Entretien numéro 14

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Le défi de la coexistence entre croyants et incroyants

Philippe : Louis, au cours de notre dernière conversation, nous avons abordé le projet d’autonomie qui s’impose graduellement sous la modernité et le retrait concomitant de la religion auquel on assiste. Nous avons toutefois noté qu’en dépit de ce retrait, les religions subsistent et que la croyance et la pratique religieuses survivent dans ce monde dont les fondements ne sont plus religieux. Lorsque nous nous sommes laissés, vous en étiez à cerner différents facteurs pouvant expliquer cette situation, qui, à première vue, apparaît plutôt paradoxale. Vous avez notamment mentionné les pertes que peuvent ressentir les gens qui ont été socialisés dans une religion lorsqu’ils renoncent à leur croyance. Mais pour les jeunes générations, peut-on imaginer que les choses soient assez différentes?

Louis : Certainement. Les enquêtes tendent à démontrer que l’agnosticisme ou l’incroyance devient graduellement la norme chez celles et ceux qui n’ont pas grandi dans un cadre religieux. Cela se produit dans un bon nombre de sociétés occidentales, qui ont été les premières à s’inscrire dans la modernité. Depuis peu, ce phénomène se passe même aux États-Unis, où la pratique religieuse est pourtant restée très forte jusqu’à ce jour. Moins attachés à une tradition et vivant dans des sociétés de plus en plus métissées, les jeunes relativisent plus facilement les religions dont les vérités ou les voies sont incompatibles entre elles alors que chacune prétend être la seule vraie ou la seule juste. Cela étant, même si la transition s’accélère, comme il semble que ce soit présentement le cas, elle ne pourra probablement s’accomplir que sur plusieurs générations. 

: Cette éventualité met en relief l’importance de la question de la coexistence entre croyants et incroyants. Une question qui suscite à ce jour de nombreux débats.  

: Effectivement, nos sociétés modernes sont de plus en plus confrontées à ce défi de taille. À cet égard, deux éléments me semblent fondamentaux. D’une part la nécessité de défendre la laïcité, soit la séparation des Églises et de l’État et la neutralité de l’État. Il faut, par exemple, continuer de résister aux groupes fondamentalistes, notamment aux groupes fondamentalistes chrétiens qui exercent vraisemblablement l’influence la plus considérable dans les sociétés occidentales. Refusant le principe d’autonomie, ces groupes cherchent à imposer leur rigorisme. En toute logique, ils contestent de plus en plus l’enseignement des sciences, qui constitue sans doute l’un des principaux facteurs d’évolution des mentalités. D’autre part, il faut maintenir la protection des droits des minorités religieuses, et ménager des accommodements raisonnables. On ne fait pas pousser une fleur en tirant dessus. On ne saurait changer les façons de voir, les valeurs et l’identité d’une personne par la force. Cette maxime doit être particulièrement considérée dans le cas des immigrants récents. Car ces immigrants proviennent pour la plupart de sociétés dont la vie collective est aujourd’hui encore ordonnée par une religion. Il est stupide de brusquer ces gens par des politiques intolérantes, et de radicaliser ainsi chez certains une attitude d’opposition. Si l’on peut et l’on doit exiger le respect des lois, on ne saurait prescrire des valeurs et encore moins en tester l’adoption, à la façon dont certains ont souhaité le faire au Québec.     

: Cela semble tout à fait raisonnable. Mais comme l’affirment d’aucuns, n’y a-t-il pas une certaine dose de naïveté à faire preuve de souplesse à l’égard des adeptes d’une religion comme l’islam, dont la doctrine apparaît contraire aux valeurs qui fondent la modernité?

: Comme je l’ai souligné antérieurement, toutes les grandes religions ont été historiquement plus ou moins portées au prosélytisme, voire à l’intolérance. Et à cet égard, les monothéismes ont assurément surpassé les autres religions, faisant souvent preuve d’une intransigeance inflexible et brutale dans la défense de leur dogme. Rappelons simplement les méfaits perpétrés par l’Inquisition catholique en Europe et dans ses colonies depuis le XIIIe jusqu’au XVIIIe siècle. Encore au milieu du XIXe siècle, l’Église catholique condamnait la sécularisation et la tolérance religieuse, les papes combattant toujours pour le principe du christianisme comme religion d’État. Bien sûr, aujourd’hui, une grande partie des églises chrétiennes, dont l’Église catholique, reconnaissent la légitimité de l’autonomisation de la vie sociale et politique par rapport à la religion. C’est qu’étant essentiellement implantées en Occident, dans des sociétés qui ont été à l’origine de la démocratie moderne, ces églises ont appris à s’accommoder de quelques fondements de la modernité. De surcroît, un bon nombre de croyants, partageant les principes et les valeurs des sociétés dans lesquelles ils ont été socialisés, ont repensé leur foi et adapté leur pratique, allant parfois, sinon souvent, à l’encontre de leur hiérarchie cléricale.       

: L’islam, lui, n’aurait pas connu une telle évolution.

: Non, pas de ce type. Mais on doit ici se méfier des clichés réducteurs véhiculés en Occident. Il faut cesser de réduire l’islam à quelques caractéristiques soi-disant immuables et reconnaître son caractère historique et multiforme. Constituée progressivement à partir du VIIe siècle, la religion musulmane a assimilé les patrimoines de la Perse et de la civilisation hellénistique. Elle a été au fondement d’une civilisation brillante qui a imprégné de nombreux empires et royaumes, animant la vie de multiples peuples et ethnies. Le monde musulman a connu de longues périodes de prospérité et de vie intellectuelle intense, et a été un acteur majeur dans les échanges de toute nature qui se sont déroulés en Eurasie pendant plus d’un millénaire. À l’instar des autres grandes religions, l’islam a été l’objet de plusieurs interprétations, plus ou moins divergentes. Évidemment, comme il allait de soi, ces interprétations étaient toutes adaptées à des cultures de sociétés prémodernes. Considérons, par exemple, la question du statut des femmes. Contrairement au cliché largement répandu, l’islam n’a pas été historiquement à la source d’un statut des femmes dégradé. Son discours est tout simplement venu légitimer un système patriarcal relativement rigide qui était implanté bien avant sa venue dans la majorité des sociétés nord-africaines et moyen-orientales. Preuve en est que le statut des femmes musulmanes est bien meilleur dans des sociétés asiatiques comme l’Indonésie ou la Malaisie où le modèle patriarcal est moins prégnant. À l’inverse, le statut des femmes est aussi mauvais sinon pire dans des pays comme la Chine et l’Inde où l’islam est pourtant fortement minoritaire.

: Mais enfin, pourquoi l’islam ne s’est-il pas accommodé lui aussi de certains principes de la modernité, comme l’égalité homme-femme? Et comment a-t-il pu engendrer l’islamisme?

: Depuis plus de deux cents ans maintenant, le monde musulman subit la domination occidentale. En réaction au colonialisme puis au néocolonialisme, différentes idéologies réformistes sont successivement apparues. Au XIXe siècle, un courant formé d’intellectuels souhaitaient s’inspirer du modèle occidental. Conscients du retard de leurs sociétés, ces intellectuels l’estimaient rattrapable. Ils se préoccupaient des libertés politiques, d’une administration rationnelle de l’État, de la place de l’individu, du statut de la femme, de l’importance de l’éducation, etc. Proches de ce courant, un groupe de nouveaux clercs visait quant à lui à réformer l’islam afin de l’adapter aux réalités modernes. Ces clercs s’attachaient à combattre le fatalisme et à construire un islam rationnel dans ses dogmes, c’est-à-dire compatible avec la liberté humaine et les vérités scientifiques, et raisonnable dans ses exigences. Les dirigeants de certains pays se sont montrés ouverts à ce réformisme modernisateur. Cherchant à restaurer les capacités de leur État et à pouvoir ainsi résister aux puissances européennes, ils ont engagé d’importantes réformes. Mais la sortie de l’ordre traditionnel s’est avérée extrêmement difficile et le passage à la modernité est resté largement inachevé. Les réformistes ont parfois agi de façon contraignante et brutale, s’aliénant ainsi les populations. De leur côté, les notables et les religieux conservateurs, désireux de conserver leurs privilèges et leur pouvoir, se sont opposés aux changements souhaités. Cependant, c’est surtout la domination politique de plus en plus pesante de l’Occident qui a joué en défaveur des modernisateurs. 

: L’échec des réformistes modernisateurs va paver la voie aux traditionnalistes et aux intégristes.   

: Effectivement, les interprétations traditionnalistes et intégristes de l’islam seront par la suite encouragées sinon instrumentalisées par différents acteurs politiques. Il en sera ainsi des nationalistes maghrébins au temps de la lutte anticoloniale, qui noueront des alliances tactiques avec des fondamentalistes dans le but de recourir à l’islam comme facteur d’unité et ressort de l’action collective. Ultérieurement, les gouvernements des pays nouvellement indépendants encourageront les mouvances traditionnalistes afin de mieux combattre les idées subversives, démocrates ou marxistes. Dans plusieurs de ces pays, des régimes autoritaires vont s’installer. Le plus souvent soutenus par l’Occident, ils vont engendrer des économies inefficaces et dépendantes. Et dans ce contexte conjuguant dictature politique, dépendance économique, misère sociale et inégalités, les mouvements islamistes vont pouvoir se développer. Ils vont profiter de soutiens importants de la part de l’Arabie Saoudite, de l’Iran khomeyniste ou encore des puissances occidentales à qui ils vont servir d’alliés, comme en Afghanistan durant l’occupation soviétique. Ces mouvements islamistes emprunteront par ailleurs diverses formes. On trouve des groupuscules activistes qui recourent à la violence en vue de réaliser un ordre islamique international. Mais on trouve également des partis de masse qui jouent la carte du jeu partisan et de la démocratie électorale quand la situation s’y prête, tout en cherchant à conformer leur société aux préceptes de l’islam. La Turquie incarne bien ce dernier cas de figure.

: L’islamisme ne représente tout de même pas la fin de l’histoire des sociétés nord-africaines et moyen-orientales. 

: Assurément pas. D’une part, on ne saurait restreindre l’islam à l’islamisme. Les interprétations plus traditionnelles de l’islam sont aujourd’hui encore au fondement de la pratique de la très grande majorité des musulmans. D’autre part, et même si les difficultés rencontrées sont immenses et les défis à relever redoutables, la transition vers la modernité pourrait un jour s’accélérer dans les pays musulmans. Elle favoriserait alors un accommodement graduel de l’islam aux fondements de cette modernité. Le printemps arabe déclenché en décembre 2010 tout autant que la révolte plus récente des Libanais laissent présager un tel avenir. 

: Je vous trouve bien optimiste quant à la transition des sociétés musulmanes vers la modernité. Nous en discuterons lors de notre prochain entretien.