Une conception occidentalocentrée?
Philippe : Louis, nos dernières conversations portant sur l’inscription des sociétés subsahariennes dans la modernité m’ont fait éprouver de nouveau un malaise plus ou moins diffus que j’ai ressenti à quelques reprises au cours de nos entretiens. L’analyse que vous faites de la modernité et de ses contradictions m’apparaît relativement nuancée. Mais le cadre plus général de l’histoire que vous proposez, cette succession de quatre ordres humains qui déboucherait sur la modernité, me questionne. Ce cadre ne constitue-t-il pas simplement un nouveau grand récit perpétuant le mythe de la supériorité des sociétés occidentales? Votre approche ne vous amène-t-elle pas à mésestimer la valeur des autres cultures et civilisations? La perspective évolutionniste que vous établissez ne vous entraîne-t-elle pas à méconnaître les qualités des différents types de société qui ont précédé la modernité? Je me sens incapable de trancher ces questions, mais je vous avoue qu’elles m’embêtent.
Louis : Je comprends votre malaise. Les objections que vos questions soulèvent pourraient sans doute être avancées par bien des personnes. Pour tenter de les réfuter, je vais d’abord retracer succinctement le cheminement intellectuel qui m’a conduit à la conception que j’ai adoptée. Car le cadre interprétatif d’ensemble que j’ai élaboré est le fruit d’un questionnement que je poursuis depuis nombre d’années. Comment expliquer les différences de trajectoire historique des diverses sociétés? Déjà, à la fin des années 1960, alors que j’étais engagé dans un organisme de soutien au développement international, ce questionnement s’est imposé à moi. Plus tard, il a été aiguisé par quelque 30 années d’interventions de formation et de consultation auprès d’équipes de fonctionnaires responsables des réformes administratives dans de nombreux pays en développement, notamment en Afrique subsaharienne.
P : Quelles sont les explications qui ont retenu votre attention?
L : Un examen des apports de différents auteurs m’a successivement confronté à trois conceptions opposées quant au développement des sociétés. Dominant dans les milieux de la coopération au développement, la première façon de voir proposait une vision linéaire du développement en grandes étapes depuis la société traditionnelle jusqu’à la société moderne. Accompli en tout premier lieu par l’Occident, le progrès vers la modernité serait inéluctable. S’il pouvait être freiné par certains manques ou des résistances, il était également susceptible d’être favorisé. D’où les orientations de l’aide au développement qui se sont déployées à partir des années 1950 : on soutient la croissance par l’apport de ressources financières et technologiques; on parraine la mise en place de nouvelles institutions politiques et administratives; on appuie l’émergence et la consolidation d’une société civile vivante. Cette conception modernisatrice a été remise en cause à partir des années 1970 par les théories de la dépendance. Ces théories s’attachaient aux conditions historiques de la domination de l’Occident sur le Tiers-Monde, et expliquaient par cette domination l’« avance » des uns et le « retard » des autres. Les théories de la dépendance ont été elles-mêmes rapidement contestées en raison de leur tendance à transformer les périphéries en victimes passives du système capitaliste mondial. Si la stagnation, voire le recul, de certains pays sous-développés ne saurait être analysée en termes de dysfonctionnements passagers, elle ne peut non plus être simplement expliquée par des pratiques inéquitables et spoliatrices. La montée des dragons asiatiques puis celle des pays émergents ont finalement discrédité en bonne partie les théories de la dépendance.
P : Et qu’en est-il de la troisième conception?
L : Rejetant les approches développementaliste et de la dépendance, cette troisième conception a émergé dans les années 1980. Prenant en compte les processus qui s’inscrivent dans la longue durée et l’influence des facteurs culturels, elle permet de dépasser l’approche purement instrumentale de la modernisation qui sélectionne des aspects institutionnels ou techniques. Elle s’appuie sur un ensemble de travaux de sociologie historique qui ont réexaminé les conditions de production de la modernité occidentale et, pour certains, procédé à des comparaisons avec les trajectoires historiques suivies par d’autres sociétés ou d’autres cultures.
P : À vous entendre, il semble que cette troisième conception vous a davantage influencé.
L : Oui, elle m’est apparue féconde. Toutefois, elle tend parfois à confondre modernité et Occident, modernisation et occidentalisation. À force d’explorer le parcours occidental dans sa spécificité, bon nombre d’auteurs en viennent à faire de la modernité un fait culturel ou, plus précisément, civilisationnel, ce qui bien sûr limiterait sinon empêcherait toute appropriation par les sociétés non occidentales. Tout mon effort va consister à tenter de repenser la modernité dans deux directions : celle de son invention par l’Occident qui permet d’en respecter l’identité, la profondeur, l’unité et la cohérence, et celle de sa diffusion et de son transfert lorsqu’elle est reconstruite et réinventée ailleurs. Mais pour que cette distinction tienne, il me fallait rompre avec l’idée d’une modernité qui serait un type spécifique de civilisation qui, depuis l’Europe, se serait propagé dans le monde entier sous des aspects économiques, politiques et idéologiques. Qu’en était-il alors de la modernité? Comment définir son identité sociohistorique et cerner ses particularités?
P : De quelle manière avez-vous procédé pour y arriver?
L : J’ai adopté une approche comparative, une méthode qui est à la recherche en sciences sociales ce qu’est l’expérimentation à la recherche en sciences de la nature. Je me suis attaché à établir des points de comparaison en traçant le portrait des types de société qui ont précédé la modernité. Ce faisant, j’étais conscient que je rejetais le relativisme politiquement correct qui prédomine trop souvent dans les sciences sociales, et aux yeux duquel il n’y a que des différences incomparables entre les sociétés, les cultures et les civilisations. En même temps, je souhaitais éviter de verser dans l’occidentalocentrisme, cette propension à considérer le mouvement de l’histoire à travers le prisme plus ou moins exclusif de la trajectoire occidentale. J’avais cependant la chance de bénéficier des multiples connaissances développées au cours des dernières décennies en histoire globale, grâce à la conjugaison des avancées accomplies en archéologie, en anthropologie, en sociologie, en géographie et en économie. De même que nous possédons aujourd’hui une vue d’ensemble assez juste de la formation et de l’évolution du cosmos et de la vie, nous disposons d’un bon aperçu de l’apparition de l’espèce humaine et du parcours qu’elle a suivi jusqu’ici.
P : Vous ne pouviez tout de même pas vous arrêter à toutes les singularités de ce parcours. Comment en êtes-vous arrivé à distinguer des périodes historiques caractéristiques?
L : La question de la périodisation constituait en effet l’un des enjeux majeurs de mon étude. Que peut-il en être d’une périodisation qui vise l’histoire universelle dans une perspective multidimensionnelle et cherche à différencier les types de société qui se sont succédé jusqu’ici? Tous les auteurs s’étant intéressé à l’histoire universelle conviennent de distinguer les sociétés primitives des sociétés néolithiques. Toutefois, certains amalgament ces dernières avec les sociétés prémodernes. Pourtant, au cours des quatrième, troisième et deuxième millénaires avant notre ère, c’est bien un nouveau type de société qui émerge avec la révolution urbaine qui s’effectue en Mésopotamie, en Égypte, en Chine et en Inde. Fondé sur l’utilisation de nouvelles techniques (métallurgie du bronze et du fer, roue, charrue, harnachement des bœufs, irrigation à grande échelle, construction en dur, bateau à voile), la division croissante du travail, l’organisation d’un État et l’invention de l’écriture, un processus d’urbanisation et d’unification politique va conduire à l’affirmation de puissants royaumes et empires. Il est par ailleurs d’autres auteurs qui refusent de voir dans la modernité une configuration originale.
P : Comment fondent-ils ce point de vue?
L : Selon eux, la modernité est le terme d’un processus continu qui s’est déroulé sur plusieurs millénaires. C’est le résultat d’une avancée par bonds irréguliers auxquels ont pris part les sociétés du continent eurasien qui ont connu la révolution urbaine. Ces auteurs ont sans doute raison de rompre avec les prétentions ethnocentriques occidentales et les fausses oppositions entre l’Orient et l’Occident. Ils contestent à juste titre l’idée d’une prééminence séculaire de l’Europe. Car il est vrai que l’Europe a souffert d’un retard considérable par rapport aux autres grandes sociétés eurasiatiques pendant le millénaire qui a suivi l’Antiquité, un retard qu’elle n’a comblé que très graduellement à partir de la Renaissance. Mais les auteurs en question insistent tellement sur les similitudes et les legs entre les sociétés qui ont connu la révolution urbaine qu’ils en viennent à tout niveler et à escamoter les spécificités de la modernité. Ma position, à l’effet que l’on doit distinguer quatre ordres humains, m’est apparue théoriquement beaucoup mieux fondée. Elle permet de reconnaître non seulement les différences capitales que présentent les sociétés modernes en comparaison des sociétés prémodernes, mais également celles qui distinguent les sociétés prémodernes des sociétés néolithiques. Comme je l’ai expliqué dans un entretien antérieur, seule cette dernière distinction rend possible la compréhension des défis particuliers que rencontrent, entre autres, les sociétés actuelles de l’Afrique subsaharienne face à la modernité. Enfin, je reconnais évidemment que chaque type de société englobe une multiplicité de cultures et de civilisations qui recèle une diversité et une richesse exceptionnelles.
P : Il demeure toutefois que votre cadre conceptuel semble renouer avec une vision évolutionniste. Cette objection pourra faire l’objet de notre prochain entretien.