Entretien numéro 9

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Une voie substitutive à la modernité avancée?
L’irréalisme et la nocivité de la voie révolutionnaire  

Philippe : Depuis le début de nos entretiens, nous nous sommes interrogés d’abord sur la nature de nos sociétés actuelles, puis sur leur évolution prévisible. Concernant cet avenir, nous avons examiné tour à tour les principales positions qui s’opposent au regard d’un passage à un nouveau type de société. Nous avons ainsi considéré successivement le courant légitimiste, aux yeux duquel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui prône un capitalisme sans démocratie, le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle, et le courant réformiste qui promeut un développement durable permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Nous nous sommes enfin penchés sur le courant gauchiste qui cherche à enclencher dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un nouveau type de société, un nouvel ordre humain. Lors de notre dernier entretien, vous avez, Louis, fait la critique de cet objectif que vous jugez irréaliste. Suivant votre suggestion, nous allons aujourd’hui scruter la voie que les gauchistes se proposent d’emprunter. Louis, que pensez-vous de cette voie?

Louis : Eh bien! cette voie, qui est volontariste, m’apparaît non seulement, elle aussi, irréaliste, mais extrêmement néfaste. En fait, les gauchistes continuent la tradition révolutionnaire qui se perpétue depuis plus de deux siècles; une tradition marquée par l’impatience et l’affirmation de la toute-puissance du désir. Or, si la volonté est le ressort de l’action, seule une volonté fondée sur le possible peut faire advenir ce possible. Aussi, la volonté de changement des révolutionnaires s’est-elle le plus souvent engagée dans des processus qui ont été des échecs. C’est sans doute la Révolution française qui a été à l’origine du paradigme révolutionnaire moderne. Peu après ses débuts, cette révolution s’est radicalisée. L’objectif d’instituer l’État de droit et l’égalité devant la loi a été rapidement dépassé, et les révolutionnaires se sont fixés des buts inaccessibles, cherchant à opérer une rupture complète et définitive avec le passé et à instaurer une liberté et une égalité parfaites.  Devant les difficultés à atteindre de tels buts, les révolutionnaires ont dérivé vers la terreur. Depuis ses débuts, la Révolution était empreinte d’une culture de violence. La légitimation et l’exacerbation du sentiment d’une juste revanche des opprimés contre les nobles avaient provoqué des actions collectives brutales et des massacres. Mais avec la Terreur, qui a prévalu en 1793-1794, la violence est devenue un mode de gouvernement.

P : La terreur était-elle inévitable?

L : Un débat sur cette question s’est engagé dès la chute de la dictature jacobine. La Terreur était-elle une conséquence fatale de la politique révolutionnaire ou n’était-elle due qu’à un concours de circonstances exceptionnelles et imprévisibles, comme une contre-révolution acharnée ou l’encerclement de la République? Pourtant, il apparaît assez évident que le fait de soulever la haine et de justifier l’exclusion d’une catégorie de gens a enclenché une spirale de violence, qui s’en est allée de terreur en terreur. C’est ainsi que la période qui a succédé à la grande Terreur a connu un déchaînement de la passion vengeresse à tous les niveaux où la violence et la répression terroristes s’étaient exercées, partout où la Terreur avait provoqué l’accumulation des ressentiments et des haines. Les passions revanchardes perdureront jusqu’à ce que Napoléon les contienne pour un temps. Mais l’Empereur y parviendra en étendant à tout l’espace européen la dérive révolutionnaire et ses violences. Et les peuples européens subiront de plein fouet le nationalisme martial et l’esprit de conquête qui coexistait avec l’enthousiasme révolutionnaire.

P : Finalement, la Révolution française sera non seulement extrêmement violente, mais elle se soldera par un échec.

L : En effet. Les dix années de révolution, de 1789 à 1799, ont débouché sur l’Empire napoléonien, qui sera lui-même suivi de la Restauration de la monarchie et du Second Empire. Ce ne sera finalement que dans les années 1870 – 1880 que sera instaurée en France une véritable démocratie libérale. Certains, dont le philosophe Kant, ont cru que de nouvelles expériences révolutionnaires allaient dans le futur permettre à l’humanité d’éviter les dérapages et de progresser vers le meilleur. Or, si la révolution s’est imposée pour longtemps comme paradigme, elle n’a favorisé ni apprentissage ni progrès. Elle a plutôt été source de violences, d’échecs et de régressions sans fin. La Révolution française a légué un modèle d’action politique qui présuppose qu’un petit groupe de révolutionnaires peut enclencher un renouvellement radical qui touche toutes les dimensions de la vie d’une société. Ce modèle valorise évidemment la violence en politique puisque pour en finir définitivement avec le passé, l’action violente est nécessaire et inévitable.

P : Ce modèle d’action sera donc adopté au cours du XXe siècle par de nombreux mouvements révolutionnaires.

L : Oui, et ce sera sans doute le léninisme qui l’incarnera au mieux, quoique les fascismes et le nazisme l’aient également mis en pratique. Le léninisme va réactiver et fortifier le caractère apocalyptique et messianique du marxisme, renforçant l’idée qu’il ne saurait y avoir de progrès par amélioration de l’ordre existant, mais qu’une rupture créatrice d’un monde entièrement nouveau est nécessaire. Dans les faits, la révolution russe a accouché d’un régime monstrueux et qui a laissé bien peu d’acquis sur lesquels reconstruire. En définitive, aucune intervention arbitraire, guidée par les seules raisons subjectives, n’a jamais permis d’atteindre un idéal non plus que de réaliser un projet de changement. 

: Au total, on ne trouve donc, selon vous, aucune révolution qui aurait atteint ses objectifs.

L : La révolution américaine peut sembler une exception, mais elle était loin de l’improbable. Au-delà de la lutte d’indépendance réussie à l’égard de la Grande-Bretagne, la révolution américaine fût avant tout une réforme institutionnelle fondée sur la continuité d’une expérience historique de plus de cent-cinquante ans. Par conséquent, contrairement aux Français de 1789, les Américains jouissaient de conditions propices à l’innovation démocratique; les Treize colonies anglo-américaines constituaient des sociétés neuves nées de la volonté de s’associer, et où régnaient des libertés communales locales et une certaine égalité des conditions, pour ce qui concernait les Blancs, bien sûr. Plus généralement, on peut dire que les quelques changements fondamentaux qu’ont connus les sociétés dans l’histoire ont tous été de l’ordre de processus s’étalant dans le temps et non d’événements singuliers. Les véritables révolutions se sont opérées sur des siècles, voire des millénaires.   

P : Alors, que peut-on espérer? Quelle action peut-on mener dans le contexte actuel?

L : Renoncer au paradigme révolutionnaire et reconnaître les limites de notre action dans l’histoire ne signifie pas s’abstenir d’agir non plus que cesser d’espérer. Mais plutôt que de viser de façon illusoire l’émergence d’un ordre totalement nouveau, il nous faut savoir inscrire notre action dans la lucidité. S’il n’est pas réaliste d’envisager pour l’instant le dépassement du capitalisme, il est par ailleurs concevable de parvenir à le domestiquer, comme les pays développés ont réussi à le faire sur le plan national, dans la seconde moitié du XXe siècle, en instituant un État social régulateur. Il s’agit aujourd’hui de trouver les mesures qui permettent de l’assujettir dans un contexte d’économie mondialisée. Avec les réformistes, nous pouvons assurément lutter pour la mise en place de conditions permettant de passer à une nouvelle phase de la modernité, une phase fondée sur un développement durable. Malgré les obstacles considérables qui se dressent devant nous, et au-delà de certains reculs temporaires, on peut parfaitement envisager que s’opère ce passage qui pourrait favoriser à terme la transition vers un type de société qui répondrait davantage à notre aspiration à la liberté et à l’émancipation, tout autant individuelle que collective. 

: Vous demeurez optimiste. Pourtant, notre monde ne nous offre-t-il pas plus de raisons de désespérer que d’espérer? Les déséquilibres économiques, annonciateurs de crises, continuent à s’accentuer. La plupart des États poursuivent leur pratique d’austérité, malmenant le tissu social et économique de leurs sociétés, élargissant et amplifiant les inégalités. Enfin et surtout, les dégâts écologiques qui s’accroissent sont à même de mettre en danger la planète. 

: Il faut se méfier d’un déterminisme selon lequel ces différents phénomènes devraient immanquablement se poursuivre. Si les tendances lourdes de nature économique et politique qui sont à leur source se manifestent effectivement, elles ne sont pas sans susciter des contre-tendances, qui sont en mesure de les réfréner ou de les infléchir. L’avenir est incertain et, dans une certaine mesure, imprévisible. Il demeure partiellement ouvert car on ne saurait prédire ce que les humains feront. D’où l’importance de mener le combat sur le plan des idées afin de leur proposer une interprétation de la situation fondée et convaincante et des raisons d’agir. C’est ce qu’ont cherché à faire au XXe siècle tout autant les sociaux-démocrates que les néolibéraux, les premiers en vue d’instituer un État social, les seconds en vue de l’abolir. C’est également ce que cherchent à faire les cinq courants que nous avons analysés, qui sont autant de discours idéologiques. 

: Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur cette question des idéologies, et d’une manière plus générale sur la nature et les fondements de l’espérance qui pourrait aujourd’hui nous animer. 

3 réponses sur “Entretien numéro 9”

  1. Entretien plutôt décevant car il raccourcit trop et jette le bébé révolutionnaire avec l’eau du bain. Il laisse en plus entendre que le réformisme serait compatible avec une dictature « douce » de type napoléonienne.

    Il est faux de dire que la révolution française n’a favorisé ni apprentissage ni progrès.Ce fût un laboratoire politique avec des résultats encore en vigueur aujourd’hui.
    La France, et d’autres pays, ont par exemple harmonisé leurs poids et mesures (mètre, kilogramme). La déclaration des droits de l’homme et du citoyen (du 26/08/1789), l’abolition des privilèges (04/08/1789), la présomption d’innocence, la proclamation de la République, l’écriture d’une Constitution par une Constituante, l’abolition des droits seigneuriaux, une fixation du prix du pain par la loi (29/09/1793), ou le mariage laïque (et non plus obligatoirement religieux) gardent, encore aujourd’hui, leur importance et ont inspiré et inspirent encore d’autres pays (comme la Tunisie).

    Il est vrai que la révolution française n’a pas abouti à des démocraties comme celles disponibles aujourd’hui et que la Terreur fait parti de l’histoire révolutionnaire. Mais c’est un raccourci dommageable que de condamner toute la révolution sans en voir les avancées durables.

    1. Samuel,
      Je comprends ta réaction. Je sais que cette question a été et est toujours l’objet de débats assez houleux en France. Et il est vrai que le format d’entretiens que j’ai choisi ne permet pas d’apporter toutes les nuances nécessaires. Je suis d’accord sur l’intérêt qu’a présenté la Révolution à ses tout débuts (déclaration des droits, abolition des privilèges, etc.) et sur l’importance qu’ont eu par la suite ces acquis en France comme ailleurs dans le monde. Mais je pense que les choses ont rapidement dérapé et que la Révolution a été dans les faits un échec dont la France a mis de nombreuses décennies à se remettre, sans oublier les maux que la France révolutionnaire et napoléonienne a fait subir aux peuples européens. Je considère également que le paradigme que la Révolution a laissé en héritage a eu un impact très négatif sur de nombreuses luttes qui ont été engagées par différents peuples dans les deux siècles qui ont suivi. C’est cette critique qui m’apparaît aujourd’hui la plus importante à partager.

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