L’asservissement des sociétés africaines
Philippe : Louis, lors de notre dernier entretien, nous avons commencé à examiner la question de l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité, une inscription qui pose selon vous des défis gigantesques. Afin de dissiper les préjugés et de rendre justice à ces sociétés, vous avez choisi d’envisager cette question dans une perspective de temps long. Vous avez expliqué comment des facteurs de nature environnementale, géographique et climatique, ont fait en sorte que le continent africain au sud du Sahara est resté historiquement confiné dans la transition néolithique, sans s’inscrire véritablement dans l’ordre prémoderne. Vous avez par la suite abordé les effets considérables de cette trajectoire historique singulière, que vous avez qualifiée d’exception subsaharienne. Vous avez insisté sur le manque de capacité dont ont souffert les États africains et leur dépendance par rapport à des civilisations plus puissantes. On peut sans doute considérer que la traite négrière témoigne de cette dépendance. N’est-ce pas?
Louis : Bien sûr. Depuis le VIIe jusqu’au XXe siècle, les traites réalisées à travers le Sahara et l’océan Indien en direction du monde musulman auraient concerné quelque 17 millions d’esclaves. Quant aux traites atlantiques effectuées par les Portugais, les Hollandais, les Anglais et les Français entre la fin du XVe et le milieu du XIXe siècle, elles auraient déporté un peu plus de 11 millions de captifs dans les colonies des Antilles, du Brésil et du sud des futurs États-Unis. Les individus asservis provenaient pour l’essentiel de razzias et de prises de guerre effectuées par des pouvoirs africains qui en organisaient la vente.
P : Mais pourquoi des élites africaines ont-elles répondu si facilement aux demandes extérieures en captifs?
L : Il faut d’abord se rappeler que les sociétés de l’Afrique subsaharienne n’ont pas développé d’appartenance ou d’identité commune avant le XXe siècle. Réduire en esclavage les membres d’une autre ethnie africaine n’était donc pas plus difficile que ce ne l’était, pour les Grecs anciens, d’asservir des non-Grecs. L’esclavage était d’ailleurs une institution solidement enracinée en Afrique noire. Et puis, la traite était tout bonnement rentable pour les élites locales. À cet égard, il faut rompre avec l’idée d’un échange dans lequel la partie africaine aurait été constamment trompée. Il est bien sûr évident qu’aucune marchandise ne vaudra jamais la vie d’un seul homme. Mais si on analyse la traite selon les termes habituels des échanges commerciaux, comme les acteurs la voyaient à l’époque, on s’aperçoit qu’aucun partenaire commercial ne se sentait lésé. En échange de captifs, la partie africaine obtenait en effet des produits de valeur : plantes, animaux, tissus, outils, produits manufacturés, armes à feu, etc.
P : Sans oublier les souffrances horribles endurées par les esclaves eux-mêmes, particulièrement dans les plantations, que peut-on dire des effets de la traite sur les sociétés africaines?
L : Eh bien, sur le plan démographique, la perte de millions de jeunes a assurément affecté la croissance et la vitalité d’un continent déjà sous-peuplé. Par ailleurs, sur le plan politique, la traite a donné lieu à la formation d’États d’un type nouveau, à la fois militaires et commerçants, qui se sont enrichis aux dépens des sociétés lignagères et des entités politiques moins solides qui leur ont servi de proies. Enfin, sur le plan social, on peut noter la dégradation de la condition des paysans libres au profit d’aristocraties à la fois marchandes, militaires et politiques.
P : La colonisation par les Européens représente certainement un autre témoignage fort de la mise en dépendance des sociétés africaines.
L : Tout à fait. Plus intrusive et plus déterminante que la traite, la conquête coloniale a constitué un véritable cataclysme qui a profondément bouleversé les sociétés africaines. Cette conquête s’est opérée pour la plus grande partie du continent à la fin du XIXe siècle. Les modalités de l’asservissement et de la mise en valeur des colonies ont varié, depuis la supervision plus ou moins directe des paysans africains que l’on réquisitionnait au besoin pour du travail forcé jusqu’à l’exploitation implacable par de grandes compagnies concessionnaires, en passant par l’installation de colons européens. Jusqu’en 1945, les autorités coloniales ont imposé une domination qui entravait le développement d’une véritable vie politique locale, ce qui n’a pas empêché les intermédiaires africains de développer des stratégies qui leur étaient propres. Après 1945, les Britanniques puis les Français ont entamé une certaine libéralisation politique et procédé à l’africanisation des administrations publiques, ce qui a stimulé l’émergence d’une nouvelle élite instruite. Des partis nationalistes ont été fondés et la décolonisation s’est réalisée, au tournant des années 1960 et de façon pacifique pour de nombreux pays, mais plus tard et après de longues guerres de libération pour les colonies portugaises et l’Afrique australe.
P : Que penser de la thèse soutenue par certains individus originaires d’anciens pays colonisateurs selon laquelle la colonisation aurait eu malgré tout de nombreux effets positifs?
L : Il est vrai que certaines sociétés colonisées ont pu profiter de quelques apports, notamment en matière d’infrastructures, de scolarisation, de santé ou d’organisation de la vie politique et administrative. Mais ces apports ont été généralement très modestes et sont advenus tardivement. Globalement, l’héritage colonial a été loin d’être positif. L’époque coloniale a entre autres renforcé des caractéristiques sociales et culturelles qui ont été source de maux et de dysfonctionnements majeurs depuis les indépendances. Il en a été ainsi des identités ethniques. L’Afrique précoloniale n’était pas constituée en ethnies closes sur elles-mêmes, mais en chaînes de sociétés pluriethniques et en étroite interdépendance. La cristallisation de la plupart des identités ethniques contemporaines est très récente et indissociable de l’administration coloniale. Elle a été le fruit de la sédentarisation autoritaire de l’habitat, du contrôle des mouvements migratoires et de la fixation plus ou moins artificielle des identifications ethniques par l’état civil et les passeports intérieurs. Pour maintenir leur pouvoir à peu de frais, les colonisateurs ont joué les ethnies les unes contre les autres. La communauté ethnique est ainsi devenue le moyen d’affirmer une existence propre, et de participer à la compétition pour l’acquisition de la richesse, du pouvoir et du statut. Imprégnant depuis les indépendances la lutte sociale et politique, elle s’est avérée quelquefois porteuse de dérives terribles, comme celle du génocide perpétré au Rwanda en 1994.
P : Y a-t-il d’autres problèmes aigus auxquels font face aujourd’hui les sociétés africaines qui sont liés d’une façon ou d’une autre à l’époque coloniale?
L : Les modes de gouverne ou de gouvernance présentent assurément ce type de problèmes. Depuis les indépendances, la majorité des sociétés africaines ont subi des décennies de régime autoritaire. Avant la colonisation, ces sociétés étaient dotées d’institutions qui limitaient l’emprise du pouvoir. Et elles connaissaient des formes de délibération commune, même si cette délibération s’effectuait dans un contexte de forte hiérarchisation des statuts où seules certaines catégories sociales, notamment les hommes les plus âgés, avaient accès à la parole et à la décision. L’époque coloniale a remis en cause ces caractéristiques. Le style de commandement autocratique qui a prévalu sous l’administration européenne est venu conforter l’image du chef. La personnalisation du pouvoir sera ainsi au cœur de l’autoritarisme postcolonial. D’autre part, le mode de contrôle et de mise en valeur des ressources instauré par les colonisateurs sera reproduit par les régimes que l’on a qualifiés de néopatrimonialistes.
P : Le concept de néopatrimonialisme est souvent utilisé pour qualifier les États africains. Qu’est-ce que cela signifie précisément?
L : Appliqué dans le contexte d’un État contemporain, le néopatrimonialisme désigne un régime caractérisé par la personnalisation du pouvoir et la gestion de la sphère publique comme un domaine privé. L’épisode colonial a assurément joué un rôle important dans l’émergence de ce type de régime en Afrique subsaharienne. Cette façon de concevoir le pouvoir politique comme un moyen de gagner une emprise sur l’économie vient en droite ligne de la confusion entre l’exercice de l’autorité publique et le prélèvement des richesses qui était consubstantielle au régime de la concession coloniale. Déjà, sous l’État colonial, les intermédiaires autochtones ont pu utiliser leurs prérogatives d’auxiliaires de l’administration pour s’enrichir. L’indépendance, quant à elle, va fournir aux élites des nouveaux pays un accès direct aux ressources de l’État. Dans un État néopatrimonial, les sphères politique et économique ne sont pas différenciées. Aussi les ressources politiques y sont-elles immédiatement interchangeables avec les ressources économiques : le pouvoir donne accès à la richesse. Il en résulte que les enjeux de la compétition politique sont globaux et même vitaux. Les conflits qui opposent les groupes et les individus pour l’accès aux ressources politiques s’en trouvent exacerbés, d’où une propension marquée au recours à la violence pour régler les conflits.
P : L’usage de la violence comporte tout de même ses limites. Comment les dirigeants de l’État néopatrimonial s’assurent-ils plus généralement des soutiens nécessaires à leur pouvoir?
L : Ils s’en assurent par le clientélisme et la cooptation. La priorité accordée aux allégeances premières (à la famille, au lignage, au village, à l’ethnie) sur l’allégeance citoyenne facilite la mise en place de réseaux clientélistes. Et l’obligation traditionnelle pour les chefs de déployer leur magnificence, par des dépenses ostentatoires et la redistribution de richesses, donne au clientélisme une touche de respectabilité. D’autre part, comme les dirigeants contrôlent systématiquement l’accès aux ressources, les opposants, dépourvus de moyens, finissent souvent par se rallier pourvu que l’on applique à leur égard une politique habile de cooptation. On doit enfin souligner que les dirigeants des États néopatrimonialistes sont soutenus par des États étrangers et des entreprises multinationales qui pillent les ressources du continent. Les problèmes de gouvernance que nous venons d’évoquer expliquent, en partie tout au moins, la situation de non-démocratie et de non-développement qui a longtemps prévalu après les indépendances.
P : Dans notre prochain entretien, nous discuterons de la situation actuelle et des défis auxquels les sociétés subsahariennes sont aujourd’hui confrontées.