Entretien numéro 15

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

La transition des sociétés musulmanes vers la modernité

Philippe : Louis, au fil de nos récents entretiens, nous nous sommes d’abord intéressés au projet d’autonomie qui s’impose graduellement sous la modernité et au retrait concomitant de la religion auquel on assiste. Puis, après avoir traité de la survivance de la croyance et de la pratique religieuses qui persistent tout de même dans ce monde dont les fondements ne sont plus religieux, nous avons abordé la question de la coexistence entre croyants et incroyants dans les pays occidentaux. Cette problématique nous ayant conduits à évoquer les clichés réducteurs véhiculés en Occident à l’égard de l’islam, nous avons enfin évoqué le parcours historique de l’islam et examiné certaines idéologies qui se sont opposées dans les pays musulmans au cours des deux derniers siècles en regard de la modernité. Tout en mentionnant l’ampleur des difficultés rencontrées et des défis à relever, vous avez conclu notre dernier entretien en présumant que la transition vers la modernité pourrait un jour s’accélérer dans les pays musulmans. Ce qui, avez-vous ajouté, pourrait favoriser un accommodement graduel de l’islam aux fondements de cette modernité. Votre présupposition n’est-elle pas improbable, sinon chimérique?

Louis : Je ne crois pas. Il faut bien comprendre qu’à l’encontre des apparences, plusieurs sociétés nord-africaines et moyen-orientales sont déjà engagées dans la transition vers la modernité. Ces sociétés sont touchées par des transformations multiples, rapides et irrémédiables. L’urbanisation accélérée et les migrations de main-d’œuvre amenuisent les frontières entre les groupes d’appartenance, et réduisent le contrôle des communautés sur les individus. La scolarisation des filles augmente, le nombre d’enfants par femme diminue, les rapports de couple se font plus égalitaires, et les relations d’autorité dans la famille deviennent moins rigides. Ces diverses transformations, qui s’effectuent de façon relativement silencieuse, sont liées au troisième processus constitutif de la modernité. Ce processus, je le rappelle, touche les rapports sociaux. Il implique la mise en œuvre d’une forte individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires, à savoir les familles, les villages, les groupes religieux et ethniques.

: Est-ce à dire que ces sociétés deviennent de plus en plus individualistes? 

: Le processus d’individualisation conduit à ce que l’on peut qualifier d’individualisme sociologique. Cette forme d’individualisme doit être clairement distinguée tout autant de l’idéologie individualiste qui considère l’individu et ses droits comme supérieurs à ceux de la société que de la tendance égoïste, mais souvent dite individualiste, à tout subordonner à ses intérêts propres. D’autre part, l’individualisation doit également être différenciée de l’individuation. 

: Qu’est-ce que cela signifie? 

: Toute société humaine assure l’individuation des individus. Le fait d’être une individualité est en effet le fruit nécessaire de tout processus de socialisation. La conscience de soi se forme nécessairement à travers la relation avec les autres. En s’appropriant les attentes reçues de la part de ses proches, l’enfant ne peut se dispenser d’assumer le rôle de la première personne, d’assumer le Je. L’individualisation, dont nous parlons ici, est d’une autre nature. Elle tient à une série de développements qui tendent à faire de l’individu l’unité de base de sa société. Ces développements entraînent l’individu à prendre conscience qu’il est un acteur individuel et le contraignent à la réflexion et à la responsabilisation.

: Quels sont ces développements?

: Mentionnons ceux qui apparaissent les plus marquants. D’abord, l’affirmation graduelle de l’État-nation. Cette affirmation se fait au détriment des communautés primaires. Elle dégage progressivement les individus du pouvoir collectif des communautés familiales, religieuses et ethniques. La multiplication des groupes d’appartenance va dans le même sens. Les relations d’amour et d’amitié, l’éducation, le travail, la pratique religieuse, l’engagement social, le militantisme syndical ou politique, la participation à des activités artistiques ou sportives, toutes ces réalités se vivent désormais potentiellement dans des groupes différents. Et seul l’individu est à même de gérer ses engagements dans ces divers groupes. Déjà, en amont, la multiplication et la diversification des cercles de socialisation permettent aux jeunes d’opérer des choix tout en les y contraignant. L’émancipation des femmes joue à cet égard un rôle majeur. Non seulement le refus d’une identité assignée et la quête d’autonomie touche peu à peu la moitié des populations, mais les modèles de socialisation en sont transformés. On peut observer une diminution de la dépendance émotionnelle de l’enfant à l’égard de la mère, une présence plus forte du père dans l’éducation et une influence de l’école qui soumet l’enfant à des identifications multiples et diverses et l’encourage à faire ses expériences et à être actif. Le rapport à l’autorité, qu’elle soit parentale, scolaire ou autre, change également. Soulignons aussi qu’avec la prolongation de la scolarité, la jeunesse favorise l’affirmation de l’individualité. C’est ainsi que le mariage, par exemple, devient un contrat entre deux individus et non plus entre deux grandes familles ou deux segments d’une même grande famille.

: En raison de ces divers bouleversements, l’individu doit apprendre à structurer lui-même sa pensée et son action.

: En effet. L’individu vit dans un espace social plus ouvert, où les désaccords entre les idées et les valeurs sont accentués. À la recherche d’une vision cohérente des choses et d’un sens à donner à sa vie, il doit établir ses propres repères et faire ses propres choix. Étant moins soumis à la vie communautaire, l’individu devient davantage responsable de ses réalisations personnelles. Par ailleurs, cet individualisme sociologique revêt un caractère ambivalent. Il est un vecteur d’émancipation des individus du carcan des traditions et de libération de l’initiative individuelle. Mais il est en même temps un facteur de fragilisation ou d’insécurisation en rendant chacun plus responsable de son avenir. Aussi, pour acquérir des repères cognitifs et éthiques et une estime de soi, ainsi que la capacité d’action qui leur est indissociable, les individus disposant de moins de ressources personnelles peuvent être portés à s’engager dans des appartenances exclusives qui s’attachent à diluer l’individu dans le groupe. C’est ce que les intégristes religieux leur proposent. 

: En ce sens, les intégrismes religieux, dont l’islamisme, seraient tout à fait modernes.

: Oui. Même s’il se présente comme une volonté de renouer avec un passé mythifié, l’islamisme est effectivement un phénomène de la modernité. C’est une idéologie qui manifeste un refus des transformations en cours et une volonté de réaffirmer une identité collective qui a été fort malmenée au cours des deux derniers siècles. Néanmoins, c’est aussi une idéologie qui, de façon paradoxale, participe à l’évolution des sociétés. D’une part, dans plusieurs pays, les mouvements islamistes ont constitué de nouvelles solidarités horizontales, contribuant de cette façon à la mise en place d’une société civile indépendante des allégeances claniques et clientélistes traditionnelles. D’autre part, lorsqu’ils prennent le pouvoir, comme en Iran, ces mêmes mouvements islamistes démontrent qu’une autocratie religieuse ne saurait véritablement répondre aux attentes des populations actuelles. Cela ne peut qu’inciter certains musulmans à se mettre à la recherche d’un autre type d’articulation entre la religion et le politique. Un islam dont la doctrine serait réinterprétée pour la rendre compatible avec la démocratie moderne pourrait inspirer une action politique progressiste. 

: Finalement, le fait de présager un retrait de la religion ne vous conduit ni à une laïcité de combat ni à un athéisme militant.

: Absolument. On peut accompagner et nourrir les changements culturels, on ne peut les décréter. Ces changements ne peuvent s’opérer qu’au fur et à mesure que se transforment les rapports sociaux, politiques et économiques. Rappelons les échecs qu’ont connu les régimes communistes qui ont cru pouvoir éliminer la religion en URSS et dans les pays de l’Europe de l’Est. Il en a été de même en Turquie où la laïcité a été institutionnalisée de façon contraignante et brutale au cours des années 1920, et où le choc en retour est aujourd’hui évident. Il faut laisser aux transitions le temps de s’effectuer. C’est ce qui s’est passé en Occident, et il ne saurait en être autrement ailleurs. Les peuples nord-africains et moyen-orientaux ne peuvent ni ne veulent faire fi de leurs traditions culturelles et religieuses. Il leur faut arriver à concevoir des projets de société à partir de leurs valeurs et de leurs espoirs sans s’enfermer dans leurs références à un passé mythifié et un rejet de la modernité sous prétexte qu’elle provient de l’Occident. Mais pour y parvenir, ils doivent retrouver un minimum de maîtrise de leur destinée. C’est ce que semblent souhaiter les jeunes générations, ainsi qu’on a pu le voir à l’occasion du printemps arabe ou, plus récemment, lors de la révolte au Liban. 

: Un dernier mot, peut-être, concernant les immigrants et les enfants de parents qui proviennent des pays musulmans. Peuvent-ils collaborer d’une façon ou d’une autre aux transitions à opérer dans leur sociétés d’origine?

: Ils le font déjà souvent en soutenant financièrement leurs proches restés au pays. Ils peuvent sans doute faciliter l’appropriation des fondements de la modernité par ces proches. Mais encore faut-il que leurs sociétés d’accueil favorisent leur propre appropriation de ces fondements. Or, c’est loin d’être toujours le cas. Le déni de reconnaissance qu’ils subissent s’ajoute trop souvent à une intégration peu aboutie et à une situation économique précaire. Plutôt que d’en faire des ambassadeurs de la modernité, cette situation les incite malheureusement parfois au repli sur leurs groupes d’appartenance et à une affirmation sans nuance de leurs traditions particularistes. 

: Dans notre prochain entretien, nous pourrons revenir sur les conditions favorisant la conception de projets de société.