Le projet d’autonomie
Philippe : Louis, avant d’enchaîner avec le propos de notre dernier entretien, et pour nous aider à mieux le faire, je souhaiterais que nous débutions par une mise en perspective du parcours que nous avons suivi jusqu’à maintenant. Pouvez-vous me rappeler les grandes lignes du cadre conceptuel que vous avez peu à peu introduit dans nos discussions dans le but de nous aider à penser l’histoire de l’humanité dans la longue durée.
Louis : Bien, tentons cette synthèse. Comme vous vous en souviendrez, je distingue quatre ordres humains qui se sont historiquement succédés : l’ordre primitif, l’ordre néolithique, l’ordre prémoderne et l’ordre moderne. Ces ordres humains reposent sur autant de types d’économies : économie de chasse et de cueillette, économie agricole extensive ou intensive, économie industrielle. Et ils se matérialisent dans des variétés d’institutions politiques et sociales particulières. Mais ils coïncident également avec des types d’êtres humains qui se singularisent par leurs manières de penser, de sentir, d’agir, de croire et de créer. Les institutions et les manières d’être correspondent enfin à des modes caractéristiques de compréhension du monde et de rapport à la nature, à la société, à l’humain et au divin. Dans chaque ordre humain, on peut ainsi repérer quelques principes centraux qui sont au fondement des formes de la vie en commun tout autant que des façons de voir et de se comporter des individus.
P : Et selon l’ordre humain en question, ces principes seront exposés tantôt dans une mythologie, tantôt dans une histoire sainte, tantôt dans une idéologie.
L : C’est cela. La pensée mythologique est orientée vers un temps d’avant le temps humain. Ce qui lui importe, c’est la conformité au temps de l’origine. Elle engage les humains dans une dépendance et une dépossession, qui sont particulièrement fortes dans la société primitive, mais encore présentes dans la société néolithique. Ces sociétés nient en effet leur capacité d’autocréation. Elles attribuent tout ce qu’elles comportent à une source extra-sociale. Leur manière de vivre, leurs institutions, leurs règles, leurs usages, leur outillage et leur façon de voir, tout leur a été donné. Elles n’ont qu’à respecter, à se conformer à cet héritage, et à le reproduire.
P : Avec les grandes religions, cette façon de voir et ces principes sont passablement modifiés.
L : Assurément. Comme nous l’avons vu, avec les monothéismes, la nostalgie des origines fait place à l’attente de l’avènement d’un monde paradisiaque. Les récits mythologiques qui sont conservés sont dorénavant inscrits dans la perspective d’un temps linéaire. Ainsi en est-il des récits de la création, du déluge ou de la tour de Babel, par exemple. Cependant, ce temps linéaire et irréversible ne caractérise dans la vision religieuse que l’histoire sainte, le profane demeurant tenu pour cyclique. La vie, qui est rythmée par les naissances, les maturations et les morts, se répète sans trêve. Les États et les civilisations apparaissent, croissent, atteignent leur apogée, périclitent et s’écroulent. Sans l’intervention divine, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. Seule la volonté divine peut engendrer un avenir véritable qui échappe à la répétition. Et pour accéder à cet avenir, pour parvenir au paradis, les humains doivent se conformer à cette volonté divine. Ils doivent obéir aux prescriptions qu’ils peuvent découvrir par eux-mêmes dans la loi naturelle ainsi qu’à celles qui leur ont été transmises explicitement par des sages ou des prophètes.
P : C’est donc finalement par rapport à cette vision religieuse que la modernité va opérer une rupture décisive, une rupture qui va s’incarner dans le principe d’autonomie.
L : Tout à fait. Les modernes vont rompre avec l’idée d’un cosmos harmonieux et bon que nous aurions à connaître et à imiter. Ils n’entendent plus recevoir leurs normes et leurs lois ni de la nature des choses, ni de Dieu. Ils prétendent au contraire les fonder eux-mêmes par leurs propres moyens, à travers un questionnement constamment ouvert et la délibération. Le principe d’autonomie implique une dénaturalisation des coutumes et une mise en question de la tradition comme norme suprême. Les valeurs et les normes traditionnelles ne sont pas nécessairement niées, mais elles sont désormais l’objet d’une réflexion qui vise à juger de leur bien-fondé. Tout cela va évidemment à l’encontre des religions, qui légitiment leurs croyances et leurs prescriptions par la référence à une tradition. La modernité s’organise au contraire autour de la notion d’avenir, ce qui ouvre la voie aux différentes idéologies qui vont s’efforcer de faire prévaloir leur propre idéal.
P : Vous associez la rupture avec la vision religieuse à l’émergence de la modernité. Mais qu’en est-il de la Grèce ancienne? N’a-t-elle pas connu l’éclosion de la vie politique et la naissance de la philosophie entre le VIe et le IVe siècle avant notre ère?
L : Il est vrai que les Grecs ont conçu que les humains pouvaient créer un ordre par et pour eux-mêmes en s’imposant des lois. D’ailleurs, le terme autonomie vient du mot grec ancien autonomos, qui signifie « qui se régit par ses propres lois ». Mais l’ordre ainsi créé était censé s’inscrire dans l’ordre du monde et se trouvait en fait comme dicté par celui-ci. Malgré l’auto-législation qu’elle pratiquait et défendait, la Cité grecque est restée attachée à l’idée d’un modèle transcendant et éternel. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle, période d’essor scientifique et d’épanouissement de la raison critique, que le principe d’autonomie a été pour la première fois explicité sans réserve. Pour les philosophes des Lumières, l’être humain, doué de raison, est originellement autonome, c’est-à-dire capable de penser, de juger et d’agir par lui-même. Et cela, même si, le plus souvent, il a tendance à se soumettre à des autorités, à des croyances, à des préjugés, à des usages et à des mœurs. Pour passer de l’obéissance au gouvernement de soi et se réapproprier ainsi sa pleine humanité, il doit s’arracher aux attitudes apprises et se soustraire à la domination de la tradition.
P : Cette philosophie des Lumières n’est-elle pas un peu naïve? Est-il concevable que chaque être humain pense, juge et agisse par lui-même, en dehors de toute tradition?
L : Judicieuses, ces questions ont été soulevées par divers courants philosophiques et spirituels. C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, les philosophes romantiques ont pris le contrepied de la position des philosophes des Lumières. Ces romantiques affirment l’irréductible enracinement de l’homme, et se représentent l’inscription dans une culture particulière comme le seul accès possible à l’humanité. Les capacités de penser, de juger, et d’agir ne peuvent à leur sens s’exercer qu’au sein d’une tradition. On peut assurément leur donner raison sur le fait que penser par soi-même ne signifie pas l’indépendance individuelle de la pensée. Et il est clair que l’autonomie n’est pas naturellement enracinée dans les individus. Mais il est possible d’acquérir le pouvoir de penser, de juger et d’agir par soi-même en s’exerçant à le faire. Toutefois, cet apprentissage implique une société dont les normes culturelles l’autorisent et le favorisent.
P : C’est dire que l’autonomie individuelle ne peut s’introduire dans les mœurs que dans une société se voulant elle-même autonome.
L : De fait, la possibilité de penser, de juger et d’agir par soi-même est directement issue de la formation de la société moderne. Ainsi, la liberté de penser n’est pas sans rapport avec des droits fondamentaux garantis par la démocratie moderne, tels la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de rassemblement et le droit de fonder des associations. Car l’accès à la pensée des autres et la possibilité d’échanger avec eux des idées et des arguments conditionnent cette liberté de penser. La liberté de juger suppose, pour sa part, que l’individu puisse s’opposer aux conceptions morales existantes ou mettre en question l’interprétation qui en est donnée. Quant à la liberté d’agir, elle implique que l’individu puisse n’obéir qu’aux principes auxquels il donne son assentiment là où il n’est pas contraint par une loi d’adopter un certain comportement.
P : Dans nos sociétés modernes, la religion aurait donc cessé d’englober et d’organiser la vie collective. Elle ne serait plus au fondement du lien social. Mais alors, comment expliquer que les religions et les Églises soient encore très présentes dans nos sociétés et que la croyance et la pratique religieuses s’y soient en partie maintenues?
L : L’une des raisons tient assurément au fait qu’une transformation en profondeur des mentalités exige du temps et qu’elle n’est pas sans soulever des résistances et susciter des luttes. Déjà, apprendre à vivre dans un monde désenchanté, et cesser de prendre ses désirs pour la réalité, cela ne va pas de soi. Pensez au nombre de nos contemporains qui consultent régulièrement leur horoscope pour se rassurer face aux incertitudes de la vie, alors que l’astrologie ne repose sur rien! Il est même des scientifiques pour croire aux phénomènes paranormaux. Mais il y a plus. Car, pour les gens qui ont été socialisés dans une religion, renoncer à leur croyance entraîne des pertes lourdes et inévitables. Ils ne peuvent plus compter sur la présence constante et le secours d’une providence divine. Il leur faut apprendre à accepter avec lucidité et sérénité leur condition de mortel, sans la promesse d’une résurrection ou d’une réincarnation. Il n’ont plus de communauté avec qui partager couramment d’intenses moments de fête, de prière et de méditation. Il leur faut réinventer les rites de passage à la naissance, à l’adolescence et à la mort. Une telle réinvention n’est d’ailleurs pas facile à réaliser, comme le démontre le fait que plusieurs non pratiquants et même des non croyants continuent de participer à quelques-uns des rites religieux traditionnels. Mais comme on peut le voir au Québec, par exemple, cette réinvention est néanmoins en cours, particulièrement pour ce qui concerne les funérailles.
P : Dans notre prochain entretien, nous reviendrons sur les différents facteurs qui expliquent la persistance de la croyance et de la pratique religieuses dans un monde qui ne repose plus sur le religieux.