Une voie substitutive à la modernité avancée?
Le « donquichottisme » des gauchistes
Philippe : Au cours de nos derniers entretiens, nous avons examiné quatre des principales positions qui s’opposent au regard d’une substitution à la société actuelle. Nous avons ainsi considéré successivement le courant légitimiste, aux yeux duquel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, le courant réactionnaire qui prône un capitalisme sans démocratie, le courant catastrophiste qui préconise la décroissance et tend à refuser tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle, et le courant réformiste qui promeut un développement durable permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement. Il nous reste à nous pencher sur le cinquième et dernier courant, le gauchisme. Louis, à la toute fin de notre dernier entretien, vous avez affirmé d’emblée qu’à vos yeux le gauchisme ne constitue aucunement une alternative crédible au réformisme.
Louis : Je le pense. Rappelons que les partisans du gauchisme prétendent pouvoir résoudre les contradictions dans lesquelles nos sociétés sont enlisées en enclenchant dès maintenant des transformations radicales permettant de faire émerger promptement un tout autre type de société, un nouvel ordre humain. Je crois qu’ils s’illusionnent tout autant sur l’objectif qu’ils visent que sur la voie qu’ils comptent poursuivre pour y arriver.
P : Débutons donc avec la critique de l’objectif visé par le gauchisme.
L : Le passage d’un type de société à un autre n’est pas une question simple, et je crois qu’il est avisé de nous référer au passé pour mieux saisir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Nous pouvons, je pense, distinguer quatre grands types de société ou ordres humains que l’humanité a connus dans l’histoire. Ces quatre ordres humains se différencient aux plans économique, sociopolitique et idéologique. Si on remonte dans le temps, on retrouve des humains comme vous et moi depuis environ 50 000 ans. Bien sûr, les Homo sapiens existent depuis quelque deux cent mille ans, et il y a eu d’autres espèces humaines auparavant. Mais ce n’est qu’à la suite d’une longue évolution que les Homo sapiens ont disposé de capacités langagières, réflexives et technologiques suffisamment développées et ont formé des ensembles socioculturels clairement délimités.
P : Et sur cette période de 50 000 ans, quatre ordres humains différents se seraient succédé. Quels sont-ils?
L : Le premier, l’ordre primitif, s’est étendu sur de nombreux millénaires. Les humains, regroupés dans des bandes constituées de quelques familles, y vivaient de chasse et de cueillette. Nomades, ils ne connaissaient ni l’accumulation de richesse, ni la hiérarchie sociale, ni la domination politique. Le deuxième ordre, l’ordre néolithique, émerge à partir de 12 000 ans avant notre ère. Il voit des populations se sédentariser, puis s’adonner à l’agriculture et à l’élevage et se stratifier sur la base de la richesse accumulée. Le troisième ordre, l’ordre prémoderne, se dégage à partir de 4 000 ans avant notre ère, alors que se développent des « civilisations urbaines » divisées en classes et organisées en États. Enfin, comme on l’a vu, l’ordre moderne s’affirme à partir de 1 800 de notre ère, et repose sur la conjonction des trois processus que nous avons exposés, soit la formation et la démocratisation d’États-nations, l’essor d’une économie capitaliste et l’individualisation des rapports sociaux couplée à l’émergence d’une société civile.
P : Si l’on en revient maintenant à notre question de départ concernant le passage d’un type de société à un autre, que peut-on apprendre de cette évolution?
L : Eh bien! le principal enseignement que l’on peut en tirer, c’est que pour comprendre les transitions entre les différents ordres humains, il nous faut considérer deux choses : considérer, d’abord, les divers types d’économie qui ont été à la base de ces différents ordres; considérer, ensuite, les facteurs de nature culturelle et environnementale, mais également technique qui ont fait en sorte que ces divers types d’économie ont pu se constituer. Pour illustrer, prenons comme exemple le passage de l’ordre primitif à l’ordre néolithique. Il est manifeste que ce passage a été permis par le niveau de développement culturel atteint par les humains ainsi que par des changements environnementaux. C’est, en effet, après la dernière période glacière, que certaines régions, libérées des glaciers et rendues plus hospitalières à une diversité du vivant, ont offert aux hommes préhistoriques une abondance de ressources pouvant favoriser la sédentarisation; en outre, ces ressources étaient constituées de plantes et d’animaux qui étaient en quelque sorte préadaptés à la domestication. Toutefois, ce passage de l’ordre primitif à l’ordre néolithique n’a été concrètement enclenché que par la mise au point de nouvelles techniques; d’abord les techniques nécessaires à la conservation alimentaire sur une grande échelle, à savoir le fumage ou le séchage des poissons, l’ensilage des grains et l’utilisation de meules permettant de les broyer, etc.; puis les techniques liées à l’agriculture et à l’élevage.
P : C’est donc à travers un tel processus que la majorité des sociétés se seraient inscrites dans le néolithique?
L : Tout à fait. À partir du moment où certaines régions leur en ont offert la possibilité, la majorité des populations de chasseurs-cueilleurs se sont sédentarisées et ont développé, ou emprunté à d’autres populations, des pratiques de conservation puis de domestication qui ont permis une croissance démographique et une accumulation de richesses. Le néolithique émerge d’abord au Proche Orient, plus tard en Chine, puis en Amérique précolombienne. À partir de ces foyers, il y a eu contamination : on s’est sédentarisé là où l’environnement naturel le favorisait. Et graduellement, l’accumulation de richesses a transformé les systèmes sociaux et symboliques. Car les inégalités sont apparues, des inégalités qui tenaient souvent au départ à des conditions matérielles : ceux qui avaient plus d’enfants ou de meilleurs champs accumulaient davantage. Les changements ont été très graduels, car les résistances étaient fortes. Mais les rapports politiques vont tout de même se transformer. On était encore loin de l’État, mais le chef de village pouvait dorénavant jouer au chef, alors qu’il n’exerçait qu’une fonction de médiateur dans la société primitive.
P : Les autres transitions vont-elles tenir à des facteurs du même ordre?
L : Absolument! L’ordre prémoderne reposera lui aussi sur l’utilisation de nouvelles techniques : les métallurgies du bronze et du fer, la roue, la charrue, le harnachement des bœufs puis du cheval, l’irrigation à grande échelle, la construction en dur, le bateau à voile, etc. Ces diverses techniques ont été le plus souvent mises au point par des populations vivant dans de riches vallées alluviales creusées par des cours d’eau comme le Tigre, l’Euphrate, le Nil, le fleuve Jaune, l’Indus ou le Gange. Elles ont permis de développer une agriculture intensive, une agriculture qui fournit des rendements beaucoup plus élevés. Et cette prospérité a favorisé le processus d’urbanisation et d’unification politique qui a rendu possible la fondation de royaumes et d’empires et suscité des développements techniques, économiques, militaires, intellectuels, artistiques et religieux majeurs. Quant à l’ordre moderne, il va sans dire que l’économie industrielle qui le soutient est le fruit d’une culture d’ingénierie qui applique la science à la production, aux transports et aux communications.
P : Selon vous, le changement technique a donc joué un rôle primordial dans la succession des divers types d’économie que l’on a connus, à savoir l’économie de chasse et de cueillette, l’économie agricole extensive puis intensive, et l’économie industrielle. Et ce sont ces différents types d’économie qui ont eux-mêmes été à la base des différentes formes d’organisation sociale que l’humanité a connues. Une telle conception de l’importance des types d’économie et de l’impact du changement technique n’est-elle pas comparable à la théorie de Marx?
L : De fait, Marx accorde la priorité à l’évolution des forces productives. Il comprend l’histoire comme la succession des modes de production, et, pour lui, seul un avancement majeur des forces productives peut entraîner un changement de mode de production. C’est ainsi qu’à ses yeux, le développement des forces productives est une condition pratique absolument indispensable à la création d’une société socialiste, à savoir une société d’abondance et de liberté dans laquelle l’activité des humains n’est plus essentiellement engagée dans la production. C’est pour cette raison qu’il considérait le capitalisme comme une étape inévitable; en raison de la tendance du capital à augmenter les forces productives et à diminuer au maximum le travail nécessaire dans le but de maximiser le profit. C’est également pour cela que Marx qualifiait de « donquichottisme » les tentatives utopiques de création d’une société sans classe alors que les conditions matérielles nécessaires ne sont pas réunies.
P : Finalement, vous reprenez cette critique à votre compte pour l’adresser aux gauchistes actuels.
L : Effectivement, je crois que l’émergence d’un nouvel ordre humain ne saurait simplement tenir à la crise de l’ordre existant, sans que les conditions du nouvel ordre n’existent. D’un autre côté, à moins d’une improbable concrétisation de l’idéologie de la décroissance, la tendance du capitalisme à développer les forces productives devrait se poursuivre. Et, comme l’imaginait Marx, les avancées scientifiques et techniques pourraient à terme offrir les conditions matérielles d’un nouveau type de société. Cependant, nous n’en sommes pas là. La rareté des ressources demeure et le problème aigu de sources d’énergie autres que les combustibles fossiles est loin d’être surmonté. De plus, les nombreuses crises provoquées par le capitalisme dérégulé qui s’est imposé au cours des dernières décennies s’ajoutent à la crise environnementale et sont loin d’être dénouées.
P : L’objectif visé par les gauchistes serait donc irréaliste. Quant à la critique de la voie qu’ils entendent poursuivre pour y arriver, nous l’aborderons dans notre prochain entretien.