Modernité ou postmodernité?
Philippe : Modernes ou postmodernes, qu’en est-il de nos sociétés? Cette question de la nature de nos sociétés contemporaines est matière à controverse. Mettant l’accent sur l’idée de mutation ou de rupture, de nombreux théoriciens ont avancé l’hypothèse d’une postmodernité. Plus récemment, invoquant l’accélération sans précédent du développement technologique, de nombreux essayistes ont propagé l’idée d’une transition révolutionnaire en voie de s’opérer. D’autres penseurs soutiennent que nous sommes simplement entrés dans une nouvelle phase historique de la modernité qui est en continuité avec les phases précédentes. C’est le cas de mon interlocuteur, Louis Côté. Politologue, il s’intéresse aux processus sociologiques qui s’étendent dans le temps plutôt qu’aux événements qui s’y produisent. Nous allons lui et moi nous interroger sur la nature des sociétés actuelles, puis nous questionner quant aux évolutions à venir prévisibles. Ces questions étant vastes, nous allons leur consacrer une série d’entretiens. Louis, à travers vos écrits, vous soutenez que nos sociétés occidentales sont encore et toujours dans la modernité. Que répondez-vous à ceux qui mettent plutôt l’accent sur l’idée de mutation ou de rupture, et qui défendent l’hypothèse d’une postmodernité?
Louis : Il faut reconnaître qu’interpréter les évolutions qui ont eu cours dans les dernières décennies n’est ni simple, ni évident. Les bouleversements majeurs que l’on a connus touchent de multiples sphères : les sphères économique, sociale, politique, culturelle et technologique. Et ces bouleversements sont difficiles à déchiffrer. La notion de postmodernité a d’ailleurs été soutenue dans deux perspectives fort différentes. Selon certains, aux yeux desquels il s’agirait d’une avancée incontestable, nous serions franchement entrés dans un nouveau type de société. Ces auteurs, qui sont très critiques à l’égard de la modernité, l’associent à un projet de mise en ordre rationnelle de la vie sociale, à une volonté d’encadrement disciplinaire des individus. En revanche, la postmodernité leur apparaît comme une rupture qui, depuis les années 1960, aurait progressivement mis fin au projet d’assujettissement des individus. La postmodernité aurait ouvert la voie à l’émancipation des individus et favorisé l’affirmation des identités particulières, qu’elles soient de nature sexuelle, ethnique, religieuse, ou autre.
P : Et qu’en est-il du second point de vue?
L : Eh bien! les auteurs qui l’adoptent portent, pour leur part, un regard négatif sur la postmodernité. Généralement, ils la considèrent cependant comme une tendance en cours, plutôt que comme une rupture consommée. Selon eux, on assisterait présentement à la construction continue d’un nouveau monde dans lequel les logiques marchande et financière s’articulent avec le pouvoir croissant de la technoscience. Les individus, repliés sur eux-mêmes, seraient de plus en plus dépossédés de tout pouvoir au profit d’une élite financière et technocratique. Et nos démocraties seraient, elles, en forte régression, assiégées qu’elles sont par des populistes et des démagogues.
P : Que penser de ces deux lectures qui, apparemment, ne semblent pas si fautives?
L : Certes, elles paraissent dans le vrai. Il nous faut sans doute reconnaître que ces lectures s’appuient toutes deux sur des faits avérés. La lecture positive de la postmodernité s’accorde assurément avec le passage à la société post-disciplinaire qui s’est effectué en Occident à partir des années 1960. Rappelons que ce passage a été marqué par un ensemble de phénomènes comme l’accélération du processus d’individualisation, l’affirmation de l’accomplissement personnel comme valeur dominante, le refus des identités assignées, la tolérance à la diversité et les transformations des modèles de socialisation et de rapport à l’autorité. La lecture négative de la postmodernité se fonde pour sa part sur des phénomènes qui ont pris de l’ampleur plus récemment, disons à partir des années 1990. Depuis lors, on a effectivement assisté à la financiarisation de l’économie, au développement prodigieux de l’intelligence artificielle et des technologies du vivant, puis à la montée des populismes.
P : Et pourtant vous vous refusez à conclure à un passage à une postmodernité.
L : En effet. C’est qu’autant les phénomènes relevés par les postmodernistes sont incontestables, autant il n’est pas du tout avéré qu’il convienne de les interpréter comme inaugurant une sortie de la modernité. Je crois qu’il est plus à propos de comprendre ces phénomènes comme s’inscrivant dans une nouvelle phase de la modernité. Selon moi, les fondements structurels des sociétés modernes n’ont pas été révolutionnés par les transformations mentionnées. Et la dynamique des processus constitutifs de la modernité n’a pas été renversée.
P : Alors, qu’en est-il de ces fondements et de cette dynamique? Qu’en est-il de la modernité?
L : La modernité, c’est le modèle de société dans lequel on vit, en Occident, depuis quelques centaines d’années. Ce modèle présente trois caractéristiques majeures, il est constitué de trois processus fondamentaux. Le premier processus touche le politique, avec la constitution d’États-nations, qui se veulent souverains et, pour certains, assujettis au droit, libéraux et démocratiques. Le deuxième processus touche l’économie, avec la mise en place d’une économie capitaliste, qui assure un développement économique fabuleux grâce à l’application de la science à la production, au moyen de la technologie. Le troisième processus touche les rapports sociaux, avec la mise en œuvre d’une forte individualisation et la formation d’une société civile basée sur des organisations distinctes des communautés primaires, à savoir les familles, les villages et les ethnies. La modernité est le fruit de ces trois processus qui ont connu une histoire séculaire, une histoire ponctuée d’avancées et de reculs. Nos trois processus se sont amorcés en Europe occidentale dans la seconde moitié du XIIIe siècle, et ont gagné en vigueur au XVIe. Bien enracinés à la fin du XVIIIe siècle, ils ont subi une crise majeure dans la première moitié du XXe, puis se sont accélérés après la Deuxième Guerre mondiale.
P : Ces trois processus sont-ils liés ou leur coexistence n’est-elle que le fruit du hasard?
L : Il apparaît assez évident que les trois processus ont été l’objet d’un co-développement. On peut identifier entre eux tout un jeu d’influences et d’entraînements réciproques. C’est ainsi que le développement de l’État et l’approfondissement du Marché se sont déployés en étroite synergie. L’État a offert des garanties légales à la propriété privée; il a structuré les différents marchés, les marchés de biens, mais également les marchés des facteurs de production, la terre, le travail et le capital; il a favorisé l’expansion commerciale et la conquête des marchés extérieurs. De leur côté, le développement des échanges marchands et la croissance économique ont indiscutablement renforcé l’État, lui offrant les moyens de ses ambitions.
P : Et qu’en est-il du lien entre la construction de l’État moderne et le processus d’individualisation?
L : Eh bien! Ce lien est lui aussi très étroit. L’État moderne accorde le primat à l’individu. La relation entre les gouvernants et les gouvernés se joue sur une base individualiste et non plus communautaire. L’agent politique, c’est le citoyen. D’autre part, c’est l’État qui, par le droit ainsi que par les protections et les services qu’il offre, assure les conditions institutionnelles et sociales permettant l’autonomisation de l’individu. Le rapport entre l’individualisation et l’économie capitaliste est également incontestable. Dans le domaine économique, l’acteur effectif est aussi devenu l’individu, un individu qui s’est fait entrepreneur, salarié, consommateur. Pas de capitalisme sans liberté d’entreprendre et de poursuivre son intérêt personnel et ses fins propres dans la sphère des rapports marchands. Pas de capitalisme non plus sans salariés. En revanche le salariat a été un des principaux facteurs permettant aux individus d’acquérir leur autonomie face à leurs communautés primaires d’appartenance, comme la grande famille. Enfin, il est clair que la présence d’une société civile dynamique, dont l’autonomie est garantie par l’État, mais qui est capable de résister aux détenteurs du pouvoir politique et économique, a favorisé l’évolution des institutions sociales, économiques et politiques. Il faut par ailleurs souligner que nos trois processus constitutifs de la modernité ont des effets ambivalents, qu’ils sont générateurs à la fois d’opportunités et de contraintes, ce que nous devrons examiner ultérieurement.
P : Nous pourrons assurément revenir sur leurs effets, mais si je vous suis bien, à vos yeux, ces trois processus se poursuivent encore aujourd’hui.
L : Je crois effectivement que nous sommes entrés dans une nouvelle phase historique de la modernité qui est en continuité avec les phases précédentes. Car, tout en admettant, comme je l’ai indiqué précédemment, que nos trois processus ont connu leur pleine mise en marche à la fin du XVIIIe siècle, nous devons néanmoins distinguer différentes phases au cours desquelles ces mêmes processus ont passablement évolué.
P : Nous aborderons les caractéristiques et l’enchaînement de ces diverses phases lors de notre prochain entretien.