L’exception subsaharienne
Philippe : Louis, dans le présent entretien et dans les prochains, je souhaiterais que nous examinions quelques-unes de vos principales raisons d’espérer que se réalisent les virtualités favorables que comportent les processus constitutifs de la modernité. Parmi ces raisons, vous avez noté la progression possible de l’inscription des sociétés non occidentales dans les dynamiques sous-tendant la modernité. À cet égard, la première question que j’aimerais soulever porte sur l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité. Votre propos à ce sujet était le suivant. Après avoir rappelé comment et pourquoi les processus constitutifs de la modernité ont émergé initialement en Occident, vous avez soutenu que ces processus apparaissent néanmoins universalisables, et que les sociétés non occidentales peuvent par conséquent s’inscrire dans la modernité. Vous avez cependant précisé que la nature concrète et le rythme de cette inscription dépendent pour chaque société des caractéristiques politiques, sociales, économiques, culturelles et religieuses qu’elle a acquises au cours de son parcours historique. Enfin, comparant brièvement le rapport à la modernité de quatre ensembles géopolitiques, vous avez noté qu’en Afrique subsaharienne, l’émergence économique pose des défis gigantesques à des sociétés qui, hier encore, et pour des raisons historiques, étaient peu développées. Cette affirmation quant au sous-développement séculaire des sociétés subsahariennes mérite assurément d’être précisée et étayée.
Louis : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Il m’apparaît à moi aussi souhaitable d’apporter des précisions, non seulement pour écarter les mauvaises interprétations, mais pour mieux saisir la nature et les effets de l’exception subsaharienne.
P : Qu’entendez-vous par exception subsaharienne?
L : L’exception subsaharienne réside dans le fait que le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. C’est à partir du quatrième millénaire avant notre ère que l’ordre prémoderne a touché successivement la plupart des grandes aires mondiales, les aires proche et moyenne-orientale, indienne, chinoise, européenne et amérindienne. Utilisant de nouvelles techniques, et pratiquant une agriculture intensive qui fournit des rendements élevés, les sociétés inscrites dans l’ordre prémoderne ont connu une croissance démographique et une prospérité sans précédent. Cette abondance a favorisé un processus d’urbanisation et d’unification politique qui a rendu possible la fondation de puissants royaumes et empires. Elle a également suscité des développements techniques, économiques, militaires, intellectuels, artistiques et religieux majeurs. Dans ces civilisations urbaines, divisées en classes et organisées en États, on a assisté à l’invention de l’écriture, à l’émergence de la science, à la fondation des grandes religions, à l’essor des arts, ainsi qu’au développement des modes d’organisation de la production, du commerce et de l’art militaire.
P : Qu’est-ce qui explique que l’aire africaine n’a pas été réellement touchée par cet ordre prémoderne?
L : Ce sont essentiellement des facteurs de nature environnementale, géographique et climatique qui ont joué. Le processus de néolithisation est intervenu en Afrique saharienne et sahélienne entre le IXe et le Ve millénaire avant notre ère. Car, à cette époque, l’espace saharien a connu une longue phase humide et verdoyante. Mais du fait de l’allongement de la masse continentale dans l’axe nord-sud et des climats multiples et contrastés que cela entraîne, la diffusion des nouvelles techniques et la propagation des espèces domestiquées ont été lentes et difficiles. Ce n’est finalement qu’au cours du Ier millénaire avant notre ère et du Ier millénaire de notre ère, qu’une partie des populations refoulées par le desséchement saharien s’est progressivement dispersée. Des petits groupes de pionniers de langues bantu ont alors colonisé les forêts d’Afrique centrale et les savanes de l’est et du sud du continent, souvent presque désertes jusque-là. Mais ces pionniers itinérants n’ont pu se sédentariser que très progressivement, et, surtout, ils n’ont pu développer une agriculture intensive.
P : Pourquoi cela?
L : Tout simplement en raison d’un environnement hostile aux communautés agricoles. Parmi les principaux obstacles, on doit souligner les sols pauvres et difficiles à travailler qui ne supportent qu’une agriculture fondée sur la houe, les pluies capricieuses, la rareté des espèces végétales et animales indigènes domesticables, l’abondance des insectes et la fréquence exceptionnelle de la maladie qui rendent pratiquement impossible l’usage des animaux de trait, et les climats peu propices au stockage des aliments. Le fait de ne pouvoir dégager des surplus importants de la production alimentaire s’est traduit par une croissance démographique faible. Jusqu’à tout récemment, soit à la fin du XXe siècle, l’Afrique a été un continent sous-peuplé. Ce peuplement fort limité, combiné à des possibilités d’accumulation de richesses très modestes, va constituer un obstacle majeur à la formation d’États.
P : L’Afrique a tout de même connu de nombreux États avant la colonisation européenne.
L : Oui, mais le processus africain de construction étatique a été très particulier. Dans un contexte de faible pression démographique, de grande disponibilité des terres arables et de légèreté des techniques agraires, les paysans pouvaient facilement réagir aux tentatives d’érection d’un pouvoir souverain par l’escapade ou la fuite. Certaines zones n’ont d’ailleurs pas connu d’État avant la colonisation européenne. La dispersion du peuplement a généralement favorisé la cristallisation de pouvoirs purement locaux, contrôlant un terroir limité. Bien sûr, ceux qui réussissaient par leur richesse à s’imposer comme chefs de villages ou de tribus cherchaient à acquérir par des voies à la fois pacifiques et violentes une autorité plus grande et sur de plus vastes ensembles. Mais, incapables d’intensifier l’exploitation de leurs dépendants, ces acteurs dominants ont éprouvé de grandes difficultés à autonomiser leur pouvoir. Pour compenser ces difficultés, ils ont eu recours à des stratégies d’extraversion, mobilisant les ressources que procurait leur rapport à l’environnement extérieur. C’est ainsi que les entités politiques centralisées les plus puissantes ont émergé historiquement grâce au commerce avec l’Eurasie, un commerce lointain portant essentiellement sur des produits de valeur comme l’or, l’ivoire et les esclaves.
P : Où et quand ce commerce s’est-il développé?
L : On peut distinguer trois interfaces où ce commerce est entré en jeu: le littoral de l’océan Indien, les routes transsahariennes et le littoral du golfe de Guinée. Le commerce entre l’Afrique de l’Est et le reste de l’Ancien Monde remonte à l’Égypte ancienne, aux IIIe et IIe millénaires avant notre ère. Les Phéniciens, les Juifs et les Romains ont par la suite emprunté la route de l’encens et de l’or avant d’être relayés par les commerçants arabes. Ces échanges économiques ont favorisé des constructions politiques en Éthiopie (le royaume d’Aksoum, dès le premier siècle de notre ère), en Afrique du Sud (le royaume de Mapungubwe, XIe-XIIIe siècles) et au Zimbabwe (le royaume du Grand Zimbabwe, XIIIe-XIVe siècles, et le royaume de Monomotapa, XVe-XVIe siècles). Le commerce transsaharien, montrant lui aussi une ancienneté certaine, a pu profiter de l’introduction du dromadaire depuis l’époque romaine. Grâce à la maîtrise des débouchés des pistes caravanières, de grands empires se sont succédé au Sahel: l’empire du Ghana (VIIIe-XIe siècles), l’empire du Mali (XIIIe-XVe siècles) et l’empire du Songhay (XVe-XVIe siècles). En quête d’or, de maniguette (une épice au goût poivré) et, de plus en plus, d’esclaves, les Européens ont fréquenté pour leur part le littoral du golfe de Guinée à partir du XVe siècle, y favorisant la création d’États esclavagistes, dont le Dahomey (XVIIe-XIXe siècles).
P : Grâce au commerce, des chefs ont donc eu les moyens de leurs ambitions.
L : Oui et non. Le commerce et la traite ont effectivement fourni un apport appréciable de ressources variées : des plantes, des animaux, des tissus, des outils, des produits manufacturés, des armes à feu, etc. Mobilisant ces ressources, les chefs ont pu consolider leur pouvoir sur leur propre groupe, puis l’étendre à d’autres populations. Toutefois, les royaumes et les empires ainsi édifiés ne disposaient que de moyens réduits. Ils n’ont pu de ce fait assurer les développements majeurs qu’ont connus les grandes civilisations eurasiennes aux plans technique, économique, militaire, intellectuel, artistique et religieux. Ils se sont en outre avérés très vulnérables, tout déplacement des routes commerciales pouvant signifier leur effondrement. Enfin, leur faiblesse va faciliter la mise en dépendance précoce du sous-continent ou de certaines de ses parties par des civilisations matériellement plus puissantes. L’Afrique subsaharienne se verra ainsi imposer des rapports inégaux dès l’Antiquité par le monde méditerranéen, puis par le monde arabo-musulman, avant que l’Europe occidentale n’y assure progressivement sa suprématie.
P : Les effets de l’exception subsaharienne ont donc été historiquement considérables.
L : Oui, et ils perdurent encore. Ce qui fait que l’inscription dans la modernité se pose bien différemment pour les sociétés africaines que pour les sociétés eurasiennes.
P : Dans notre prochain entretien, nous poursuivrons notre examen de la trajectoire historique singulière qu’a connue l’Afrique subsaharienne et de ses effets.