Quelques questions adressées aux réformistes
Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, nous avons procédé à l’examen de trois des principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle. Nous avons ainsi considéré le courant légitimiste, selon lequel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui milite pour un capitalisme sans démocratie, et le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle. Nous avons également abordé le courant réformiste qui vise l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable, un modèle permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Et nous nous sommes laissés sur une série de questions suscitées par un tel projet, la première étant la suivante : comment les réformistes pensent-ils engager les sociétés dans un nouveau modèle de développement?
Louis : Les réformistes misent sur l’État démocratique qu’ils comptent rétablir dans sa fonction de régulateur social et économique. L’État dispose pour ce faire d’importants moyens d’intervention en matière de persuasion, d’incitation et de réglementation. Par l’information, l’État peut amener les citoyens à partager certaines préoccupations et les convaincre de s’attaquer à certains problèmes. Il est le seul à pouvoir réunir l’ensemble des acteurs économiques et sociaux afin de tracer, en concertation, une perspective de développement cohérente dans laquelle chacun puisse se retrouver en adoptant librement ses propres stratégies. L’État peut aussi instaurer des incitations financières sous la forme de taxes. Une taxe carbone, par exemple, qui envoie un signal-prix aux producteurs et aux consommateurs en augmentant le prix de certains produits proportionnellement aux émissions de dioxyde de carbone engendrées par leur production ou leur utilisation, favorisant ainsi les produits induisant le moins d’émission. L’État peut également accorder des subventions et des allocations de prêts à long terme et à bas taux d’intérêt aux collectivités locales, aux entreprises ou aux ménages afin de leur permettre d’investir dans des aménagements et des produits plus écologiques. L’État peut enfin utiliser son pouvoir légitime de contrainte, puisqu’un bon nombre de pratiques doivent être tout simplement proscrites.
P : Une telle orientation ne présente-t-elle pas un danger de despotisme ou d’autocratie bureaucratique?
L : Pour les réformistes, il ne s’agit pas de tout réglementer, mais de trouver le meilleur compromis possible entre la régulation de contrôle et la régulation spontanée, sachant que ce compromis est constamment à revoir selon le niveau de conscience de la population et les forces en présence. De façon plus générale, il n’est pas question pour eux d’aller vers un État qui prétende administrer sa société. Ils sont conscients que l’on ne saurait se passer des marchés pour coordonner les actions de millions d’individus; l’expérience soviétique a été à cet effet suffisamment éloquente. L’État n’a pas à se substituer aux autres acteurs : aux collectivités locales, aux groupes et associations de la société civile, aux entreprises coopératives et privées, aux consommateurs. Mais il doit les mobiliser, soutenir leurs initiatives et faciliter leurs relations mutuelles, particulièrement celles entre le patronat et les syndicats. L’État doit chercher à dégager des consensus permettant de solutionner les conflits par la négociation plutôt que par la confrontation. Avec les autres acteurs économiques et sociaux, l’État doit favoriser l’émergence d’une culture du compromis, à la façon dont les pays scandinaves ont réussi à le faire.
P : Les pays scandinaves ont la chance d’être dotés d’une telle culture politique. Mais qu’en est-il des autres pays? Peut-on imaginer, par exemple, une France ouverte aux compromis plutôt qu’à la confrontation? Après tant d’autres évènements, le mouvement des « Gilets jaunes » ne vient-il pas d’en démontrer l’impossibilité?
L : Attention! Une culture politique ne renvoie ni à un fait de nature ni à un modèle forgé ex nihilo. Elle tient à des contextes historiques précis dans lesquels certains modèles d’interactions se sont constitués et se sont ensuite stabilisés en modèles culturels. La culture politique n’est pas un phénomène statique. Si la culture politique qui prédomine dans une société donnée oriente, légitime et régule les pratiques politiques et les rapports de force qui s’y trouvent, elle ne leur demeure toutefois pas inaccessible. Elle trouve au contraire en eux son origine et peut toujours être transformée par eux. Précisons également qu’une culture du compromis n’implique aucunement que les syndicats ou les forces populaires doivent oublier leurs revendications, mais bien qu’ils se dotent de stratégies réalistes, progressives et efficaces. En France même, on trouve des syndicats, la Confédération française démocratique du travail par exemple, qui privilégient une telle approche. L’histoire récente du Québec démontre la possibilité de transformer en profondeur une culture politique. Nous pourrons à l’occasion en reparler.
P : Mais les autres acteurs ont-ils eux intérêt à collaborer? Est-il réaliste, par exemple, d’imaginer que les capitalistes vont accepter de jouer le jeu?
L : Il ne s’agit évidemment pas de verser dans l’angélisme. Mais on peut pourtant discerner des zones où l’accord est possible. D’une part, il n’y a pas un capital, mais des capitaux divers dont les intérêts sont variés. Ainsi, les fabricants des technologies vertes réagissent assurément autrement que les producteurs de pétrole face à l’enjeu d’une économie « décarbonée ». D’autre part, il est des préoccupations communes à toutes les entreprises – dont, en tout premier lieu, le bon fonctionnement de l’économie – qui peuvent favoriser l’établissement de compromis avec l’ensemble des acteurs sociaux. On a pu le constater tout récemment à l’occasion de la lutte contre la pandémie du coronavirus. Dans un certain nombre de pays, on a vu l’ensemble des acteurs socioéconomiques appuyer fortement les mesures audacieuses prises par leurs États en vue de réduire les coûts humains, économiques et financiers de cette pandémie. Le leadership dont ont fait preuve les gouvernements concernés a permis aux populations de redécouvrir l’importance de l’État. Les mesures visant à apporter une aide budgétaire aux personnes et aux entreprises touchées ont été multiples et coûteuses : allocation de revenus aux individus, financement des salaires, exonération fiscale, garantie sur les emprunts, injection de capitaux, etc.
P : De telles mesures ont évidemment occasionné des déficits budgétaires importants. Cela soulève la question des ressources dont dispose l’État.
L : Effectivement! Pour pouvoir jouer son rôle, l’État doit s’en donner les moyens. L’État peut toujours chercher à améliorer l’organisation et le fonctionnement du secteur public. Plusieurs gouvernements prétendent d’ailleurs remobiliser des ressources de cette manière. Pourtant, les efforts déployés depuis plus de trente ans dans le cadre des réformes administratives axées sur le Nouveau management public en ont démontré les limites. Les gains réalisés dans la qualité des services et l’efficacité de l’action se traduisent rarement en économies substantielles. Comme je l’ai souligné antérieurement, la capacité d’agir de l’État passe plutôt par les impôts, par l’instauration d’une fiscalité progressive, introduisant une augmentation forte du taux marginal supérieur de l’impôt sur le revenu et sur la propriété.
P : Mais, dans le contexte de mondialisation qui est le nôtre, un État peut-il véritablement adopter seul de telles pratiques?
L : Non. Il est évident, par exemple, que la lutte contre l’évasion fiscale implique une collaboration internationale, entre autres, un échange de renseignements entre pays. Et, plus globalement, du fait de notre appartenance commune à la même planète, l’inscription dans un modèle de développement fondé sur le développement durable suppose un nouvel ordre international. Il faut que les vieilles puissances et les nouvelles puissances émergentes s’entendent sur l’adoption de règles communes sur les plans social et environnemental, et il faut que ces puissances soutiennent les pays les moins avancés afin que ces derniers puissent eux aussi respecter ces règles. À cet égard, les réformistes tablent sur un multilatéralisme adapté à la situation politique internationale actuelle; soit un multilatéralisme qui serait à la fois débarrassé des distorsions issues de la domination bicentenaire de l’Occident, inclusif des plus petits joueurs, et respectueux des différences politiques et culturelles. La gestion en commun des biens publics mondiaux pose assurément de sérieux défis, mais il existe des précédents; des pratiques de coopération efficaces ont été développées au fil du temps dans de nombreux domaines tels que l’énergie, la sécurité nucléaire, la sécurité aérienne et la santé.
P : Au total, les nombreux changements que suppose l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable soulèvent des défis redoutables, de nature sociale, économique et politique; des défis qui se posent tout autant sur le plan national qu’international. Est-ce vraiment réaliste de penser pouvoir relever ces défis alors que la démocratie est en recul un peu partout? La voie réformiste est-elle aujourd’hui encore possible? Et puis, dispose-t-on du temps nécessaire pour poursuivre dans cette voie alors que les changements climatiques s’emballent?
L : Pas plus que qui que ce soit, je ne saurais garantir que la voie réformiste est possible, et je suis moi-même de plus en plus alarmé par les menaces qui s’affirment du fait de nos tergiversations. Mais je crois simplement qu’il n’y a pas d’alternative à la voie réformiste. C’est d’ailleurs tout le sens de ma critique du cinquième et dernier courant. Car les partisans du gauchisme prétendent, eux, pouvoir résoudre les contradictions dans lesquelles nos sociétés sont enlisées en enclenchant dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un nouvel ordre humain.
P : Cette critique du courant gauchiste sera au cœur de notre prochain entretien.