Une modernité à parfaire
Philippe : Louis, tout au long de la présente série d’entretiens, nous nous sommes interrogés sur la nature des sociétés actuelles, et sur les évolutions à venir prévisibles. Notre dernière conversation a porté sur la transition des sociétés musulmanes vers la modernité. Selon vous, plusieurs de ces sociétés sont déjà engagées dans cette transition. Pour étayer votre point de vue, vous vous référez aux transformations profondes qui touchent les rapports sociaux établis dans ces sociétés, à savoir l’individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires. Vous supposez par ailleurs qu’à la faveur de ces transformations silencieuses, les peuples nord-africains et moyen-orientaux pourront en arriver à concevoir des projets de société substantiels favorisant l’instauration de la démocratie et le développement économique. Je souhaiterais que l’on aborde cette question de la conception de projets de société dans une perspective plus générale. Je m’interroge d’abord sur la capacité de nos sociétés actuelles à concevoir de nouveau des projets de société.
Louis : Je crois qu’elles en sont toujours capables à condition qu’elles réapprennent à rêver. Non pas des rêves d’évasion dont l’effet ne peut être qu’anesthésiant et paralysant. Mais des rêves qui se fondent sur les possibles inscrits dans la situation présente. Le jugement que l’on porte sur notre situation dépend toujours de la perspective empruntée. Si l’on adopte la perspective la plus spontanée et que l’on se pose de façon imaginaire dans un futur idéal pour juger de la situation actuelle, il est fort probable que seuls les défauts et les manques nous apparaissent. Mais il est une autre perspective que nous pouvons adopter et qui consiste à se poser, toujours de façon imaginaire, mais ici dans le passé. Le regard peut alors embrasser tout à la fois ce qui a été, ce qui est et ce que nous souhaitons qu’il advienne. Dans ce deuxième cas de figure, la situation actuelle est jugée non seulement à la lumière d’un futur idéal, mais en prenant en compte la trajectoire historique l’ayant précédée. Une telle perspective permet de saisir non seulement les manques et les imperfections du présent, mais également les progrès réalisés et les avancées possibles. Alors que la première perspective risque de mener au désespoir et à l’inertie, la seconde peut favoriser l’espoir et l’engagement.
P : Vous proposez en quelque sorte de restaurer la confiance en l’avenir en attribuant de nouveau un sens à l’aventure humaine.
L: Soyons clair. Il ne s’agit pas de fixer un sens à l’histoire à la façon des religions qui, quoiqu’elles affirment, ont bien conçu et non reçu les significations et l’orientation qu’elles proposent. Il s’agit plutôt de dégager et de reconnaître le sens de l’évolution historique qui a eu cours jusqu’à maintenant, et d’en comprendre les raisons. Puis, sur cette base, d’anticiper l’avenir, et de pouvoir ainsi décider de notre action selon nos idéaux, mais en ayant pied dans le réel. Le recul nécessaire pour une telle lecture nous est aujourd’hui permis grâce aux connaissances sociohistoriques qui sont les nôtres. Il nous faut penser l’histoire, une histoire sans fin, en dégageant les processus qui ont marqué jusqu’ici le développement de l’humanité. Il nous faut penser l’avenir, en concevant des projets qui concilient nos idéaux avec les possibilités réelles de transformation inscrites dans la situation présente.
P : Mais comment en arriver à déceler ces possibilités?
L : Il nous faut d’abord éviter de nous laisser aveugler par les évènements conjoncturels. C’est l’erreur commise par une partie de la gauche altermondialiste qui s’est radicalisée au cours des dernières décennies. Considérant qu’aucune opposition constructive n’est présentement possible, ces extrémistes poursuivent des actions anarchistes et violentes, qui dégénèrent parfois en simples manifestations de rage, et qui ont en général comme effet de polariser la situation à l’avantage des conservateurs et des réactionnaires. Pour repérer des potentialités, on ne saurait s’en tenir au passé le plus récent. Nous devons plutôt nous attarder aux processus qui s’inscrivent dans le long terme. La modernité ne représente évidemment pas la fin de l’histoire de l’humanité. Cependant, pour ce qui nous concerne, c’est de l’intérieur de cette modernité, en tenant compte de ce qui y est possible, que nous pouvons agir et devenir des producteurs conscients de notre histoire. Or, les trois processus constitutifs de la modernité sont loin d’être arrivés à leur terme. L’affirmation des États-nations, l’essor de l’économie capitaliste et l’individualisation des rapports sociaux sont toujours porteurs de virtualités, certaines défavorables, mais d’autres favorables.
P : Comment contrer les virtualités défavorables? Comment réaliser les favorables?
L : Au cours des deux derniers siècles, la démocratie s’est avérée comme la seule voie permettant de progresser. Cette voie est actuellement tracée par celles et ceux qui luttent pour l’établissement d’un nouveau contrat social visant l’instauration d’un modèle de développement fondé sur le développement durable.
P : Qu’entendez-vous par contrat social?
L : Pour comprendre ce qu’il en est d’un contrat social, on peut se reporter à celui qui a été initié dans les années 1930 et qui a prévalu après la Seconde Guerre mondiale dans l’ensemble des pays développés. Ce contrat a été établi grâce à un compromis adopté par les grands acteurs sociaux à la suite de débats démocratiques houleux et prolongés. Cherchant à réduire les contradictions dans lesquelles s’était enlisée la première modernité, ce contrat social a fourni de grandes orientations au développement économique et social. Et ces orientations ont joui d’une certaine continuité, tout au moins jusqu’à la fin des années 1970. Car, en raison de cette entente fondatrice, qui a alimenté avec le temps une vision de la société juste relativement partagée, l’alternance politique a été à l’époque relativement harmonieuse, les gouvernements successifs poursuivant ce que les précédents avaient construit.
P : L’établissement d’un contrat social suppose donc la convergence des forces de changement et la formation de larges alliances, qui excèdent la lutte pour l’exercice du pouvoir. Que peut-il en être dans les conditions sociopolitiques qui sont dorénavant les nôtres?
L : Il est certain que la confiance dans le politique a été fortement érodée à partir des années 1980. La montée du néolibéralisme a eu de l’effet, mais les errements de la gauche ont aussi pesé. L’idéologie néolibérale qui s’est déployée dans nos sociétés récuse en effet tout fondement à l’idée de projet collectif. Selon ses partisans, il faut nous libérer de l’emprise du politique et laisser opérer l’économie capitaliste et ses marchés, qui seraient les seuls en mesure d’assurer un ordre social juste et raisonnable. Quant à la gauche, elle a vécu un long entracte, perdant sa force de proposition pour se replier sur la défense des acquis, quand elle ne désinvestissait pas simplement le politique pour se consacrer à des causes particulières.
P : Cependant, vous ne désespérez pas.
L : Non. Car au-delà des mobilisations sociales qui tendent à se réduire à des mouvements de protestation, on assiste présentement à l’élaboration de projets de réforme substantiels. Celles et ceux qui s’y consacrent utilisent les nouveaux médias, dont les médias sociaux, pour créer des lieux et des réseaux où les acteurs de changement peuvent débattre. Ils engagent des actions concertées visant à conscientiser la population et à exercer une pression sur les partis politiques et les élus afin que soient adoptées des mesures contribuant à l’introduction des changements souhaités. Leurs efforts peuvent sans doute profiter des transformations silencieuses en cours, à savoir l’accélération du processus d’individualisation et l’ouverture et la densification des sociétés civiles. Des individus moins conformistes, plus critiques et mieux disposés à coopérer peuvent assurément être plus facilement mobilisables. D’autre part, une société civile en santé, dynamique et active renforce certainement la capacité qu’ont les sociétés de définir des projets communs.
P : Par ailleurs, un modèle de développement fondé sur le développement durable suppose un nouvel ordre international. Que peut-il en être?
L : La coopération internationale ne va évidemment pas de soi. Cependant, certains phénomènes pourraient inciter les différents pays à s’engager dans une gestion commune des biens publics mondiaux et dans un codéveloppement. Il en sera possiblement ainsi des effets dévastateurs de la crise écologique mondiale, des effets qui s’annoncent considérables. Dans les décennies qui viennent, des catastrophes naturelles majeures pourraient constituer un puissant stimulant poussant sinon à abandonner tout au moins à reconfigurer le système économique capitaliste, afin qu’il cesse de faire fi des contraintes écologiques. Contraints par des populations harassées par des destructions massives et convaincues de la nécessité de mettre en œuvre un développement durable à l’échelle planétaire, les gouvernants pourraient en arriver à adopter des politiques communes allant très au-delà du déploiement des marchés des droits à polluer. Et puis, une inscription progressive, même si difficile, des sociétés non occidentales dans les dynamiques sous-tendant la modernité pourrait favoriser une convergence graduelle des valeurs dans la société internationale. Il nous faut ici encore éviter de nous laisser aveugler par les évènements conjoncturels, et adopter une perspective prenant en compte les processus qui s’inscrivent dans le long terme.
P : Voilà donc vos raisons d’espérer que se réalisent les virtualités favorables que comportent les processus constitutifs de la modernité.
L : Oui. L’avenir étant partiellement imprévisible et indéterminé, nous pouvons espérer que s’opère la transition vers une nouvelle phase qui répondrait davantage à l’aspiration à la liberté et à l’émancipation, tout autant individuelle que collective. Mais encore nous faut-il agir et non demeurer des spectateurs étrangers à l’histoire qui, ignorant le passé, se laissent obséder par le présent. Ultimement, les possibles ne se révèlent que dans et par l’agir.