La sortie de la religion
Philippe : Louis, au cours de nos deux derniers entretiens, vous nous avez entraînés dans une sorte de long métrage retraçant l’évolution du phénomène religieux au cours des âges. Nous en étions aux sociétés prémodernes et à l’émergence des grandes religions, dont certaines, avez-vous précisé, présentent un caractère messianique qui a nourri historiquement de nombreuses révoltes sociales et politiques. Ces religions auraient donc été tout à la fois des facteurs de légitimation et de mise en cause de l’ordre existant.
Louis : Effectivement. Les grandes religions ouvrent des perspectives nouvelles qui modifient la culture politique. Le Dieu-Roi disparaît pour laisser la place à un souverain en principe responsable devant un ordre supérieur. Mais l’élite religieuse, tout en constituant un certain contrepoids au pouvoir existant, confortera habituellement sa légitimité. Même le bouddhisme, pourtant moins engagé dans la vie temporelle, va légitimer le pouvoir politique en soutenant, par exemple, que le roi occupe sa position parce qu’il a accumulé des mérites dans ses vies antérieures. D’autre part, les grandes religions, particulièrement les monothéismes, annoncent l’avènement à venir d’un monde paradisiaque. Et elles vont de ce fait nourrir des espoirs messianiques potentiellement subversifs.
P : Il en sera ainsi du christianisme.
L : En effet. Fondé sur la croyance en l’incarnation du fils de Dieu en Jésus de Nazareth, le christianisme entretient l’espérance en son retour glorieux à la fin des temps en vue de l’établissement définitif du royaume de Dieu. Formée dans le climat d’effervescence apocalyptique juive qui prévalait à l’époque, la foi chrétienne sera au départ fortement axée sur la fin prochaine de l’histoire. Les évangiles nous présentent un Jésus qui parle et agit en prophète, prédisant les signes catastrophiques – des guerres, des calamités, de la désolation – qui sont autant de présages de l’approche du règne de Dieu. L’Apocalypse de Jean, rédigé dans le dernier quart du premier siècle, soit à une époque où les chrétiens sont persécutés, annonce le triomphe de Dieu sur les forces du mal. Ce dernier livre du Nouveau Testament sera au départ de croyances millénaristes, selon lesquelles le Messie, après avoir chassé l’Antéchrist, instaurera un règne terrestre qui durera mille ans, jusqu’au Jugement dernier.
P : Cette fascination pour la fin des temps sera vivace.
L : Oui, le phénomène messianique-millénariste refera surface à plusieurs époques. Notamment, au Moyen Âge durant les Croisades, puis du XIVe au XVIe siècle, alors qu’il accompagnera les luttes sociales. Espérance des désespérés, il se chargera d’un contenu révolutionnaire et égalitaire, et donnera un sens aux révoltes. Les mouvements socio-prophétiques vont toucher particulièrement et successivement l’Angleterre, la Bohème et l’Allemagne. Ces tentatives millénaristes à la fois violentes et mystiques ont été durement réprimées. Elles vont pratiquement disparaître à la fin du XVIe siècle. L’espérance millénariste se maintiendra toutefois sous une forme pacifiste et spirituelle dans des courants religieux comme les baptistes, les quakers et les mennonites.
P : Est-ce que l’on retrouve dans les autres monothéismes des traditions analogues à celles du millénarisme chrétien?
L : Certainement! Le judaïsme, qui plonge ses racines dans la littérature prophétique et apocalyptique de la Bible hébraïque, a suscité de nombreuses vocations messianiques au cours des siècles. D’ailleurs, contrairement à la doctrine chrétienne, pour le messianisme juif, la rédemption est un événement qui se produit nécessairement sur la scène de l’histoire, et non dans l’âme de chaque individu. L’eschatologie est aussi un des thèmes fondamentaux du dogme musulman. Dernier des prophètes, Mahomet inaugure la période terminale de l’humanité. Et de nombreux mahdis, guidés par Dieu, vont se lever au cours des siècles, particulièrement en Afrique du Nord, en vue de restaurer la pureté de la foi et de créer un ordre social juste avant l’arrivée de la fin du monde. Même le bouddhisme, dont le souci primordial porte moins sur la fin du monde que sur les réincarnations successives qui doivent conduire à la libération ou à la dissolution du moi, a pu nourrir des espoirs messianiques. Il a, entre autres, joué un rôle fondamental dans les grands mouvements insurrectionnels qu’a connus la Chine au cours de son histoire.
P : Par ailleurs, en Occident, les phénomènes messianiques-millénaristes sont pratiquement disparus depuis plusieurs siècles déjà.
L : Absolument! Avec l’émergence de la modernité et le retrait du religieux, les mouvements révolutionnaires vont se séculariser et emprunter graduellement une pensée de nature idéologique plutôt que religieuse.
P : Nous voilà de nouveau confrontés à cette question du retrait du religieux. Qu’en est-il de ce phénomène et de ses causes?
L : Lors d’un entretien antérieur, j’ai noté que l’émergence de la modernité trouve en partie son origine dans les grandes découvertes qui ont connu leur apogée fin XVe-début XVIe siècle. Non seulement ces grandes découvertes ont suscité un essor économique majeur qui a conduit à la naissance du capitalisme, et enclenché la désintégration de l’ordre social ancien, mais elles ont provoqué un renouvellement des connaissances. Par l’apport de nouveaux savoirs sur le monde et ses habitants qui n’entraient pas dans les cadres dogmatiques des vérités admises, ces découvertes ont ruiné la vision médiévale du monde, et conduit à un réexamen des fondements de la connaissance. Le refus de l’argument d’autorité et l’esprit de libre examen seront graduellement appliqués à tous les registres de la vie humaine, la religion, les sciences et la philosophie, puis tous les domaines de l’action dont le politique.
P : La science va donc jouer un rôle majeur dans la mise en cause de la religion.
L : De fait, le développement progressif de la science moderne va favoriser la mise en question de la vision du monde propagée par les religions. Avec les découvertes en astronomie et celles, beaucoup plus tardives, en astrophysique, l’image d’une terre occupant le centre d’un univers statique sera remplacée par celle d’un univers en expansion depuis environ 15 milliards d’années. L’idée de l’évolution de la vie va également s’imposer, et permettre d’élucider les origines des multiples espèces humaines qui ont existé, dont la nôtre. À l’encontre du créationnisme, les sciences ont démontré que le cosmos, la matière et le monde vivant sont soumis au devenir. Les sciences vont en outre achever le désenchantement du monde qu’avaient amorcé les grandes religions. Comme je l’ai mentionné antérieurement, les grandes religions ont combattu l’idée d’un univers peuplé d’esprits. Mais si elles reconnaissent une certaine autonomie de la nature, elles conçoivent tout de même que le surnaturel puisse y intervenir à titre exceptionnel. En revanche, les sciences, à la recherche des lois causales selon lesquelles opère le monde physique, vont écarter tout reste de pensée magico-religieuse.
P : Au-delà du désenchantement du monde opéré par les sciences, peut-on discerner d’autres facteurs qui ont participé au retrait de la religion?
L : Certainement! Car, pour que l’humanisme autosuffisant devienne une option viable, il a fallu du temps. On peut d’ailleurs repérer une étape intermédiaire au cours de laquelle une nouvelle conception religieuse a prévalu, le déisme, qui a réduit le rôle et la place des religions instituées. Le déisme est assurément un effet du succès des sciences, mais aussi une réaction contre le fanatisme religieux qui a ravagé l’Europe pendant les XVIe et XVIIe siècles. Tout en reconnaissant que le monde est une création de Dieu, le déisme comprend l’ordre du monde comme un ordre impersonnel qui peut être perçu par la raison. Écartant les mystères, il réduit le dessein de Dieu à l’égard des humains à la réalisation de leur propre bien. Partant de là, il est devenu possible de concevoir que les humains peuvent atteindre leur bien, un bien purement humain, par eux-mêmes, sans aucune aide extérieure. Au XVIIIe siècle, avec les Lumières, l’humanisme autosuffisant s’affirmera comme alternative plausible au christianisme. La liberté de croyance deviendra une valeur en soi. Et, dans ces conditions, l’athéisme ou l’agnosticisme se manifesteront.
P : Les questions fondamentales qui tourmentent les humains se poseront alors d’une toute autre façon.
L : Oui, et ce sont des philosophes comme Emmanuel Kant qui vont prendre pleinement la mesure de l’impact de la révolution scientifique sur la pensée. Kant opère une critique radicale des réponses apportées traditionnellement aux questions fondamentales de la pensée, dont la toute première : Pourquoi, somme toute, y a-t-il un monde plutôt que rien? Remontant un enchaînement d’effet à cause jusqu’à la cause ultime qui serait en elle-même sa propre cause, les philosophes débouchaient généralement ainsi sur l’existence de Dieu. Kant porte un coup fatal à ce raisonnement en montrant que, quand bien même nous aurions nécessairement l’idée que Dieu existe, cette idée n’en resterait pas moins une idée et ne prouverait encore rien quant à son existence réelle. Selon Kant, il faut distinguer la quête de sens de la recherche de la connaissance. Et ce n’est qu’à cette dernière, qui est l’objet de la science et qui s’inscrit dans des propositions irréfutables, que s’appliquent les critères de vérité, de certitude et d’évidence.
P : Kant va également faire la critique de la philosophie morale.
L : Oui, et il va ici aussi s’installer dans la rupture, critiquant l’idée d’un cosmos harmonieux et bon que la théorie aurait pour mission de connaître et la praxis morale pour finalité d’imiter. Pour Kant, les valeurs ne sont plus du domaine de l’être, mais relèvent du devoir-être. À l’instar des autres représentants des Lumières, il dégage ainsi l’un des principes générateurs de la modernité, sans doute celui qui a le plus à voir avec le retrait du religieux, le principe d’autonomie.
P : Dans le cadre de notre prochain entretien, nous pourrons nous interroger sur ce principe d’autonomie et poursuivre ainsi notre examen du retrait du religieux.