Une voie substitutive à la modernité avancée?
Les positions catastrophiste et réformiste
Philippe : Louis, notre dernier entretien nous a engagés dans l’examen des principales positions qui s’opposent au regard d’une solution de remplacement ou d’une substitution à la société actuelle. Nous avons alors considéré deux des cinq courants majeurs que vous distinguez, soit le courant légitimiste, selon lequel le capitalisme et la démocratie libérale sont indépassables, et le courant réactionnaire qui milite lui pour un capitalisme sans démocratie. Que dire maintenant des trois autres courants?
Louis : Eh bien! À l’encontre des deux premiers points de vue, les courants catastrophiste, réformiste et gauchiste en appellent, eux, à des changements par une action collective. Cependant, pour justifier cette action, ils recourent à des lectures de la réalité et à des motivations fort différentes.
P : Voyons cela!
L : Comme sa désignation le laisse entendre, pour le courant catastrophiste, le seul projet qui importe réside dans la prévention des catastrophes majeures qui sont actuellement anticipées. Ces catastrophes ne sont pas imaginaires. Elles tiennent à des problématiques clairement identifiables, depuis la pollution de l’environnement et le réchauffement de la planète jusqu’aux manipulations génétiques et à l’application à l’humain des biotechnologies, en passant par les accidents de grande ampleur dans les industries nucléaires ou chimiques. Un des auteurs les plus connus pour s’être élevé contre ces menaces associées aux technologies modernes est sans doute Hans Jonas. Jonas propose une éthique nouvelle appelant à la responsabilité à l’égard des générations futures et de la nature. La peur et l’inquiétude doivent à son avis servir d’aiguillon, inciter à connaître et à mesurer les risques d’une technique avant de l’utiliser. Jonas recommande bien sûr de s’abstenir dans le cas où le risque est inconnu. Mais il ne prône ni l’immobilisme, ni l’abandon de la science et de la technologie. À l’opposé, d’autres penseurs et un bon nombre d’activistes refusent tout développement scientifique et technique dans le but de conjurer toute catastrophe potentielle.
P : La dénonciation des méfaits de la technologisation de la civilisation moderne n’est tout de même pas inédite?
L : Non, absolument pas. Depuis les débuts de la modernité, on retrouve une profonde méfiance vis-à-vis de la science et de la technique, et de façon plus large, vis-à-vis des prétentions rationnelles en général. Les conservateurs, interprétant comme déclin ce que d’autres regardaient comme progrès, se sont depuis toujours insurgé contre les prétentions de la raison. À leurs yeux, la science et la technique anéantiraient les valeurs de l’art, de l’éthique et de la religion, et causeraient la ruine de l’homme. Des philosophes comme Nietzche et Heidegger ont eux aussi, à leur façon, remis en question les acquis de la raison technoscientifique, s’enfermant dans un dilemme entre la volonté de domination pure de la nature et l’abstention radicale.
P : Ces diverses conceptions semblent toutes manifester une volonté de retour à un état antérieur. Certains défenseurs de la décroissance n’en seraient-ils pas en quelque sorte les héritiers?
L : Tout à fait! Les avocats les plus intransigeants de la décroissance sont convaincus de la nécessité d’abandonner le projet de la maîtrise des processus naturels. Plutôt que de se questionner sur le type de développement qui serait compatible avec le respect de l’environnement, ils rejettent l’idée même de développement; et ils prônent un retour à la période préindustrielle, ou même, pour certains, à la période prénéolithique. Ils valorisent la sobriété et idéalisent un passé mythique qu’ils opposent au monde moderne. Aussi, leur discours reprend-il effectivement les lieux communs de la pensée conservatrice : que ce soit la disparition de l’authenticité du monde naturel, l’idée de décadence ou la prophétie d’un effondrement du monde moderne sous la pression de la technique.
Ajoutons que certains adeptes de l’écologie profonde vont encore plus loin. Sacralisant la nature, ils lui reconnaissent des droits opposables à l’existence même de l’humanité.
P : Que penser finalement du courant catastrophiste et de toutes ces critiques qu’il élève à l’encontre de la rationalité technoscientifique?
L : Il nous faut d’abord recadrer la problématique dont le catastrophisme se nourrit. La technique ou la technicité est une dimension essentielle de l’action humaine, même si ce n’en est qu’une dimension partielle. Déjà présente dans l’existence animale, cette dimension trouve sa source dans le processus de la vie, dans l’obligation d’assurer son existence. Comme tous les autres êtres vivants, les humains doivent s’approprier les ressources que leur offre la nature et transformer cette nature en un environnement habitable. En revanche, il nous faut à l’évidence instaurer un rapport moins naïf et plus réflexif à la nature, et apprendre à subordonner la raison instrumentale à des valeurs et à des normes. Il ne s’agit pas d’idéaliser et encore moins de sacraliser la nature; non plus que de renoncer à la rationalité instrumentale qui permet une certaine maîtrise des processus naturels. Toutefois, la prudence s’impose. Car il nous faut assurer le maintien des formes vivantes et préserver leurs possibilités d’évolution. S’il n’est pas nécessairement souhaitable d’accorder des droits aux plantes, aux animaux ou, plus largement, à l’environnement naturel, il est toutefois fondamental que les humains assument leurs responsabilités à leur égard. Le problème, ce n’est pas le développement technologique en soi, mais le fait que le développement technologique opère de façon incontrôlée, et soit au service d’intérêts purement économiques. Il nous faut remettre le développement technologique, et le développement économique d’ailleurs, à leur juste place, qui est instrumentale.
P : Mais cela est-il possible? Un tel projet n’est-il pas de l’ordre de l’utopie?
L : Aux yeux des partisans de notre quatrième courant, le courant réformiste, ce n’est pas une utopie. Selon eux, non seulement le projet de reprise en main et de réorientation du développement économique et technologique est de l’ordre du possible, mais il est déjà en voie d’élaboration à travers les luttes sociales actuelles qui visent l’instauration d’un nouveau modèle de développement, un modèle fondé sur le développement durable. Ce modèle implique évidemment des changements fondamentaux tout autant dans les domaines technologique et économique que politique.
P : Comment les réformistes abordent-ils la question du développement technologique?
L : Ils refusent de penser en termes d’alternative entre la préservation de la nature et le projet de la maîtrise des processus naturels. Ils estiment bien sûr qu’il faut s’assurer que cette maîtrise ne tourne pas en mésusage ou en pillage. Cependant, à leurs yeux, le développement technologique est nécessaire non seulement pour l’amélioration du bien-être des populations et l’enrichissement de leur vie, mais aussi pour la sauvegarde du patrimoine naturel. Ils souhaitent un contrôle démocratique de ce que font la science et la technique, mais ils considèrent qu’il faut concevoir raisonnablement le risque. À leur avis, si nous sommes responsables vis-à-vis des générations futures et que nous ne pouvons plus ignorer que nos décisions auront des conséquences à long terme pour l’ensemble des humains, il nous faut savoir prendre en compte les impacts potentiels de notre inaction tout autant que de notre action.
P : De façon plus générale, qu’en est-il du développement durable proposé par les réformistes?
L : Les réformistes repoussent la perspective de la décroissance, mais ils ne visent pas non plus un développement assimilé au toujours plus de la croissance. Ils envisagent plutôt un développement subordonné à des contraintes environnementales élevées, comme les rythmes de reconstitution des ressources renouvelables, les perspectives de substitution de nouvelles ressources à des ressources épuisables, et les rythmes d’autoépuration des milieux. À leur avis, la demande devrait être soutenue de deux façons. D’abord par des investissements majeurs dans les biens communs, dans les services de santé et d’éducation, par exemple, ou dans les transports et les logements, soit là où les investissements verts les plus importants peuvent être réalisés. La demande devrait être également soutenue par une augmentation substantielle du pouvoir d’achat de la population, mais en s’assurant de la qualité et la durabilité des produits offerts et en orientant la consommation vers les services et l’immatériel. Les réformistes suggèrent enfin la mise au point de systèmes de production et de techniques de fabrication plus économes en ressources. Les réformistes souhaitent en définitive instaurer un nouveau modèle de développement permettant de lier activité économique, réduction des inégalités et protection de l’environnement.
P : Mais comment engager les sociétés dans un tel modèle? Est-ce même envisageable alors que la démocratie est en recul un peu partout. Et puis, dispose-t-on du temps nécessaire pour poursuivre dans cette voie réformiste alors que les changements climatiques s’emballent? Voilà des questions que nous pourrons aborder dans notre prochain entretien.