Entretien numéro 3

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La modernité avancée et ses contradictions

Philippe : Louis, après avoir examiné quelques-uns des principaux changements qui ont touché nos sociétés au cours des récentes décennies, nous avons conclu notre dernier entretien sur la constatation de deux phénomènes qui ont fortement affecté la fiscalité. Le premier phénomène concerne les choix politiques opérés par différents gouvernements qui ont nettement favorisé les plus riches, individus et entreprises, en diminuant la progressivité de l’impôt. Le second phénomène est relatif aux pratiques d’évasion fiscale adoptées par nombre de ces mêmes individus et entreprises. Comment expliquer ces choix discutables et ces pratiques fautives?

Louis : Vous savez, la démocratie n’est pas un régime politique sans conflits, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et négociables. Heureusement, les adversaires ne se considèrent pas comme des ennemis à abattre. Mais s’il n’y a pas de guerre civile, il y a tout de même une confrontation politique entre des points de vue et des intérêts divergents. Or, au cours des dernières décennies, une nouvelle idéologie a été au cœur de cette confrontation, l’idéologie du néolibéralisme. Cette idéologie est apparue dans les années 1940, alors qu’un groupe d’opposants à l’État social qui se mettait alors en place s’est organisé sur le plan international pour mener la lutte contre l’intervention étatique. Des think tanks néolibéraux ont été créés, particulièrement dans les pays anglo-saxons, en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Australie et au Canada. Très peu influents à l’époque où la modernité organisée prospérait, ces néolibéraux ont profité de la crise des années 1970-1980 pour déployer leur offensive en faveur d’un retour au libéralisme classique. La crise résultant à leurs yeux de l’étatisation rampante des sociétés occidentales, ils ont logiquement prôné le retrait de l’État. Et la meilleure façon d’opérer pacifiquement un tel retrait, c’est évidemment de couper les vivres à l’État. 

P : L’influence des néolibéraux s’est ainsi fait sentir à la fois sur le plan international et national. 

L : Oui, d’autant plus qu’ils ont été fortement appuyés par de nombreux capitalistes, trop heureux de retrouver une plus grande liberté d’action face à l’État. Tout au long des années 1980 et au début des années 1990, le discours néolibéral a été dominant dans les différents forums internationaux, Banque mondiale, Fonds monétaire international, OCDE. Il a été à la base des politiques imposées aux pays en développement. Dans les pays industrialisés, le modèle néolibéral n’a été appliqué au départ de façon relativement stricte que dans quelques pays anglo-saxons. En Grande-Bretagne sous Margaret Thatcher, ou aux États-Unis sous Ronald Reagan, on a ainsi déréglementé les marchés financiers et le marché du travail, on a privatisé, on a amputé les programmes sociaux, particulièrement ceux destinés aux plus pauvres. Et, naturellement, on a réduit les impôts dans le but d’empêcher l’État de revenir à la charge. Toutefois, dans un contexte de mondialisation accélérée, le discours néolibéral a eu, à terme, des conséquences majeures dans la quasi-totalité des pays. On a connu dans les différents pays industrialisés le gel ou, pire, la baisse des salaires réels, la précarisation croissante de l’emploi, la diminution de la protection sociale, le recul de l’État et l’extension de la sphère marchande à des secteurs qui en étaient partiellement ou totalement exclus : la santé, l’éducation, la sécurité, les retraites.

: En appliquant des politiques favorables au marché, en limitant les déficits publics et en procédant à la baisse de l’impôt, l’État social s’est donc retrouvé en manque de moyens.  

: Effectivement. Et ce manque de moyens va empêcher les États d’adapter leurs politiques et leurs programmes aux conditions nouvelles qui vont émerger. Les systèmes d’éducation vont connaître des taux d’échec anormalement élevés, les systèmes de santé vont être débordés, les services sociaux arriveront difficilement à protéger les plus vulnérables, et ainsi de suite. Les États vont apparaître de plus en plus impuissants face aux forces économiques dont semblent désormais relever les orientations majeures, et de moins en moins capables de protéger leur société contre la montée des nouveaux périls, le chômage, la pauvreté, et l’insécurité. Avec le temps, la désillusion par rapport à l’action de l’État va conduire à une crise de légitimité, une crise qui va par ailleurs entraîner des effets de nature différente, sinon contraire. On assistera d’une part, à un discrédit de la politique et à une défiance croissante des citoyens à l’égard de l’État. Mais, d’autre part, et simultanément, à une vigilance civique accrue et à une multiplication des formes de participation citoyenne non conventionnelles. Car les individus ont transformé leur rapport à l’État. Nombre d’entre eux s’avèrent à la fois moins conformistes, plus critiques et plus disposés à s’organiser sur leur propre base. 

: Tout compte fait, la nouvelle phase de la modernité dans laquelle nos sociétés sont entrées depuis la fin des années 1970 se caractérise donc par la mise en cause de l’État social, et ce, dans un contexte de mondialisation accélérée, d’accentuation de l’individualisation et de densification de la société civile. 

L : C’est cela. Et dans cette nouvelle phase que l’on peut qualifier de modernité avancée, les contradictions propres à la modernité se sont aiguisées. Car, la modernité n’a jamais représenté un progrès absolu. Comme nous l’avons souligné antérieurement, elle est marquée d’ambivalences et de contradictions, induisant tout à la fois de nouvelles possibilités et de nouvelles contraintes de réalisation pour les humains. Cela est évident pour le capitalisme qui, depuis plus de deux siècles, a fait la preuve de son efficacité matérielle comme mode de production de la richesse sociale tout autant que de son pouvoir destructeur lorsqu’il est laissé à lui-même. Comme les pays émergents nous en font de nouveau la démonstration, le décollage économique offre des opportunités d’accomplir des progrès considérables dans la lutte contre la pauvreté ainsi que dans les domaines de la santé et de l’éducation. Mais il présuppose le plus souvent une oppression et une exploitation éhontée des ouvriers, engendre de fortes inégalités et provoque une pollution désastreuse de l’environnement. Sur le plan mondial, dans un contexte d’économie mondialisée, les marchés peu régulés favorisent tout autant le décollage que le déclin industriel ou la stagnation, et déclenchent par leur démesure des crises économiques dévastatrices. 

: Et selon vous, les deux autres processus constitutifs de la modernité revêtent également un caractère ambivalent. 

: Sans aucun doute. L’individualisation est assurément un vecteur de libération de l’initiative individuelle et d’émancipation des individus. Mais elle constitue également un facteur de fragilisation ou d’insécurisation en rendant chacun plus responsable de son avenir, et ce quel que soit le niveau de ressources dont il dispose. Elle peut également accroître sinon la propension des humains à l’égoïsme, du moins les possibilités de s’y enfermer. Quant à l’État-nation démocratique qui crée et protège des droits civils, politiques et sociaux, il renferme toujours la menace potentielle d’un nationalisme étroit, xénophobe et agressif. Cela à plus forte raison lorsqu’il est confronté, comme aujourd’hui, à une accentuation des formes de contre-démocratie qui entretiennent le populisme et un certain sentiment d’impuissance.

: À l’évidence, la crise environnementale qui s’annonce et dont vous avez peu parlé ne va pas faciliter la résolution de ces contradictions auxquelles nos sociétés se butent. 

: Vous avez tout à fait raison. À l’instar d’autres penseurs de ma génération, j’ai longtemps sous-estimé la crise environnementale qui se dessine. Comme mes contemporains, j’ai été peu à peu sensibilisé aux problèmes environnementaux. Toutefois, préoccupé d’abord et avant tout par les dérives néolibérales, l’accentuation des déséquilibres économiques et la montée des inégalités, j’ai longtemps escompté naïvement que les dégâts écologiques allaient à coup sûr susciter une dynamique capable de les réfréner avant qu’ils ne deviennent trop sérieux, voire irréparables. Effectivement, grâce à l’action d’un bon nombre de chercheurs et d’activistes, les problèmes environnementaux se sont progressivement hissés au rang des préoccupations internationales, et les responsabilités des pays dans le domaine de l’environnement ont été graduellement reconnues. Mais s’il n’est plus beaucoup d’acteurs pour nier l’importance des problèmes environnementaux, les actions en vue de les atténuer sinon de les résoudre tardent à être entreprises et les engagements sont généralement insuffisamment tenus. 

: Ces dérobades et ces atermoiements vous mettent en colère. 

: Comment ne pas l’être alors que les diagnostics environnementaux et les projections pour le siècle à venir se font de plus en plus alarmants : augmentation des gaz à effet de serre, réchauffement de la planète, élévation du niveau des mers, surexploitation des ressources, pertes de biodiversité, baisse de la production agricole, dégradation générale de l’environnement. Les méfaits de la crise écologique mondiale s’annoncent considérables. À elle seule, l’amplification du dérèglement climatique va multiplier les catastrophes naturelles majeures, causant des destructions massives et provoquant de grandes souffrances. Ces effets dévastateurs risquent de mettre en péril la cohésion et la solidarité sociale, semant un désordre pouvant aller jusqu’au chaos dans les pays les plus vulnérables. 

: Vos derniers propos soulèvent la question de la recherche d’une voie substitutive à cette modernité avancée qui s’empêtre de plus en plus dans ses contradictions. Ce sera là le sujet d’un prochain entretien.  

Entretien numéro 2

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les différentes phases de la modernité

Philippe : Louis, lors de notre premier entretien, vous avez soutenu que nos sociétés contemporaines s’inscrivent toujours dans la modernité et non dans une postmodernité. Pourtant, notre situation diffère passablement de ce que les sociétés modernes ont connu antérieurement.

Louis : Effectivement, les choses ont beaucoup changé depuis les débuts de la modernité. Nous sommes nous-mêmes entrés depuis peu dans une nouvelle phase historique de la modernité. Je crois toutefois que cette nouvelle phase est en continuité avec les phases précédentes. Nous sommes toujours animés par la même dynamique qui marque la modernité depuis ses débuts, une dynamique fondée sur l’aspiration à la liberté individuelle. Comme nos prédécesseurs, et plus encore qu’eux, nous cherchons à réaliser cette aspiration tout autant dans nos relations personnelles, dans la vie de couple et dans la famille par exemple, que dans la vie publique politique et dans la sphère économique. Il existe bien sûr des interprétations différentes de ce qui constitue cette liberté que nous valorisons, des interprétations qui rivalisent entre elles. Certains, les libertariens par exemple, s’en tiennent à une forme de liberté négative, soit à la possibilité pour l’individu de choisir et d’agir à sa guise, sans contrainte. Alors que d’autres souhaitent que tous bénéficient à la fois des mêmes droits à la liberté, ce qui suppose l’égalité des chances, et des mêmes possibilités d’user de ces droits, ce qui implique une certaine égalité des conditions. 

: En outre, selon vous, les trois processus constitutifs de la modernité, à savoir la constitution et la démocratisation d’États-nations, l’essor d’une économie capitaliste et la mise en œuvre d’une forte individualisation couplée à la formation d’une société civile, se poursuivent encore aujourd’hui.  

: Ils se poursuivent en effet. Néanmoins, nous pouvons distinguer nettement trois phases au cours desquelles ces trois processus constitutifs de la modernité ont passablement évolué. La première phase, que l’on peut qualifier de modernité libérale, va, en gros, de 1789 à 1914. Elle a été marquée par le développement du capitalisme industriel, la montée des États-nations occidentaux et la reconnaissance des droits individuels, mais sans que les conditions de la réalisation de ces droits ne soient prises en compte. Cette modernité libérale est entrée en crise dans le contexte de deux dépressions économiques majeures, l’une dans les années 1880 et l’autre dans les années 1930, et de deux guerres mondiales. Dans les années 1950, une nouvelle phase s’est ouverte, que des auteurs ont dénommée la modernité organisée. 

P : Entamée après la Deuxième Guerre mondiale, cette deuxième phase va donc réduire les contradictions dans lesquelles s’était enlisée la première modernité.

: Oui, pour un temps tout au moins. Rompant avec le libéralisme classique, la modernité organisée va reposer sur l’affirmation d’un État social. L’État va, tout à la fois, réguler l’économie, ce qui va assurer trente années de croissance continue, et favoriser la généralisation de l’individualisation par une offre de protections sociales et de biens collectifs. Bien sûr, l’État social régulateur a connu un degré de développement différent selon les pays. Mais le consensus autour d’une plus grande intervention de l’État pour atténuer les effets d’une mauvaise conjoncture et pour mieux répartir la prospérité s’est imposé dans la plupart des pays occidentaux, incluant les États-Unis, particulièrement sous la présidence de Roosevelt puis celles de Kennedy et de Johnson. Finalement, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Il faut par ailleurs souligner que l’économie mondiale n’a jamais connu au cours de ces années de croissance un niveau de régulation équivalant à ce qui avait été atteint sur le plan national. On doit également noter que les pays du tiers-monde étaient pratiquement exclus du modèle de développement qui prévalait alors. 

P : Mais cette modernité organisée va à son tour entrer en crise, n’est-ce pas?

L : Absolument. À partir du milieu des années 1970, l’économie mondiale est entrée dans une crise structurelle profonde, une crise qui allait bien au-delà des récessions récurrentes, et qui va durer presque vingt ans. On peut l’expliquer brièvement de la façon suivante. Pour des raisons reliées, entre autres, aux limites des technologies existantes, mais aussi à une organisation du travail déplorable qui soulevait la résistance ouvrière, on a assisté dans les pays industrialisés à une chute drastique des gains de productivité. La croissance s’est arrêtée et les entreprises ont vu leur taux de profit s’affaisser. Pour compenser le ralentissement de leurs marchés nationaux, les grandes entreprises ont tenté de s’emparer des marchés étrangers, intensifiant la lutte commerciale sur le plan international. Et ces grandes entreprises, pour rétablir leur rentabilité, se sont internationalisées, délocalisant leurs activités productives à travers des investissements directs à l’étranger. Elles ont déployé leur système productif sur des continents entiers; elles ont noué des liens de sous-traitance avec des pays du tiers-monde. Et par la suite, ces pays, qui vont devenir de « nouveaux pays industrialisés », vont se joindre à la concurrence qui n’en sera que plus virulente. Néanmoins, profitant de la mise au point de nouvelles technologies, une sortie de crise va s’affirmer à partir des années 1994-1995.

P : Toutefois, on ne va pas retrouver l’équilibre économique et la croissance continue que l’on avait connus entre 1946 et 1975. 

L : Non, effectivement. Malgré une très forte augmentation de la création de richesse, l’équilibre économique sera précaire. Non seulement la concurrence économique sera virulente sur le plan international, mais les inégalités vont s’amplifier au sein des diverses nations autant qu’entre elles. On va également assister au développement de marchés financiers globaux qui vont assurer une libre circulation des capitaux financiers, et provoquer une financiarisation de l’économie. Dérégulés, les marchés financiers vont cesser de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Et c’est au cœur de ce milieu de la finance dérégulé que va se former une crise financière majeure qui va éclater en 2008 et se transformer en une récession globale.  

P : Ces perturbations et ces transformations qui ont touché les économies au cours des dernières décennies ont naturellement affecté les États!

L : Pour sûr! Nos trois processus sont encore et toujours interreliés. Avec la constitution d’un marché mondial unifié, la possibilité de réguler l’économie a échappé, en partie tout au moins, aux gouvernements nationaux. La mobilité croissante des capitaux, jointe aux stratégies des firmes multinationales, a transformé l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché. Les gouvernants se sont vu imposer de sérieuses contraintes non seulement en matière de développement économique, dans le domaine de la création et du maintien des entreprises, par exemple, mais plus généralement en matière de gouvernance. Car, depuis les années 1980, les États sont aux prises avec une situation financière et budgétaire difficile qui les rend vulnérables. À l’époque, sous l’effet de la crise économique structurelle qui excluait du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante; et cela, au moment même où les revenus de l’État stagnaient en raison de l’arrêt de la croissance. Les gouvernements ont paré à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui ont débouché sur un processus d’endettement. Avec le temps, ce processus d’endettement s’est accéléré, particulièrement lors de la crise de 2008. Finalement, cette crise des dettes souveraines, comme on l’a appelée, a soumis la politique des gouvernements à la discipline des marchés financiers. Comme la Grèce l’a démontré, les États qui se permettent des écarts trop importants vont subir rapidement les pressions des marchés ou des organismes internationaux distributeurs de crédits comme le Fonds monétaire international. 

P : Mais les gouvernements n’auraient-ils pas pu libérer leurs États de cette entrave, et récupérer ainsi leur capacité d’action?

L : Bien sûr. Les gouvernements auraient pu, en principe, augmenter leurs revenus plutôt que de s’endetter. Naturellement, il aurait été difficile, sinon impossible, de hausser de façon importante le taux moyen d’imposition puisque cela avait déjà été fait lorsque l’on a mis en place les États-providence dans la deuxième moitié du XXe siècle. En revanche, on aurait pu revoir la fiscalité, assurer une plus forte progressivité fiscale afin d’imposer davantage les plus riches au fur et à mesure que leur richesse s’accroissait. Mais c’est le contraire qui s’est passé. Non seulement de nombreux gouvernements ont appliqué des politiques de diminution de la progressivité de l’impôt, mais les riches, individus et entreprises, se sont mis à pratiquer l’évasion fiscale grâce à l’expansion des paradis fiscaux et au laisser-faire des États. 

: Cela soulève la question des raisons pouvant expliquer ces choix politiques discutables et ces pratiques fautives. Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur cette question et, plus généralement, sur les contradictions qui affectent la troisième phase de la modernité dans laquelle nos sociétés sont entrées au cours des dernières décennies.