constitutifs ne peuvent pas s’universaliser. Évidemment, il n’y a pas d’automatisme. Or, l’Occident, premier à s’inscrire dans la modernité, n’a pas vraiment favorisé son appropriation par les sociétés non occidentales. Sans doute, l’Occident n’a pas eu historiquement le monopole de la violence, de la conquête et de la domination, mais son hégémonie planétaire est une première, et sa mainmise sur le monde a été et est toujours très pesante.
P : Néanmoins, les trois processus constitutifs de la modernité ne sont-ils pas effectivement en voie de s’universaliser?
L : Je pense, en effet, que du fait de l’accélération de la mondialisation, la plupart des sociétés sont aujourd’hui plus ou moins engagées dans ces trois processus. Sur le plan économique, l’esprit du capitalisme se diffuse rapidement par le monde et les techniques de production, de gestion et d’échange, basées sur le développement scientifique, deviennent graduellement le patrimoine de l’humanité. Du point de vue politique, l’État-nation comme régime de souveraineté territoriale et mode d’organisation s’est généralisé à l’échelle du globe tandis que les principes d’État de droit et d’État démocratique sont défendus par de nouvelles générations d’intellectuels et de militants œuvrant dans des organisations de défense des droits humains, des groupes de femmes et d’autres associations. Ces processus économiques et politiques entraînent de nombreux changements : industrialisation, urbanisation, scolarisation, et ainsi de suite. Ils affectent l’ensemble de l’existence collective. Ils modifient les façons de voir, les valeurs et les attitudes existantes, stimulant l’individualisation et redessinant les sociétés civiles.
P : Mais tous ces bouleversements ne suscitent-ils pas des résistances et des oppositions?
L : Tout à fait. Comme ils introduisent les principes de liberté et d’égalité dans les rapports sociaux, dont les rapports entre hommes et femmes, ou entre jeunes et aînés, ces changements mettent en cause les valeurs et les identités en usage et menacent les pouvoirs existants. Dans un tel contexte, certains diabolisent la modernité, ou tout au moins la refusent, sous prétexte qu’elle est essentiellement de nature occidentale. Ces opposants sacralisent les traditions, et les reformulent au présent, afin de s’en servir comme barrage, et de sauvegarder leurs pouvoirs et leurs privilèges. Rappelons que l’Occident a connu un phénomène analogue de résistance à l’établissement de l’ordre moderne avec le fascisme. Le fascisme prétendait en effet revenir à l’ordre traditionnel et prônait la suprématie du groupe, l’obéissance et le dévouement, contre l’individualisme, les droits et la démocratie. Et il en est des fondamentalismes actuels comme il en a été des fascismes : leur emprise est d’autant plus puissante que sont grandes les angoisses des populations heurtées par la rapidité et la brutalité des mutations qu’elles subissent.
P : Malgré les résistances et les oppositions, et les reculs temporaires, peut-on imaginer que l’inscription des sociétés non occidentales dans la modernité va se poursuivre?
L : C’est tout à fait possible. Car si elle n’a rien d’automatique, cette inscription répond néanmoins aux motivations de multiples acteurs. Les États cherchent pour leur part à relever les défis posés par les puissances occidentales qui exercent une hégémonie planétaire depuis plus de deux siècles. De leur côté, les populations aspirent à un développement qui permet d’améliorer leur niveau de vie ainsi qu’à un État de droit qui assure le respect de leurs droits et libertés. Enfin de nouvelles générations de femmes, de jeunes, et d’intellectuels militent pour des avancées démocratiques. Cependant, la nature concrète et le rythme de cette inscription dans la modernité dépendent pour chaque société des caractéristiques acquises au cours de son parcours historique. Ils dépendent aussi des circonstances dans lesquelles chaque société a été confrontée à la modernité. À cet égard, on ne saurait, par exemple, confondre les situations des sociétés asiatiques, latino-américaines, arabo-musulmanes et subsahariennes.
P : Pouvez-vous illustrer ces différences?
L : La majeure partie des pays qui sont aujourd’hui engagés dans une dynamique d’émergence économique et qui connaissent les plus forts taux de croissance se trouve en Asie, entre autres dans les deux nations les plus peuplées du monde. La Chine et l’Inde ont en effet réussi une entrée spectaculaire dans la mondialisation. Si le volontarisme des gouvernements y a été efficace, c’est que, comme dans maints autres endroits en Asie, il a pu prendre appui sur d’importants acquis historiques : des bureaucraties d’État millénaires, d’anciennes pratiques marchandes toujours vivantes, des populations disciplinées, des systèmes éducatifs séculaires, et ainsi de suite. Ces acquis ont permis aux gouvernements de profiter des opportunités offertes par la mondialisation actuelle pour engager leurs pays dans une dynamique d’essor économique. Et, comme on a pu le voir en Corée du Sud ou à Taïwan, par exemple, cet essor économique peut engendrer à terme des changements sociaux et politiques, particulièrement par le biais de la naissance et de l’affirmation d’une société civile.
P : Et qu’en est-il de la situation des sociétés dans les trois autres régions mentionnées?
L : Proche de l’Europe, l’Amérique latine a adhéré très tôt aux institutions et aux valeurs modernes. Pourtant, cette adhésion est demeurée purement verbale pendant longtemps, et même jusqu’à aujourd’hui dans le cas de la majorité des pays d’Amérique centrale, à l’exception du Costa Rica. Les structures sociales fortement inégalitaires qui ont perduré depuis la conquête ont longtemps empêché une véritable émergence économique. Et, dans plusieurs cas, des luttes acharnées continuent de provoquer une alternance entre régimes politiques populistes et régimes politiques autoritaires. Si l’on se tourne vers l’Afrique du Nord et le Moyen-Orient, on découvre que les traumatismes subis de la part d’un Occident dominateur y ont laissé des marques durables. Cela explique sans doute le fait que ce soit dans cette région que la mise en cause des valeurs et des identités en usage par les transformations en cours suscite le plus d’oppositions et de résistances à la modernité. Et c’est vraisemblablement là aussi que ces oppositions et ces résistances sont le plus instrumentalisées par les pouvoirs existants. Enfin, en Afrique subsaharienne, l’émergence économique pose des défis gigantesques à des sociétés qui, hier encore, et pour des raisons historiques, étaient peu développées.
P : On peut imaginer que dans les sociétés non occidentales, les processus constitutifs de la modernité présentent ou vont présenter des caractères particuliers.
L : Certainement. Mais cela est aussi vrai des sociétés occidentales. Il n’y a pas une modernité, mais des modernités. Entre les États-Unis, la France, le Canada et la Suède, par exemple, quatre pays inscrits dans la modernité, les modes d’organisation et de fonctionnement économiques et politiques ainsi que les rapports sociaux varient énormément. Ces variations tiennent aux différences culturelles, mais également aux choix opérés face aux contradictions inhérentes à la modernité.
P : Le fait d’appréhender la modernité comme un ensemble de processus permet donc d’envisager sa reconstruction ou sa réinvention dans les sociétés non occidentales. Mais les trois processus évoluent-ils de la même façon?
L : Non. Un examen du parcours suivi par les pays qui se sont inscrits dans la modernité démontre que, même s’ils sont sur le long terme l’objet d’un co-développement, les processus constitutifs de la modernité ne s’engagent pas tous de la même manière et n’évoluent pas tous à la même vitesse. Il ressort que la formation d’un État apte à gouverner vient en premier. Le développement économique ne saurait en effet s’enclencher sans l’action délibérée d’un État capable d’élaborer une vision stratégique et de la faire partager, de créer des dispositifs de concertation et de coordination entre les principaux acteurs économiques et sociaux, et d’établir des systèmes d’incitations, à savoir des subventions, un accès facilité au crédit, à la terre et au travail, une protection commerciale, etc. En retour, le développement économique engendre des changements sociaux comme l’industrialisation, les mouvements de main-d’œuvre, les déplacements de population, l’urbanisation, et l’éducation. Ces changements bouleversent les modes de vie, les mentalités et les rapports de solidarité et favorisent par conséquent l’individualisation des rapports sociaux ainsi que l’émergence et la consolidation d’une société civile, deux éléments qui vont potentiellement pousser à la démocratisation de l’État.
P : En définitive, nous sommes loin de connaître toute la variété des modulations que les processus constitutifs de la modernité pourront emprunter dans l’avenir.
L : Effectivement. Et ce, non seulement en raison des différences culturelles et civilisationnelles qui participent à réinventer ces processus. Mais également du fait que les contradictions inhérentes à la modernité, continuant à jouer et à s’accumuler, vont assurément susciter des transformations imprévisibles.
Quid de la place de la justice dans ces fragiles modernités ?
Il me semble que sa place et le fait que de nombreux acteurs (société civile, élus, polices, entreprises, administrations, etc.) « croient » et ont de + en + recours en la justice et respectent (plus ou moins) son autorité contribuent à consolider la modernité. Je parle d’une justice indépendante, outillée, formée, accessibles à différentes échelles territoriales, et qui permet un équilibre (et une séparation) des pouvoirs et un respect des principes (présomption d’innocence, droit à la défense, droit à un procès équitable, réparation, proportionnalité des peines, droit à un rejugement en appel, etc.).
En France, un des débats porte sur l’insuffisance de l’indépendance des procureurs (qui ne sont pas élus comme aux Etats-Unis mais qui sont fonctionnaires) et sur le Conseil d’Etat qui est à la fois conseil du gouvernement (sur les projets de loi) et juge suprême des actes administratifs du gouvernement et des autorités locales. Ces confusions françaises sont contraires au droit européen qui est plus « moderne » mais plus théorique et éloigné pour beaucoup..
Samuel,
La mise en place d’un État de droit est en effet au coeur des processus constitutifs de la modernité. Elle se fait souvent par étapes, qui tiennent aux rapports de force existant. On le voit bien en Chine actuellement. L’État y accorde et respecte un certain nombre de droits pour les entreprises, sinon les capitaux et les entreprises fuiraient. Mais les timides droits humains qui avaient été reconnus il y a quelques années sont aujourd’hui baffoués. Et la justice n’y jouit d’aucune indépendance. D’autres régions du monde, l’Afrique subsaharienne par exemple, connaissent heureusement certaines avancées.