Idéologie et religion
Philippe : Louis, au cours de nos récents entretiens, nous avons examiné diverses conceptions qui s’opposent quant à l’avenir de nos sociétés. Et à la toute fin de notre dernière conversation, vous avez qualifié ces conceptions de discours idéologiques. Vous avez alors conclu en insistant sur l’importance de mener le combat sur le plan des idées afin de proposer aux gens une interprétation de la situation qui soit fondée et convaincante, et qui leur fournisse des raisons d’agir. Mais ce combat, auquel vous nous conviez, n’implique-t-il pas avant tout que nous abandonnions ces illusions que sont les idéologies, que nous les dissipions en tirant parti des apports fournis par les diverses sciences?
Louis : Non! Je ne crois pas que les idéologies soient des illusions que la science pourrait nous permettre d’éliminer. La science se préoccupe de connaissance et non de signification, elle n’offre aucun projet. Aussi ne saurait-elle remplacer l’idéologie, qui n’a rien de superflu. La science ne saurait interdire aux humains d’attribuer un sens, une signification et une cohérence à leur expérience du monde. Elle ne saurait non plus les empêcher de donner une orientation et une direction à leur vie. Bien sûr, les idéologies combinent des explications et des valeurs, des savoirs et des désirs. C’est ce pourquoi elles sont controversables ou discutables, et s’offrent par conséquent tout autant à la polémique qu’aux critiques formulées d’un point de vue scientifique. Mais elles ne sauraient pourtant disparaître. À l’encontre de la thèse de la fin des idéologies, on peut observer que les modernes ont toujours et encore besoin d’interpréter le monde, de donner sens à la réalité et d’anticiper leur avenir, tout ce à quoi pourvoient justement les idéologies sous la modernité.
P : L’idéologie serait donc propre à la société moderne.
L : Tout à fait. Les idéologies émergent lorsque les religions perdent leur emprise et que les traditions cessent de prévaloir. Elles apparaissent lorsque la quête du sens se déplace de l’écoute d’une révélation provenant d’un au-delà à la recherche d’explications et à la fixation de fins ou de buts qui se montrent, dès lors, pluralistes et souvent même contradictoires. L’idéologie règne quand il n’y a plus une seule définition de la réalité, quand il y a une pluralité de lectures ou d’interprétations. Chaque idéologie s’offre à la polémique : construite par les uns, on peut lui opposer la construction des autres. Dans les sociétés antérieures à la société moderne, il allait de soi que la vie soit quelque chose de compréhensible et qui vaille la peine d’être vécu. À l’opposé, le monde des modernes, qui est caractérisé par le retrait du religieux, n’a plus de sens donné. Modernes, nous ne pouvons plus interpréter l’ordre de l’univers ou doter notre société d’une identité à partir d’un mythe d’origine. Nous ne sommes plus en mesure d’élucider la raison d’être de notre propre existence en nous référant à un cosmos signifiant ou à une révélation provenant d’un au-delà. Avec la sortie de la religion et l’ouverture des possibles, c’est dorénavant l’idéologie qui permet aux modernes de s’ancrer dans le monde en lestant leur vie de signification et rend leurs choix et leurs décisions possibles.
P : Mais comment pouvez-vous affirmer le retrait du religieux, alors que les religions semblent plus actives et plus influentes que jamais?
L : Soyons clair. Je ne prétends pas que la croyance et la pratique religieuses se soient estompées ou que les Églises aient disparu. Mais je soutiens que, dans nos sociétés modernes, la religion a cessé d’englober et d’organiser la vie collective. Je suis en cela en accord avec la plupart des chercheurs qui, sans nécessairement partager les mêmes thèses sur l’essence du religieux et son évolution, s’entendent sur ce fait que, sous la modernité, la religion n’est plus au fondement du lien social. D’ailleurs, tout en le déplorant, le pape François lui-même a récemment reconnu qu’en Occident, nous ne sommes plus en chrétienté. Il faut se rappeler que les humains reçoivent de la société qui les façonne leur façon de voir le monde, leurs idées, leurs valeurs et leurs croyances. Et selon l’ordre humain dans lequel est inscrite cette société, la nature du système d’explications et de valeurs qui leur est inculqué va profondément varier.
P : Si je vous comprends bien, dans les sociétés prémodernes, ces systèmes d’explications et de valeurs étaient tous de nature religieuse.
L : Oui, la dimension religieuse est présente depuis les tout débuts de l’humanité. Elle a été au fondement du lien social et de la vie collective tout autant dans les sociétés primitives et néolithiques que dans les sociétés prémodernes. Elle révèle une volonté de maîtrise et d’accomplissement qui dépasse ce que permet la réalité. Par divers rites, on cherche à influencer ou à agir symboliquement sur les forces surnaturelles ou les esprits qui régiraient les phénomènes que l’on veut mieux contrôler. La dimension religieuse révèle également une quête de sens. Par des récits qui racontent la genèse du monde, rendent compte de l’ordre cosmique et expliquent les éléments fondamentaux de l’expérience humaine, comme la vie et la mort, on cherche à surmonter les inquiétudes et les peurs devant l’incertitude et à alléger l’angoisse devant la mort. Sources d’explications et de normes, ces récits vont aussi justifier les pratiques sociales et les institutions qui existent dans la société.
P : Les rites et les récits vont tout de même beaucoup varier d’un type de société à un autre.
L : Assurément, car ils sont élaborés en fonction des structures de vraisemblance propres à chaque type de société. Considérons, dans un premier temps, les sociétés primitives. Vivant de chasse et de cueillette, ces sociétés sont animées par le sentiment d’une unité de vie avec la nature et en particulier avec les espèces animales. Pratiquant, par exemple, le chamanisme, elles adhérent à l’idée d’une équivalence entre l’âme humaine et l’esprit animal avec possibilité d’échange entre les deux, et pratiquent l’action rituelle par identification-simulation. Exemptes d’inégalités économiques, de hiérarchie sociale et de domination politique, elles ne connaissent ni la prière, ni les sacrifices. Pour ces sociétés non stratifiées, il n’est en effet nulle puissance supérieure qui puisse accorder une faveur, non plus qu’une classe d’êtres dépendants et inférieurs dont il serait légitime de prendre la vie pour l’offrir à cette puissance.
P : Dans les sociétés primitives, on retrouve d’autre part la pensée mythique, n’est-ce pas?
L : En effet. Le discours mythique confère une signification au présent en le rapportant à un temps primordial, un temps originel situé avant et en dehors de l’histoire. Il relate des évènements fondateurs que les rites et les initiations vont chercher à réactualiser afin d’en assurer la jonction avec le présent. Dans les sociétés primitives, on retrouve une multiplicité de mythes, chacun traitant d’un problème symbolique particulier : telle ou telle pratique, tel ou tel évènement, telle ou telle situation. Et c’est l’ensemble de ces mythes qui institue symboliquement et légitime la société. La pensée mythique prévaudra encore dans les sociétés néolithiques, mais elle empruntera alors des caractéristiques relativement différentes.
P : Qu’en est-il justement de la vie religieuse dans les sociétés néolithiques?
L : Ici encore, le lien entre la manière de vivre le monde et celle de l’interpréter est manifeste. Je vous rappelle que les sociétés néolithiques s’adonnent à l’agriculture et à l’élevage, et qu’elles se stratifient sur la base de la richesse accumulée. L’élevage plaçant dorénavant une barrière de supériorité entre les hommes et les animaux, la relation d’alliance, égalitaire et de réciprocité avec les esprits animaux que les sociétés primitives entretenaient n’est plus concevable. La vie religieuse sera dorénavant centrée sur la relation de filiation, verticale et de subordination que l’on entretient avec les âmes des ancêtres, ces ancêtres de qui l’on tient tout : l’existence, le territoire, les troupeaux, les savoirs et les techniques. Dans ce culte des ancêtres, on demande, on supplie, on prie et on offre des sacrifices selon une logique de donnant-donnant. Dans la maladie et le malheur qui ne sont plus interprétés comme étant la contrepartie des échanges entre âmes humaines et esprits animaux, on tend à voir désormais la sanction de fautes commises à l’égard des ancêtres, de transgressions dont la pire est le contact du sacré et de l’impur. Les tabous visent d’ailleurs à se protéger de ce qui va dans le sens de la mort et du désordre, le cadavre étant considéré comme le plus impur.
P : Et qu’en est-il alors des mythes?
L : Eh bien, dorénavant, non seulement ils expliquent l’origine de ce qui existe, mais ils justifient l’ordre social, la suprématie des adultes, des hommes, des aînés, des anciens, des chefs et des prêtres, et façonnent les conduites en conséquence, incitant à l’obéissance. D’autre part, la mythologie s’étoffe et les dieux proprement dits font leur apparition dès lors qu’est accordé un statut supérieur à un démiurge initial, à un ancêtre fondateur primordial, à un maître des animaux ou à la personnification d’un phénomène naturel. Avec l’avènement des royaumes et des empires, cette promotion des dieux va s’intensifier.
P : Cette évolution du religieux se poursuivra évidemment dans les sociétés prémodernes. Nous y reviendrons dans notre prochain entretien.