Trois approches en matière de gestion publique

La gestion publique

Dans les trois décennies qui ont suivi la Deuxième Guerre mondiale, une compréhension commune de l’importance de l’État comme premier outil d’émancipation et de développement des sociétés et des peuples a régné tout autant dans les pays occidentaux que dans les pays nouvellement indépendants. À l’époque, tous étaient également convaincus que les modes d’organisation et de fonctionnement d’une administration publique devaient se conformer au modèle bureaucratique afin d’en assurer l’intégrité et l’efficacité, Toutefois, la crise économique structurelle majeure qui a éclaté à partir du milieu des années 1970 et les difficultés croissantes qu’elle a entraînées pour les différents États ont provoqué une remise en cause de ces certitudes. On a assisté alors à l’émergence de nouveaux discours prônant tantôt le moins d’État, tantôt le mieux d’État, ainsi qu’au développement d’une nouvelle approche de la gestion publique, le nouveau management public. Pourtant, à partir du milieu des années 1990, et sous l’effet de multiples facteurs, un certain retour de l’État s’est opéré. C’est ainsi qu’une institution internationale comme la Banque mondiale, qui était encore, au début des années 1990, relativement enthousiaste à l’égard du néolibéralisme, a de nouveau reconnu le caractère déterminant de l’action de l’État, convenant désormais que le progrès social et le développement économique dépendent de l’aptitude de l’État à entreprendre et à promouvoir efficacement des actions d’intérêt collectif.

Cependant, le retour de l’État s’est effectué dans un environnement inédit, marqué non seulement par les nombreuses attentes des populations aux prises avec des situations économiques et sociales complexes et les fortes contraintes financières et budgétaires que subissent toujours les États, mais également par l’accélération de la mondialisation et l’affirmation des sociétés civiles, deux phénomènes qui multiplient le nombre des acteurs collectifs et militent pour un passage de la gouverne à la gouvernance, soit à une gouverne partagée. C’est dans ce contexte qu’un nouveau paradigme touchant la gestion publique a vu le jour, celui de la gestion en fonction de la valeur publique. Le but du présent texte est de présenter ce nouveau paradigme. Pour le mieux saisir, je le comparerai ici aux deux paradigmes qui l’ont précédé, à savoir le modèle bureaucratique et le nouveau management public. Je traiterai successivement de chacun de ces trois paradigmes, décrivant son origine, les objectifs qu’il poursuit, les éléments qui le constituent et les limites qui sont les siennes. Cela me permettra de présenter en conclusion un tableau comparatif d’ensemble.

1. Le modèle bureaucratique

Gestion publique, début du XXe siècleDepuis la Cité-État jusqu’à l’État-nation en passant par le royaume et l’empire, l’État a toujours éprouvé des besoins d’administration en matière de sécurité du territoire, de maintien de l’ordre, d’infrastructures de communication et, bien sûr, de prélèvement fiscal lui assurant les ressources indispensables au financement de son action. Ajoutant à ces fonctions dites régaliennes celles liées à la régulation des marchés, à la prestation de services publics et à la redistribution de la richesse, l’État moderne va connaître des besoins administratifs encore plus importants. C’est finalement par l’introduction et le perfectionnement d’un fonctionnement de type bureaucratique qu’il arrivera à y répondre.

Fondé sur une recherche de neutralité, d’honnêteté, de compétence, d’équité dans le traitement des personnes, de stabilité, de prévisibilité et d’efficacité, le modèle bureaucratique semblait théoriquement le mieux à même de répondre aux besoins administratifs d’un État démocratique. Pourtant, son adoption par les premières démocraties modernes (la Grande-Bretagne, la France, les États-Unis) a été lente et difficile. Étonnamment, c’est d’abord dans des États à caractère absolutiste, telle la Prusse à la fin du XVIIIe siècle, qu’il va trouver à s’imposer. C’est d’ailleurs en analysant l’administration allemande que Max Weber, économiste et sociologue allemand (1864-1920), va formuler la théorie de la bureaucratie comme mode d’organisation qui, parce qu’il introduit une démarche aussi rationnelle que possible, permet de chasser l’arbitraire et d’obtenir la plus grande efficacité.

Pour que les règles régissant le statut des fonctionnaires dans les démocraties correspondent à celles qui caractérisent la bureaucratie, il faudra d’abord neutraliser les jeux d’influence auxquels étaient soumises les nominations et les carrières de ces fonctionnaires. Or, les exécutifs, en France et en Grande-Bretagne, et les parlementaires, aux États-Unis, vont résister longtemps au recrutement et à la promotion sur la base du mérite. Si les examens d’entrée apparaissent au milieu du XIXe siècle dans les deux premiers pays, les administrations s’y réservent pendant longtemps le droit de désigner non seulement les évaluateurs et les questions, mais également les candidats.

Aux États-Unis, l’évolution sera encore plus lente, les membres du Congrès tenant fortement à leur rôle de pourvoyeurs d’emplois. C’est l’augmentation de l’effectif et la complexification des tâches engendrées par l’accroissement de l’interventionnisme fédéral qui vont favoriser l’émergence d’une nouvelle conception d’ensemble de l’organisation de la fonction publique. À la fin des années 1880, Woodrow Wilson, alors professeur d’université et plus tard président des États-Unis, sera l’un des premiers théoriciens américains à critiquer les modes d’organisation et de fonctionnement de l’administration et à en proposer de nouveaux. Finalement, à partir du milieu des années 1920, les principes d’une bureaucratie de type wébérien vont prévaloir dans les fonctions publiques britannique, française et, même si de façon moins systématique, américaine. Par la suite, le modèle bureaucratique sera graduellement implanté dans les autres pays démocratiques.

De la théorie wébérienne de la bureaucratie il est possible de dégager les six principes suivants. Le premier principe est la formalisation des règles. L’organisation bureaucratique suppose une armature de règles écrites, impersonnelles et clairement définies qui vont porter sur tous les aspects : définition des tâches, rapports d’autorité, plans de carrière, modalités de sanction, etc. Le deuxième principe est la spécialisation : une définition stricte et minutieuse des tâches précise ce qui doit être fait, quand, comment et par quelle catégorie d’employés. Le troisième principe est la hiérarchie : l’organisation bureaucratique suppose une stricte dépendance de chaque niveau inférieur par rapport au niveau supérieur, selon une hiérarchie claire et bien définie. Le quatrième principe concerne la carrière : la bureaucratie est une organisation où le recrutement, le traitement, la promotion et la sanction dépendent uniquement de critères méritocratiques et impersonnels. Le cinquième principe est la codification des relations avec l’extérieur : l’impersonnalité prévaut ici aussi, ce qui assure l’équité dans le traitement des personnes (les demandes étant examinées au seul regard des règles, il ne peut y avoir ni traitements de faveur ni discriminations), l’honnêteté (le bureaucrate est mieux protégé contre les pressions extérieures qui pourraient le corrompre), la continuité (l’application de la règle n’est pas tributaire des changements de personnel) et l’efficacité (la classification selon des critères abstraits permet d’éviter que les situations qui se répètent ne soient traitées comme autant de cas particuliers). Le sixième et dernier principe a trait à la distinction entre administration et politique : l’administration est subordonnée au décideur ultime, le politique, qui doit par ailleurs respecter les principes et les contraintes de la logique bureaucratique.

Dans les années 1960-1970, le modèle bureaucratique a été l’objet de nombreuses critiques. Pour la majorité des gens, le sens même du mot «bureaucratie» est devenu fortement péjoratif. Plusieurs sociologues ont montré les dysfonctions ou les effets pervers de l’application des principes du modèle bureaucratique. C’est ainsi que : 1) la formalisation des règles débouche sur un formalisme rigide et routinier qui fait échec à toute innovation et conduit à la valorisation du respect des règles indépendamment des résultats obtenus et du service rendu; 2) la spécialisation conduit à la fragmentation des tâches qui démoralise le personnel d’exécution et entraîne le cloisonnement des corps de spécialistes; 3) le principe hiérarchique produit un accroissement des règles formelles dans les rapports de commandement, qui engendre, sous la forme d’un cercle vicieux, apathie et contrôle inefficace; 4) la méritocratie et la protection des fonctionnaires donnent naissance à une bureaucratie surprotégée et repliée sur elle-même qui perd le souci du service et de la productivité; 5) la codification des relations avec l’extérieur entraîne la dépersonnalisation des relations avec les citoyens et la difficulté à adapter le service; 6) la distinction entre administration et politique se traduit dans des difficultés à faire cohabiter logique politique et logique bureaucratique et accentue les lourdeurs d’une administration dont les responsabilités formelles se concentrent au sommet. Les dysfonctions bureaucratiques ne sont évidemment pas l’apanage du secteur public. Il reste que la situation de monopole institutionnel, l’enjeu politique et les contraintes de l’État-patron sont autant de facteurs particuliers qui peuvent accentuer les traits bureaucratiques de l’administration publique.

Précisons que, bien que cela puisse paraître surprenant, les traits excessifs de la bureaucratie peuvent exister sans que celle-ci soit pleinement réalisée. Il nous semble que cela est le cas de nombreux pays en développement, des pays qui ont le plus souvent hérité de la période coloniale une administration non bureaucratique, mais présentant de façon caricaturale les traits excessifs d’une bureaucratie. Faire l’impasse sur ce fait, c’est oublier les gains extraordinaires permis par le modèle bureaucratique qui ne présente pas que des dysfonctions. Ce modèle a en effet à la fois des aspects positifs et des inconvénients. Aussi doit-on tenter d’alléger les seconds, mais sans compromettre les premiers. Il faut le répéter: sans une application des principes bureaucratiques, il ne saurait y avoir d’administration publique neutre, compétente et au service des dirigeants élus démocratiquement, qui sache œuvrer dans l’intérêt général et, pour ce faire, résister à l’arbitraire et au clientélisme, et qui ait quelque chance d’être efficiente et efficace. Si ce diagnostic est juste, le premier défi de nombreux pays est de construire une «véritable» bureaucratie, en tentant bien sûr d’en limiter le plus possible les traits excessifs. Encore faut-il rappeler que le système bureaucratique ne se réduit pas à un ensemble de techniques, mais que c’est avant tout un système social supposant l’adhésion des acteurs. Si l’on veut dépasser le formalisme, on doit en effet s’assurer que ces derniers s’approprient les règles.

2. Le nouveau management public

Le nouveau management public a inspiré la plupart des réformes qui ont touché les administrations publiques au cours des dernières décennies. Ces réformes ont cherché à sortir l’État de la triple crise dans laquelle il était empêtré. La première était de nature financière et budgétaire. Elle est venue de ce que, dans un contexte de crise économique structurelle et de restructuration économique qui excluaient du marché du travail une bonne partie de la main-d’œuvre, les coûts des programmes sociaux se sont accrus de façon importante (la mesure selon laquelle on faisait appel au «filet de sécurité sociale» était d’une ampleur qui n’avait jamais été imaginée lors de l’instauration des programmes sociaux), au moment même où les revenus de l’État stagnaient (puisque le taux de croissance de l’économie était faible et que les revenus de l’État sont indexés sur cette croissance). Les gouvernements vont parer à la situation par des déficits de plus en plus lourds qui vont déboucher sur un processus d’endettement qui se révélera, à terme, impossible à suivre.

L’État-providence fera également face à une crise d’efficacité, apparaissant de moins en moins capable de protéger sa société contre la montée du chômage et de la pauvreté. Les politiques et les programmes dont il s’était doté semblaient porteurs sinon de faillites du moins d’insuccès : échecs scolaires, système de santé débordé, etc. Conjuguée aux difficultés financières et budgétaires, cette désillusion par rapport à l’action de l’État-providence va conduire à une crise de légitimité. Celle-ci viendra aussi de la découverte de certaines contradictions de l’État-providence : la déresponsabilisation – les institutions qui devaient assurer la souveraineté collective et faciliter l’atteinte de l’autonomie individuelle auraient abouti à dessaisir la société tout autant que les individus de la maîtrise de leur devenir – et la désocialisation – instauré pour garantir la solidarité des citoyens, l’État-providence en serait venu à distendre le lien social.

Aux prises avec cette triple crise, de nombreux gouvernements vont accueillir très favorablement les idées émises par les théoriciens et les praticiens adeptes du nouveau management public. Cherchant à lutter contre les effets pervers de la bureaucratie, à économiser les deniers publics et à améliorer les services, ces derniers proposeront en effet toute une série de mesures devant permettre de rendre l’administration publique plus performante, plus efficiente, plus innovatrice et plus sensible aux besoins des usagers. Enchantés de pouvoir relever de nouveaux défis et d’échapper ainsi à la morosité ambiante, un grand nombre de gestionnaires publics vont par ailleurs s’inscrire dans les avenues proposées. Celles-ci toucheront tout autant les domaines institutionnel et organisationnel que le service aux usagers.
Sur le plan institutionnel, l’objectif a été de désencombrer l’État et de réorganiser la gouverne. Pour alléger et recentrer l’État, on fera appel à la décentralisation et on recourra aux secteurs privé et associatif. En matière de décentralisation, on fera ressortir l’avantage de créer des collectivités territoriales ou, là où elles existent déjà, de leur accorder davantage de compétences, en appliquant le principe de subsidiarité. Celui-ci, rappelons-le, consiste à partir du citoyen pour laisser dans sa proximité la gestion du maximum de services possibles et à ne faire remonter aux autres niveaux d’administration que les services dont la gestion serait peu pertinente à ce premier niveau pour des raisons d’efficience ou d’efficacité. Une telle décentralisation peut non seulement permettre de désengorger les structures centrales, mais aussi favoriser la capacité de répondre aux besoins locaux particuliers et renforcer le contrôle exercé par les citoyens sur l’administration des services publics.

Outre cette première forme de décentralisation, politique ou territoriale, on incitera à la décentralisation administrative ou fonctionnelle, soit le fait qu’un gouvernement dote un organisme (une société d’État, un établissement public) d’une personnalité juridique distincte et lui confère des responsabilités et des fonctions par lois particulières, tout en maintenant des liens de subordination importants. Ne jouissant dans ce cas d’aucune autonomie politique, l’instance décentralisée dispose tout de même des capacités d’organiser l’exécution de sa mission et d’en assurer la gestion, de déterminer ses propres politiques et de procéder à l’allocation de ses ressources dans les limites de son mandat. Distinguant nettement le pilotage, qui doit demeurer aux mains des élus, de l’opérationnel ou de l’exécution qui gagne à être conféré à des entités administratives particulières, cette seconde forme de décentralisation sera beaucoup pratiquée et l’on assistera un peu partout à la création d’agences plus ou moins autonomes. Plutôt que d’exercer un contrôle hiérarchique, l’État exercera sur les diverses instances décentralisées un contrôle de tutelle et développera pour ce faire ses outils de pilotage : planification stratégique, mécanismes de coordination et de contrôle, etc.

Une autre voie largement empruntée en vue d’alléger et de recentrer l’État, mais également de diminuer ses investissements et ses coûts de fonctionnement, a consisté dans le recours aux secteurs privé et associatif. Les États ont fait largement appel au secteur privé, en privatisant certains établissements publics dotés d’une mission jugée de moindre importance stratégique, ou en s’engageant dans des partenariats public-privé (PPP). Favorisant le respect des délais et des budgets prévus tout en permettant un apport de capitaux et de savoir-faire provenant du privé, ces derniers prendront différentes formes : impartition (l’État accorde à une entreprise privée certaines fonctions techniques de soutien), affermage (soit l’entreprise privée construit un actif et le loue à l’État qui l’opère, soit les actifs appartiennent au public qui en confie l’exploitation au privé) ou concession (le partenaire privé construit ou achète à l’État un actif pour le rénover, l’exploiter, puis le céder ou le revendre à l’État). Certains États vont également contracter des ententes de service portant délégation de compétences avec des associations ou des organismes volontaires qui, sous réserve de recevoir les ressources nécessaires, assurent la dispensation de certains biens et services.

Sur le plan organisationnel, l’orientation a été d’axer la gestion sur la performance, en s’inspirant des pratiques de management développées dans le secteur privé. Dans le but d’accorder le maximum d’autonomie aux gestionnaires et de susciter ainsi leur initiative et leur créativité, l’accent a été mis sur l’atteinte des résultats plutôt que sur le respect des règles, celles-ci étant du reste le plus possible assouplies. En revanche, des mécanismes de reddition de comptes ont été instaurés, prenant appui sur la fixation d’objectifs de performance et la mesure de leur réalisation à partir d’indicateurs prédéterminés, et débouchant sur des mesures incitatives (primes au rendement, avancée accélérée dans la carrière, etc.). Ces dispositions ont bien sûr touché particulièrement les entités administratives autonomes, comme les agences, avec qui les ministères de tutelle ont très souvent établi des rapports contractualisés, et qui, de plus, ont été parfois mises en concurrence entre elles et avec le secteur privé. Mais leur esprit a fréquemment affecté l’ensemble de l’administration. Dans un contexte marqué par la volonté d’orienter la gestion sur les résultats et de rendre l’information budgétaire plus transparente, plusieurs administrations sont ainsi passées d’un système de budgétisation axé sur les moyens à un système établissant un lien entre les crédits octroyés et des objectifs mesurables. La gestion de la performance, incluant l’évaluation du rendement, a également été le plus souvent largement implantée.

Quant au service aux usagers, l’approche clientèle et la préoccupation pour la qualité sont devenus omniprésentes. L’influence du secteur privé a été ici aussi marquante. Les gouvernements ont pour la plupart mis en place des dispositifs pouvant faciliter l’accessibilité, aménageant des guichets uniques et déployant le gouvernement en ligne. Ils ont également pris des engagements en matière de qualité de service, et mis à la disposition des usagers différents moyens de recours leur permettant de faire respecter leurs droits.

Source de progrès incontestables dans la gestion des administrations publiques, l’application des mesures préconisées par le nouveau management public n’a pas été sans soulever des enjeux de taille et sans comporter parfois de sérieux inconvénients. Instaurer dans l’administration publique un mode de gestion entrepreneurial tel qu’on le retrouve dans le secteur privé n’est pas sans intérêt. Mais encore faut-il savoir conjuguer ces nouvelles façons de faire avec les spécificités de la gestion publique : rôle des politiciens, multiplicité des « détenteurs d’enjeux », valeurs fondamentales (intérêt général, égalité des citoyens en ce qui a trait à l’accès aux services publics et aux emplois dans la fonction publique, principe du mérite, etc.), contrôles exceptionnels et imputabilité.

Rappelons brièvement les enjeux les plus importants en commençant par ceux qui sont reliés aux changements de nature institutionnelle. Séparer les responsabilités opérationnelles des responsabilités de politiques en créant des unités spécialisées (des organismes autonomes ou des agences) entraîne évidemment une certaine fragmentation de l’administration, ce qui rend plus difficile la coordination et plus incertaine la collaboration, et risque d’entraver une conception de politiques et de programmes instruite par la pratique. De plus, la mise en place des relations contractuelles avec ces unités opérationnelles peut occasionner une multiplication de la « paperasserie ». Les partenariats public-privé (PPP) comportent pour leur part les dangers suivants : perte d’expertise des services publics et dépendance de l’État vis-à-vis du marché, détérioration des conditions de travail du personnel, et augmentation des coûts (le privé empruntant à des taux moins préférentiels que l’État). Quant à elles, les ententes de service portant délégation de compétences avec des associations ou des organismes volontaires créent fréquemment des tensions chez les partenaires qui doivent composer, les uns avec la logique du service public, les autres avec la logique associative.

Axer la gestion sur la performance comporte également son lot d’écueils potentiels. Assouplir les règles tout en évitant la fragmentation organisationnelle et en assurant une perspective gouvernementale suppose de trouver les moyens d’équilibrer des objectifs nombreux et potentiellement contradictoires : déconcentration, simplification et assouplissement d’une part, et attachement à certains principes (principe du mérite, par exemple) et à certains objectifs (action positive et égalité d’accès à l’emploi, par exemple) d’autre part. En matière de gestion axée sur les résultats, se pose tout d’abord la nécessité de déterminer des indicateurs de rendement pertinents. Les dangers sont de ne s’en tenir qu’à une simple notion de coût ou de surévaluer les coûts (plus faciles à mesurer) par rapport aux bénéfices et de ne mettre l’accent que sur des extrants quantifiables ou plus facilement quantifiables. Il faut apprendre à intégrer indicateurs d’efficience (plus rigoureux), indicateurs d’efficacité et évaluations portant sur la satisfaction des usagers et sur la qualité telle qu’ils la perçoivent. Il faut également apprendre à gérer la divergence des intérêts : alors que les « opérateurs » ont souvent tendance à fixer des objectifs de départ au plus bas niveau afin de permettre une amélioration et à éviter les indicateurs qui permettent de comparer leur rendement aux autres, les organismes de contrôle auront la tendance inverse. Il faut enfin respecter les spécificités des unités responsables d’élaboration des politiques et des programmes et de contrôle : contrairement aux services administratifs (unités de soutien) et aux entités axées sur la production et l’exécution, ces unités ne se prêtent pas bien à la mesure du rendement et exigent par ailleurs des structures soutenant la créativité et la rapidité de réaction. Se pose également la nécessité de ne pas négliger les évaluations globales des politiques et des programmes qui sont d’une autre nature (mesure d’impacts).

Concernant la mise en place de mécanismes d’imputabilité, les défis sont : 1. de distinguer le mieux possible les domaines dont les ministres sont responsables (effets des politiques et des programmes sur la société) et ceux dont les hauts fonctionnaires sont responsables (gestion des ressources); 2. d’assurer la pratique la plus exhaustive et la mieux équilibrée possible de l’imputabilité en admettant autant la reconnaissance des réalisations que l’identification des erreurs; et 3. de protéger les relations de confiance entre les ministres et leurs fonctionnaires. Pour ce qui est des mesures incitatives, la rémunération au rendement n’est pas sans difficultés et on peut se demander jusqu’où elle est véritablement applicable au secteur public. Une première difficulté réside dans l’élaboration d’un système d’évaluation du rendement que les employés estiment juste et valable, qui comprend des indicateurs clairs, mesurables, acceptés par tous et permettant de différencier les niveaux de rendement. Il faut également être à même de fournir un financement suffisant pour assurer des primes mais également des augmentations de salaire appréciables à ceux qui reçoivent les plus hautes notes. Enfin, la dernière difficulté est liée à la nécessité de devoir contrer les effets potentiels de division et de démotivation.

Malgré les nombreuses améliorations qu’elle favorise quant à la qualité des services, l’approche clientèle risque pour sa part de réduire les citoyens à de simples consommateurs-payeurs confinés à leurs préférences individuelles, et d’éclipser les questions de nature politique (quels services pour répondre à quels besoins) au profit des seules questions de nature gestionnaire. Rappelons finalement que les programmes de réforme ne peuvent être importés clés en main et qu’il faut être circonspect face à la possibilité de généraliser les dites meilleures pratiques sans véritable analyse de la dynamique des systèmes nationaux concernés. Or, sous l’impulsion d’un discours normatif qui a dominé l’arène internationale dans les décennies 1980 et 1990, certaines initiatives, proposées par des consultants internationaux ou imposées en tant que conditions d’obtention de prêts, ont aggravé les problèmes par manque d’attention aux spécificités nationales. C’est ainsi que la privatisation a été poursuivie sans architecture appropriée sur le plan juridique comme sur le plan de la régulation; la décentralisation s’est faite sans contrôle crédible; la délégation de pouvoir s’est effectuée en l’absence d’une culture administrative respectueuse des règles. Inappropriées et inefficaces, de telles initiatives ont produit un gaspille des ressources et créé des illusions quant aux possibilités d’amélioration.

3. La gestion en fonction de la valeur publique

Gestion publique, nouveau millénairePrincipal promoteur de cette nouvelle approche, Frank H. Moore, de la Harvard Kennedy School of Government, en propose une première version en 1995, dans son Creating Public Value : Strategic Management in Government. Perçue comme constituant un nouveau paradigme, elle apparaît rapidement à certains comme étant particulièrement bien adaptée à un contexte conjuguant incertitude, complexité, multiplication et interdépendance des acteurs. De même que le nouveau management public a été élaboré, en partie tout au moins, en réaction aux lourdeurs administratives et autres effets pervers associés au modèle bureaucratique, ainsi la gestion en fonction de la valeur publique se présente-t-elle comme une riposte à certaines méconnaissances dont fait preuve le nouveau management public. Reconnaissant pleinement les particularités du secteur public qui le distinguent du secteur privé, et faisant appel à une conception de la motivation élargie qui dépasse la simple recherche de l’intérêt personnel, elle s’intéresse aux processus autant qu’aux résultats et cherche à redonner à la délibération politique un rôle central dans l’ensemble de ces processus plutôt qu’à la confiner à l’entrée et à la sortie du système de gestion, la cantonnant dans les activités de législation et de contrôle en dernier ressort.

La gestion en fonction de la valeur publique vise donc à dépasser les limites du nouveau management public et à assurer les meilleurs effets socioéconomiques possibles des politiques et des programmes publics, en ouvrant l’administration publique à une meilleure prise en compte de l’intérêt général et en favorisant une gouvernance collaborative dans l’élaboration et la livraison des services publics. Dans le modèle qu’il propose, Moore distingue trois axes qui devraient être au centre des préoccupations du gestionnaire public : la détermination de la valeur publique des programmes et des services publics, la légitimation de cette valeur et la capacité d’en opérer la réalisation. Étroitement reliés, ces trois axes constituent ce qu’il qualifie de triangle stratégique.

Le triangle stratégique

Le triangle stratégique en gestion publique

J’ai ici incorporé au modèle de Moore un triangle intérieur qui, reprenant une formule de Pierre De Celles, un ancien directeur général de l’ENAP, condense l’essentiel du rôle d’un gestionnaire public, faire agir avec sens. Mais pour l’instant, voyons ce qu’il en est de chacun des trois axes constitutifs de l’approche de la gestion en fonction de la valeur publique.

La détermination de la valeur publique des interventions, des programmes et des services publics, c’est concrètement la définition de leurs objectifs ou finalités en termes d’apports de ressources ou de biens aptes à répondre à un besoin ou à créer les conditions favorables à cette satisfaction, mais des apports qui présentent de l’intérêt non seulement pour les individus directement touchés, mais aussi pour la collectivité concernée, voire pour la société dans son ensemble. Cela suppose de dépasser l’usager, et le contribuable, pour s’adresser au citoyen. Car, la valeur publique, qui est de l’ordre de l’intérêt général, ne saurait être définie exclusivement par des experts, non plus que résulter de la simple agrégation des préférences individuelles. Seule la délibération est à même de la cerner, une délibération sans cesse réitérée, puisque les préférences collectives ne sont pas données une fois pour toutes. Dans cette perspective, le gestionnaire public ne peut se préoccuper exclusivement des résultats à atteindre par les interventions qu’il réalise ou les programmes qu’il applique, mais se doit d’animer des processus permettant d’engager les citoyens dans des dialogues au sujet de leurs préférences et de dégager ainsi des cibles aptes à créer le maximum de valeur publique.

La gestion publique ne saurait être pleinement réalisée sans que sa légitimité ne soit reconnue à la fois par les autorités publiques, ce qui va de soi, mais également par les diverses parties prenantes : usagers, collectivités impliquées, partenaires des secteurs privé et associatif, et agents publics. Outre les politiciens et les hauts fonctionnaires, il s’agit d’engager les différents acteurs dans le cadre d’une gouvernance collaborative ou partenariale qui permette une coélaboration des politiques et des programmes. Non seulement cette coélaboration est en mesure de favoriser la conception de politiques et de programmes plus adéquats, mais elle est susceptible de redynamiser la participation citoyenne dans un contexte où la confiance des citoyens dans les institutions diminue, où l’abstention aux élections s’accroît, et où se développent des formes de contre-démocratie porteuses de tentations populistes-réactives. Le fait de pouvoir être entendu, de devoir écouter le point de vue des autres et d’avoir part à la décision, ne peut que responsabiliser les différents acteurs et les amener à se mobiliser au-delà de ce que sauraient induire des règles ou des incitations. Les gestionnaires doivent donc apprendre à gérer des relations de long terme avec les différents partenaires, ainsi qu’à mettre en place et à animer des dispositifs ou des réseaux facilitant le dialogue et l’échange.

Quant à la réalisation de la valeur publique, c’est-à-dire la production et la livraison des services publics, elle peut être assurée non seulement par des entités internes à l’appareil de l’État, mais aussi par des entités externes, comme des entreprises privées ou des entreprises appartenant à l’économie sociale et solidaire (coopératives, mutuelles, associations ou fondations). Le choix du meilleur fournisseur n’est pas une question de nature idéologique, mais bien pragmatique, pour autant que chaque fournisseur potentiel s’engage à respecter l’éthique publique. L’important est de trouver la meilleure façon d’opérer et de mobiliser les ressources humaines, financières et technologiques les plus efficaces et les plus efficientes en regard des opérations à conduire. Une excellente façon d’y arriver est sans doute de s’engager dans des processus d’innovations collaboratives et ouvertes qui, faisant appel à toutes les parties prenantes, favorisent le partage d’information et de bonnes pratiques entre les organisations, contribuant ainsi à la réussite des expérimentations et à la réduction des échecs. Les gestionnaires publics ont encore ici un rôle essentiel à jouer, car contrairement à ce qui prévaut dans le secteur privé, la diffusion des innovations dans les services publics n’est pas assurée principalement par le marché, mais bien par la reconnaissance et le soutien qui lui sont accordés.

Si elle va au-delà des paradigmes précédents, et représente en ce sens une avancée certaine, la gestion en fonction de la valeur publique ne nie pas les apports qui ont été les leurs. Aussi ne s’agit-il pas de superposer le nouveau à l’ancien, mais bien plutôt de les croiser, et de reconfigurer ainsi l’ancien, en vue d’obtenir par hybridation une approche de la gestion publique enrichie. Celle-ci suppose que le gestionnaire public ajoute à ses rôles antérieurs de garant du respect des règles et des procédures et de responsable de l’atteinte des objectifs celui d’animateur d’une gouvernance collaborative dans l’élaboration et la livraison des services publics. Comparant nos trois paradigmes, le tableau qui suit peut permettre de visualiser le résultat d’une telle hybridation.

Trois paradigmes de la gestion publique

Modèle bureaucratiqueNouveau management publicGestion en fonction de la valeur publique
ObjectifRépondre aux besoins administratifs croissants par une administration neutre, compétente, au service des élus, qui résiste à l’arbitraire et au clientélisme Lutter contre les effets pervers de la bureaucratie, contrôler les coûts et améliorer les services par une administration plus per-formante, plus efficiente, innovatrice et responsable à l’égard des usagersDépasser les limites du nouveau management public et s’assurer des meilleurs effets socioéconomiques possibles des interventions publiques en ouvrant l’administration à une gouvernance collaborative dans l’élaboration et la livraison des services publics
Éléments
constitutifs
• Formalisation des
règles
• Spécialisation et
définition des tâches
• Hiérarchie
• Méritocratie (carrière)
• Impersonnalité et
équité de traitement
• Distinction
politique/administratif
• Innovations
institutionnelles :
décentralisation et
création d’unités
spécialisées, recours
aux secteurs privé et
associatif
• Innovations
organisationnelles :
autonomie de gestion,
gestion axée sur les
résultats, reddition de
comptes et me-sures
incitatives
• Service aux usagers :
Accessibilité,
engagements et
recours
• Valeur publique : un
construit collectif,
fruit de la
délibération
• Légitimité :
engagement des
autorités politiques
et des parties
prenantes
• Capacité
opérationnelle :
mobilisation de tous
les acteurs potentiels
dans une
gouvernance
collaborative
Limites• Formalisme, échec à
l’innovation, lourdeurs
administratives
• Fragmentation et
cloisonnement
• Apathie, hétéronomie
• Fermeture,
corporatisme
• Dépersonnalisation,
service mal adapté
• Hypercentralisation
• Fragmentation,
lourdeur des relations
contractuelles
• Efficience comme
premier, sinon seul
objectif, managéria-
lisme dominant
• Réduction des
citoyens à l’état de
consommateurs et de
contribuables
• Danger de procéder
par sédimentation
plutôt que par
hybridation

Références bibliographiques

LÉVESQUE, Benoît, « La nouvelle valeur publique, une alternative à la nouvelle gestion publique? », Vie économique, volume 4, numéro 2, décembre 2012, p. 1-18.

STOKER, Gerry, Public Value Management: A New Narrative for Networked Governance?, The American Review of Public Administration, volume 36, number 1, mars 2006, p. 41-57.

Bibliographie complémentaire

CÔTÉ, Louis (2006). « L’expérience québécoise en matière de réforme administrative: la loi sur l’administration publique », Administration publique du Canada, vol. 49, no 1, p. 1-22.

DREYFUS, Françoise (2000). L’invention de la bureaucratie, Paris, Éditions La Découverte.

L’OBSERVATOIRE DE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE (2006). « L’évaluation de politiques et de programmes publics », Télescope, vol. 13, no 1.

L’OBSERVATOIRE DE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE (2005). « La gestion par résultats dans le secteur public », Télescope, vol. 12, no 3.

L’OBSERVATOIRE DE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE (2005). « La gestion des ressources humaines dans les administrations publiques », Télescope, vol. 12, no 2.

L’OBSERVATOIRE DE L’ADMINISTRATION PUBLIQUE (2005). « Les partenariats public-privé », Télescope, vol. 12, no 1.

 

Louis Côté
Professeur associé à l’École nationale d’administration publique

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