Entretien numéro 2

Pourquoi Les entretiens imaginaires?

Les différentes phases de la modernité

Philippe : Louis, lors de notre premier entretien, vous avez soutenu que nos sociétés contemporaines s’inscrivent toujours dans la modernité et non dans une postmodernité. Pourtant, notre situation diffère passablement de ce que les sociétés modernes ont connu antérieurement.

Louis : Effectivement, les choses ont beaucoup changé depuis les débuts de la modernité. Nous sommes nous-mêmes entrés depuis peu dans une nouvelle phase historique de la modernité. Je crois toutefois que cette nouvelle phase est en continuité avec les phases précédentes. Nous sommes toujours animés par la même dynamique qui marque la modernité depuis ses débuts, une dynamique fondée sur l’aspiration à la liberté individuelle. Comme nos prédécesseurs, et plus encore qu’eux, nous cherchons à réaliser cette aspiration tout autant dans nos relations personnelles, dans la vie de couple et dans la famille par exemple, que dans la vie publique politique et dans la sphère économique. Il existe bien sûr des interprétations différentes de ce qui constitue cette liberté que nous valorisons, des interprétations qui rivalisent entre elles. Certains, les libertariens par exemple, s’en tiennent à une forme de liberté négative, soit à la possibilité pour l’individu de choisir et d’agir à sa guise, sans contrainte. Alors que d’autres souhaitent que tous bénéficient à la fois des mêmes droits à la liberté, ce qui suppose l’égalité des chances, et des mêmes possibilités d’user de ces droits, ce qui implique une certaine égalité des conditions. 

: En outre, selon vous, les trois processus constitutifs de la modernité, à savoir la constitution et la démocratisation d’États-nations, l’essor d’une économie capitaliste et la mise en œuvre d’une forte individualisation couplée à la formation d’une société civile, se poursuivent encore aujourd’hui.  

: Ils se poursuivent en effet. Néanmoins, nous pouvons distinguer nettement trois phases au cours desquelles ces trois processus constitutifs de la modernité ont passablement évolué. La première phase, que l’on peut qualifier de modernité libérale, va, en gros, de 1789 à 1914. Elle a été marquée par le développement du capitalisme industriel, la montée des États-nations occidentaux et la reconnaissance des droits individuels, mais sans que les conditions de la réalisation de ces droits ne soient prises en compte. Cette modernité libérale est entrée en crise dans le contexte de deux dépressions économiques majeures, l’une dans les années 1880 et l’autre dans les années 1930, et de deux guerres mondiales. Dans les années 1950, une nouvelle phase s’est ouverte, que des auteurs ont dénommée la modernité organisée. 

P : Entamée après la Deuxième Guerre mondiale, cette deuxième phase va donc réduire les contradictions dans lesquelles s’était enlisée la première modernité.

: Oui, pour un temps tout au moins. Rompant avec le libéralisme classique, la modernité organisée va reposer sur l’affirmation d’un État social. L’État va, tout à la fois, réguler l’économie, ce qui va assurer trente années de croissance continue, et favoriser la généralisation de l’individualisation par une offre de protections sociales et de biens collectifs. Bien sûr, l’État social régulateur a connu un degré de développement différent selon les pays. Mais le consensus autour d’une plus grande intervention de l’État pour atténuer les effets d’une mauvaise conjoncture et pour mieux répartir la prospérité s’est imposé dans la plupart des pays occidentaux, incluant les États-Unis, particulièrement sous la présidence de Roosevelt puis celles de Kennedy et de Johnson. Finalement, les États occidentaux ont tous développé des interventions en matière de législation sociale, de sécurité sociale et de régulation de la croissance économique. Il faut par ailleurs souligner que l’économie mondiale n’a jamais connu au cours de ces années de croissance un niveau de régulation équivalant à ce qui avait été atteint sur le plan national. On doit également noter que les pays du tiers-monde étaient pratiquement exclus du modèle de développement qui prévalait alors. 

P : Mais cette modernité organisée va à son tour entrer en crise, n’est-ce pas?

L : Absolument. À partir du milieu des années 1970, l’économie mondiale est entrée dans une crise structurelle profonde, une crise qui allait bien au-delà des récessions récurrentes, et qui va durer presque vingt ans. On peut l’expliquer brièvement de la façon suivante. Pour des raisons reliées, entre autres, aux limites des technologies existantes, mais aussi à une organisation du travail déplorable qui soulevait la résistance ouvrière, on a assisté dans les pays industrialisés à une chute drastique des gains de productivité. La croissance s’est arrêtée et les entreprises ont vu leur taux de profit s’affaisser. Pour compenser le ralentissement de leurs marchés nationaux, les grandes entreprises ont tenté de s’emparer des marchés étrangers, intensifiant la lutte commerciale sur le plan international. Et ces grandes entreprises, pour rétablir leur rentabilité, se sont internationalisées, délocalisant leurs activités productives à travers des investissements directs à l’étranger. Elles ont déployé leur système productif sur des continents entiers; elles ont noué des liens de sous-traitance avec des pays du tiers-monde. Et par la suite, ces pays, qui vont devenir de « nouveaux pays industrialisés », vont se joindre à la concurrence qui n’en sera que plus virulente. Néanmoins, profitant de la mise au point de nouvelles technologies, une sortie de crise va s’affirmer à partir des années 1994-1995.

P : Toutefois, on ne va pas retrouver l’équilibre économique et la croissance continue que l’on avait connus entre 1946 et 1975. 

L : Non, effectivement. Malgré une très forte augmentation de la création de richesse, l’équilibre économique sera précaire. Non seulement la concurrence économique sera virulente sur le plan international, mais les inégalités vont s’amplifier au sein des diverses nations autant qu’entre elles. On va également assister au développement de marchés financiers globaux qui vont assurer une libre circulation des capitaux financiers, et provoquer une financiarisation de l’économie. Dérégulés, les marchés financiers vont cesser de financer les entreprises pour en devenir les prédateurs. Et c’est au cœur de ce milieu de la finance dérégulé que va se former une crise financière majeure qui va éclater en 2008 et se transformer en une récession globale.  

P : Ces perturbations et ces transformations qui ont touché les économies au cours des dernières décennies ont naturellement affecté les États!

L : Pour sûr! Nos trois processus sont encore et toujours interreliés. Avec la constitution d’un marché mondial unifié, la possibilité de réguler l’économie a échappé, en partie tout au moins, aux gouvernements nationaux. La mobilité croissante des capitaux, jointe aux stratégies des firmes multinationales, a transformé l’équilibre des pouvoirs entre l’État et le marché. Les gouvernants se sont vu imposer de sérieuses contraintes non seulement en matière de développement économique, dans le domaine de la création et du maintien des entreprises, par exemple, mais plus généralement en matière de gouvernance. Car, depuis les années 1980, les États sont aux prises avec une situation financière et budgétaire difficile qui les rend vulnérables. À l’époque, sous l’effet de la crise économique structurelle qui excluait du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante; et cela, au moment même où les revenus de l’État stagnaient en raison de l’arrêt de la croissance. Les gouvernements ont paré à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui ont débouché sur un processus d’endettement. Avec le temps, ce processus d’endettement s’est accéléré, particulièrement lors de la crise de 2008. Finalement, cette crise des dettes souveraines, comme on l’a appelée, a soumis la politique des gouvernements à la discipline des marchés financiers. Comme la Grèce l’a démontré, les États qui se permettent des écarts trop importants vont subir rapidement les pressions des marchés ou des organismes internationaux distributeurs de crédits comme le Fonds monétaire international. 

P : Mais les gouvernements n’auraient-ils pas pu libérer leurs États de cette entrave, et récupérer ainsi leur capacité d’action?

L : Bien sûr. Les gouvernements auraient pu, en principe, augmenter leurs revenus plutôt que de s’endetter. Naturellement, il aurait été difficile, sinon impossible, de hausser de façon importante le taux moyen d’imposition puisque cela avait déjà été fait lorsque l’on a mis en place les États-providence dans la deuxième moitié du XXe siècle. En revanche, on aurait pu revoir la fiscalité, assurer une plus forte progressivité fiscale afin d’imposer davantage les plus riches au fur et à mesure que leur richesse s’accroissait. Mais c’est le contraire qui s’est passé. Non seulement de nombreux gouvernements ont appliqué des politiques de diminution de la progressivité de l’impôt, mais les riches, individus et entreprises, se sont mis à pratiquer l’évasion fiscale grâce à l’expansion des paradis fiscaux et au laisser-faire des États. 

: Cela soulève la question des raisons pouvant expliquer ces choix politiques discutables et ces pratiques fautives. Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur cette question et, plus généralement, sur les contradictions qui affectent la troisième phase de la modernité dans laquelle nos sociétés sont entrées au cours des dernières décennies.